Stephan Grigat (Berlín, 1971) és un politòleg alemany que va publicar el febrer del 2006 al portal Jungle World l’article “Israels Freiheit”, que ha estat recuperat i traduït al francès pel col·lectiu marxista Solitudes Intangibles el 6 de novembre passat amb et títol: “Société libérée et Israël. Du rapport entre théorie critique et sionisme”:
La solidarité avec l’État d’Israël d’une partie de la gauche allemande est généralement expliquée en France par une supposée culpabilité allemande par rapport à la Shoah qui imprégnerait aussi la gauche. Cette vision témoigne surtout de l’ignorance des débats théoriques, historiques et politiques en cours dans la gauche allemande depuis la réunification au sujet de l’Holocauste, d’Israël, du nazisme, du mouvement ouvrier et de l’anti-impérialisme. Le présent texte de Stephan Grigat se propose de revenir sur les racines théoriques et historiques de cette position de solidarité avec lsraël en présentant le rapport essentiellement positif, en rupture avec le consensus anti-impérialiste à gauche des années 1960, de la première génération de l’École de Francfort.
La Théorie critique est le contraire de la mentalité gauchiste. Si l’on recense tout ce qui a prétendu participer au mouvement d’émancipation global en se plaçant derrière la bannière de « la gauche » dans les 40 dernières années, alors le fait que les théoriciens critiques aient eu le statut de lecture obligatoire ne s’explique que par une approche sélective de la pensée d’Adorno et Horkheimer.
Pendant que le marxisme-léninisme érigeait l’État en garant de la libération, l’opposant avec enthousiasme aux « cosmopolites », que les anarchistes mutaient en amis des « petites unités » mobilisées contre la « superstructure » et que des philosophes des modes de vie alternatifs lançaient régulièrement de nouvelles idéologies de renoncement sur le marché, la Théorie critique demeurait obstinément fidèle à son objectif : la société libérée sur la base du plus haut degré de civilisation et de luxe.
Pendant que les diverses fractions de la gauche, y compris celles qui avaient étudié auprès d’Adorno et Horkheimer, vénéraient la lutte de classe en tant qu’arme secrète transhistorique de l’émancipation, Adorno évoquait la société de classe sans classes, « la pseudo-morphose de la société de classe en une absence de classe1» et le rétablissement de la domination de classe par la fausse abolition des classes. Alors que la plupart des chercheurs travaillant sur le fascisme, et en particulier ceux de gauche, ignoraient l’antisémitisme, le minimisaient en tant que technique de pouvoir ou le subsumaient plus généralement sous le racisme, la Théorie critique fondait la théorie matérialiste de l’antisémitisme, c’est-à-dire la critique de l’antisémitisme comme critique sociale.
Pendant que postmodernes et post-structuralistes rabaissaient la critique à une affaire d’attitude, à une justification la plus non-conformiste possible du fait de continuer à jouer le jeu, s’autorisant même à flirter avec Heidegger, dont l’esprit malfaisant avait failli couter la vie à Adorno et aux autres, la Théorie critique s’attachait à dénoncer l’idéologie allemande et la perpétuation du fascisme dans la démocratie. Et, tandis qu’à la fin des années 1960 les étudiants des États héritiers du nazisme, passé un bref moment d’effroi face à la génération de leurs parents, estimaient que « servir le peuple » et se former chez les fédayins palestiniens était une idée géniale, les théoriciens revenus à Francfort pressentaient rapidement quelle direction ce nouveau départ allemand allait prendre et y répondaient par la solidarité avec les victimes futures.
Certes, cette solidarité ne conduisit pas à saisir totalement la signification du sionisme mais elle impliquait évidemment la solidarité avec Israël en tant que lieu de refuge des personnes menacées par l’antisémitisme.
Les sionistes et l’État
Max Horkheimer avait déjà pris pleinement conscience du fait que l’antisionisme allait se substituer à l’antisémitisme en observant la superposition entre la propagande nazie et celle du socialisme étatique. En 1969, il écrivait dans une lettre adressée à Zachariah Shuster : « Dans le National-Zeitung2, à l’image des journaux du bloc de l’Est, le mot « Juif » est remplacé par « sioniste » (…) »3. On apprend ainsi dans une note de 1970, que Horkheimer, même si cela ne joua presque aucun rôle dans le débat public avec le mouvement étudiant, avait pris acte de la fraternisation entre la gauche allemande et le mouvement national palestinien dont les visées exterminatrices s’exprimaient à l’époque de manière beaucoup plus franche4.
Dans des notes rédigées suite à l’opération israélienne au Sinaï, il constatait comment la mise en œuvre de normes uniformes dans la concurrence inter-étatique s’était traduite par une attaque contre Israël en raison d’une situation de départ inégalitaire. Il s’aperçut du désintéressement vis-à-vis des agressions commises par les gouvernements arabes et en conclut qu’un État comme Israël devait se défendre contre ses ennemis d’une autre façon qu’une puissance mondiale, de manière tantôt préventive, tantôt agressive5.
La correspondance d’Adorno nous apprend que ce dernier refusait d’intervenir publiquement lors d’événements pro-israéliens. Il écrivait à Horkheimer le 20 juin 1967 : « Je devais participer à une rencontre pro-Israël qu’organisait Simonsohn en tant qu’un des principaux orateurs (…). Mais j’ai refusé pour plus d’une raison. Je sais que là aussi je suis d’accord avec toi »6.
Les raisons précises de cette non-participation demeurent inconnues. On peut cependant déduire d’autres écrits qu’elle n’était pas motivée par un manque de sympathie pour l’État des rescapés de la Shoah. Le 5 juin 1967, au moment de l’éclatement de la guerre de six jours, Adorno écrivait : « Dans un coin de ma conscience, je me suis toujours dit qu’à long terme, cela ne finirait pas bien mais la réalisation aussi rapide de cette crainte m’a totalement surpris. On ne peut qu’espérer que les Israéliens maintiennent pour le moment une supériorité militaire sur les Arabes qui leur permette de tenir »7.
Le jour suivant, s’exprimant au sujet du meurtre de l’étudiant Benno Ohnesorg8 à Berlin, il évoquait en public « l’effroyable qui menace Israël, le foyer de nombreux Juifs ayant échappé à l’horreur »9. Deux ans plus tard, à Francfort, Adorno fut tellement horrifié par les hurlements des étudiants gauchistes allemands et nationalistes arabes en direction de l’ambassadeur israélien qu’il évoquait dans une lettre à Marcuse10 le danger d’un basculement du mouvement étudiant vers le fascisme .
Marcuse, pourtant moins sensibilisé aux tendances régressives du mouvement étudiant qu’Adorno et Horkheimer, se déclarait solidaire avec l’orientation fondamentale du mouvement sioniste : « Je ne peux oublier que les Juifs ont fait partie des persécutés et opprimés pendant des siècles, que six millions de Juifs furent exterminés il y a peu de temps encore. Si finalement un espace est créé où ces gens n’auront plus à craindre ni persécution ni oppression, alors je me dois de partager cet objectif »11.
Résumant dans le Jerusalem Post les impressions de son voyage de deux semaines en Israël en 1972, Marcuse écrivait: « Je pense que l’objectif historique qui a motivé la fondation de l’État d’Israël était de prévenir la réapparition des camps de concentration, des pogromes et d’autres formes de persécution et de discrimination. (…) »12. Conscient qu’un tel objectif ne pouvait pas se réaliser sous la forme d’une réserve de l’ONU ou par le biais d’autres mesures paternalistes de la soi-disant communauté mondiale qui avait à peine réagi face à la Shoah, Marcuse s’exprimait en ces termes : « Dans le contexte international actuel, la poursuite de cet objectif présuppose l’existence d’un État souverain capable d’accueillir et de protéger les Juifs qui sont persécutés ou vivent sous la menace de persécutions »13.
Marcuse critiquait en même temps avec sévérité la manière dont la guerre israélienne avait été menée ainsi que les tortures et les discriminations à l’égard de la population arabe en Israël. En 1970, son indignation le poussa même à affirmer dans un journal américain de gauche qu’il était obligé de se montrer d’accord avec ceux « qui par principe ont une attitude critique à l’égard d’Israël ». En parallèle, il remettait cependant à leur place les personnes qui diffusaient une propagande anti-sioniste derrière leur « critique de principe » en insistant sur l’essence de l’étaticité en général contre l’idée d’une nature spécialement perfide de l’État israélien : « En tous ces points, les origines de l’État d’Israël ne sont pas fondamentalement différentes de celles de pratiquement tous les États dans l’histoire : établissement par la conquête, occupation et discrimination »14.
Marcuse a fait un ensemble de propositions pragmatiques visant à mettre fin à l’état de guerre permanente au Proche-Orient. Celles-ci étaient imprégnées d’un net optimisme vis-à-vis des potentialités futures d’émancipation universelle. Ses propositions de réconciliation reposaient cependant sur une condition préalable. Dans la préface à l’édition hébraïque de L’homme unidimensionnel, il formulait cette condition préalable à la coexistence paisible entre Juifs et Arabes au Proche-Orient, condition qui n’est toujours pas réalisée aujourd’hui : « Seul un monde arabe libre peut coexister aux côtés d’un Israël libre »15.
Leo Löwenthal, membre d’une organisation étudiante sioniste pendant ses études mais déçu ensuite par la réalité israélienne, tenait des propos semblables. Critique ardent de la politique de colonisation sioniste, il craignait que l’absence de réconciliation avec la population arabe ne donne lieu à de « vils conflits, voire des catastrophes »16 sans laisser planer pour autant le moindre doute quant à son soutien à l’égard d’Israël.
L’ennemi de l’émancipation
Ce n’est pas seulement la conscience des dangers guettant la société israélienne qui, au moins depuis mi-1967, à la suite du tournant pro-palestinien de la gauche germanophone, oppose sur ce plan aussi la Théorie critique au mainstream gauchiste et lui confère aujourd’hui son inquiétante actualité. Les nombreux commentaires lucides d’Horkheimer sur l’anti-impérialisme, malgré leurs exagérations inévitables et leurs mauvaises évaluations partielles, contribuent à creuser cette opposition.
Dès 1960, à une époque où, du fait de l’existence de l’Union soviétique et de son « social-impérialisme » – malheureusement totalement discrédité – qui visait à sécuriser des sphères d’influence par l’exportation de la civilisation, il y avait bien plus de signes d’une véritable dialectique de la libération nationale et de l’émancipation sociale qu’aujourd’hui, Horkheimer écrivait dans une lettre : « La souveraineté d’un pays est autre chose que la liberté de ceux qui y vivent »17. Ses notes sont parsemées de développements clairvoyants sur l’alliance potentielle d’une Europe sous influence allemande avec les États arabes désirant l’extermination d’Israël.
Dans une note détaillée de 1960 intitulée « Sur le sens du néonazisme », il exprimait ces craintes de manière particulièrement nette : « Au tournant de l’année 1959/1960, dans beaucoup de pays occidentaux ou de pays favorables à l’Occident, des synagogues et d’autres bâtiments ont été recouverts de paroles et de symboles pro-nationalistes et antisémites. (…) J’ai une hypothèse concernant le sens de ces actions. Elles émanent de Nasser et de ses conseillers nazis, derrière lesquels se retrouvent vraisemblablement aussi des groupes allemands. Malgré le miracle économique et le réarmement, la République fédérale à elle seule est trop faible pour réaliser le rêve de la troisième puissance ou même pour faire simplement pencher la balance. De nombreux hommes de pouvoir sont ainsi susceptibles de manifester une certaine compréhension voire de l’intérêt pour l’idée de Nasser qui consiste à faire résonner les cris de guerre adressés à Israël, censés unifier les peuples arabes, auprès d’autres nations. (…) L’objectif est de représenter une troisième puissance face à la Russie et aux États-Unis, un bloc fasciste rassemblant les États du vieux monde et les peuples dits sous-développés »18.
Adorno exprimait des craintes similaires. Dans « Que signifie : repenser le passé ? », essai largement diffusé dans la gauche universitaire des années 1960 et 1970 sans que, pour autant, les mises en garde de l’auteur contre l’anti-impérialisme tiers-mondiste régressif n’aient donné lieu à des débats plus importants, il écrivait : « De nos jours, le fantasme fasciste se fond incontestablement avec le nationalisme des soi-disant pays sous-développés (…) La connivence avec ceux qui se sentaient désavantagés dans la concurrence impérialiste et voulaient eux-même se mettre à table, s’exprimait déjà pendant la guerre dans les mots d’ordre des ploutocraties occidentales et des nations prolétariennes »19.
Horkheimer quant à lui affirmait dans une lettre sur la montée des phénomènes ouvertement nazis en RFA qu’il « était crucial de comprendre que, loin de se limiter à l’Allemagne, cette affaire annonçait une configuration de puissances dont Monsieur Nasser et les anciens nazis du Caire livraient le modèle. Si le slogan anti-israélien vise l’unification des Arabes, le slogan antijuif est censé préparer l’alliance des Orientaux sous-développés avec le reste du monde qui cherche à s’émanciper des anglo-saxons ou des communistes. Celle-ci pourrait voir le jour au cours de crises à venir qui ne seront pas nécessairement très différentes de celles des années 1920 »20.
Ici, l’actualité de la Théorie critique semble malheureusement évidente. Horkheimer a vite reconnu le caractère inhumain de l’anti-impérialisme. Variante spécifique d’un anti-impérialisme anti-occidental mis au service d’un « développement de rattrapage », l’Allemagne a présenté un modèle attractif pour l’anti-impérialisme tiers-mondiste. Cette forme de développement repose sur « l’utilisation sans ménagement d’un retard pour en tirer une position d’avant-garde en vue de mettre en place un rapport social capitaliste anti-bourgeois fondée sur un rapport direct entre ressentiment et légalité, mobilisation du peuple et État »21. L’Allemagne nazie avait d’ores et déjà cherché à s’allier avec les déclinaisons arabes de cet anti-impérialiste tiers-mondiste, recherche qui fut couronnée de succès.
Les prévisions d’Horkheimer sur une alliance potentielle entre une Europe sous influence allemande et des États défavorisés du tiers-monde nécessairement positionnés contre Israël, apparaissent aujourd’hui comme une description de l’évolution de ces dernières années au cours desquelles l’Allemagne, tantôt en coopération, tantôt en concurrence avec la France, a renforcé ses contacts dans le monde arabe et est entrée dans une sorte de guerre froide de basse intensité avec les États-Unis. Elle a ainsi constamment insisté, contre la volonté expresse des États-Unis et d’Israël, sur le maintien de Yasser Arafat comme partenaire de négociation.
Il convient néanmoins de différencier les mouvements anti-impérialistes et anti-colonialistes des années 1950, 1960 et 1970. Ho Chi Min, Pol Pot, Fidel Castro et Idi Amin ne peuvent pas être mis dans le même panier. Toute forme d’anti-impérialisme est, par sa référence positive à l’État et la Nation, essentiellement anti-émancipatrice. Rappelons cependant que cet anti-impérialisme a pu dans certains cas favoriser l’émancipation partielle des femmes, l’alphabétisation, la protection sociale et des convictions humanistes et dans d’autres conduire au génocide, à la persécution d’intellectuels, au racisme et à l’antisémitisme.
Il est également utile de différencier l’anti-impérialisme traditionnel de type léniniste, se référant positivement à la révolution russe, de « l’anti-impérialisme djihadiste »22, avec lequel l’Union soviétique est entrée dans un conflit sanglant en Afghanistan pendant les années 1980. Malgré le caractère borné du socialisme étatique, l’anti-impérialisme traditionnel contenait toujours aussi un élément de libération qui, dans les dictatures du tiers-monde mettant en œuvre un modèle de développement s’inspirant de l’Union soviétique, a fait germer des tendances émancipatrices contre lesquels se tourne l’anti-impérialisme djihadiste.
Avec la disparition du deuxième marché mondial, celui des États membres du Comecon23, ces éléments émancipateurs excédentaires ont toutefois disparus et la libération nationale a dévoilé sa nature barbare partout où elle s’est manifestée. La différenciation entre anti-impérialisme léniniste et djihadiste est quasiment obsolète aujourd’hui. En témoignent entre autres les déclarations de solidarité de groupements et mouvements gauchistes avec les meurtriers de masse islamistes et panarabo-fascistes dans l’Irak post-baathiste ainsi que la fraternisation de la Cuba castriste ou du gouvernement vénézuélien de Hugo Chavez avec le fascisme clérical islamiste en Iran.
L’on ne devrait pas pour autant perdre de vue que, d’un point de vue formel, la fondation de l’État d’Israël a été aussi un acte anti-impérialiste et anti-colonial. Cela était visible dans la manière dont se représentait le mouvement sioniste et socialiste-de-gauche, qui se revendiquait par moments de théoriciens anti-coloniaux comme Frantz Fanon. D’autre part, de nombreux mouvements anti-coloniaux, notamment en Afrique, considéraient Israël comme un exemple réussi de décolonisation, qui devait servir de modèle, et ce malgré l’appui temporaire d’Israël à la lutte contre les mouvements de libération anti-coloniaux. Beaucoup de ces mouvements, une fois le pouvoir conquis, ont coopéré avec Israël. L’Afrique a ainsi grouillé pendant longtemps de conseillers agraires israéliens. Cela n’a changé qu’en 1973, moins en raison de la nature de la lutte anti-impérialiste que de la pression exercée par les régimes arabes antisémites.
La guerre du Kippour de 1973 a fourni à Israël un échantillon du potentiel émancipateur des « mouvements de libération » mondiaux. À un moment où Israël était au bord de la défaite, dont tout le monde savait qu’elle signifierait l’éradication de l’État des survivants de la Shoah et de la plupart de ses habitant juifs, défaite qui ne fut empêchée que grâce aux livraisons d’armes massives des États-Unis, la quasi-totalité des « mouvements de libération » envoyait des messages de solidarité aux États arabes agresseurs afin de leur souhaiter bon courage pendant l’opération anti-impérialiste contre l’ennemi sioniste. Il n’est donc pas étonnant que l’État israélien ait traité par la suite ces mouvements comme des ennemis mortels.
Le projet sioniste ne relève cependant d’une lutte de libération nationale que d’un point de vue formel. C’est plus ou moins par hasard que la fondation de l’État d’Israël a pris également la forme d’une lutte anti-coloniale contre l’Angleterre. Ben Gurion et Wladimir Jabotinsky étaient formellement des leaders de mouvements de libération nationale. Israël constitue cependant, justement par sa nature même, une réaction au délire national. Indépendamment de la manière dont le sionisme se conçoit, Israël forme une nation non pas anti-coloniale mais bien plutôt anti-nationaliste. La fonction principale de l’État d’Israël, empêcher l’extermination et fournir un refuge aux survivants du programme meurtrier nazi, lui a valu, par delà les critiques individuelles, la solidarité de la Théorie critique.
Critique matérialiste, pratique sioniste
Que ce soient les intellectuels qui se sont démarqués du marxisme mainstream et de la gauche réellement existante qui aient manifesté leur solidarité avec Israël ne relève pas du hasard. Lorsque la pratique qui vise à l’émancipation universelle est bloquée, se pose la question de savoir ce qui reste encore à sauver. La défense a minima des rudiments de la liberté bourgeoise, malgré ses limites qu’il faut de toute évidence continuer à pointer, est une position tout à fait adéquate.
En Israël, c’est cette liberté qui, depuis la fondation de l’État, a dû être affirmée face à la rage exterminatrice des États voisins et – mais ceci relève d’une logique fondamentalement différente – à certaines forces internes à la société. Dans la situation contemporaine, au vu du manque de perspectives de la pratique révolutionnaire et face aux tendances régressives se répandant à une échelle quasi-mondiale, si l’on cherche au moins à maintenir les possibilités de la réflexion critique, alors on ne peut que donner raison à ce constat de Horkheimer formulé en 1967 dans une note sur les « pseudo-radicaux ». On y lit : « Aujourd’hui, il importe (…) de sauver ce qui reste encore de la liberté personnelle. Aujourd’hui, être radical signifie être conservateur »24.
Même si des auteurs comme Moshe Zuckermann, le directeur du département d’histoire allemande de l’université de Tel-Aviv, toujours bienvenu dans les congrès antisionistes, affirment que sionisme et Théorie critique seraient manifestement inconciliables, le pessimisme critique d’Adorno se rapproche à bien des égards du sionisme. On sait que même la Shoah n’a pu détourner le marxisme mainstream de sa conception optimiste de l’histoire. Le nazisme constitue en revanche, pour le sionisme et la Théorie critique, la rupture décisive au niveau de l’histoire mondiale.
Le sionisme a tiré les conséquences pratiques de l’échec de l’ensemble des tentatives d’assimilation mais aussi des promesses d’égalité bourgeoises et socialistes et se méfie depuis, à juste titre, de toute offre de réconciliation. La Théorie critique a tiré les conséquences théoriques de la catastrophe pour la critique sociale matérialiste, se méfie de toute praxis sans concepts, de toute promesse de salut gauchiste et a confronté la critique communiste à l’impératif catégorique d’agir toujours en sorte qu’Auschwitz ne se répète pas.
Dans le sionisme, l’histoire se construit de façon analogue à la Théorie critique, « non pas comme un retour-à-soi de l’essence, mais comme rapport historique des catastrophes entre elles et comme prévention de celles à venir. Les sionistes agissent comme s’ils se vouaient à la confirmation des Thèses sur le concept d’histoire de Walter Benjamin. Dans cette philosophie de l’histoire négative, le matérialisme est analogue au sionisme, même si le premier refuse, de façon contrefactuelle et catégorique, sans aucune expérience ni concept, de s’approprier la thèse du second sur « l’antisémitisme éternel »25 ».
Ici se manifeste aussi la différence entre la Théorie critique et le sionisme. Le sionisme est une mesure d’urgence contre l’antisémitisme et doit, à des fins de légitime défense, se référer de façon positive à la constitution du monde. Il doit s’approprier l’État et le capital s’il veut subsister dans le monde des États et de l’accumulation du capital. En revanche, la Théorie critique s’agrippe à la possibilité de supprimer la nécessité du sionisme en supprimant l’État et le capital.
Horkheimer, pourtant très échauffé par le procès d’Eichmann26, reconnaissait que les politiciens israéliens « ont à diriger le nouvel État dans un monde en rapide mutation » et qu’ils peuvent à peine par conséquent se permettre le luxe de « s’attarder » sur les préoccupations d’un théoricien critique27. Il voyait dans la fondation d’Israël un moment de résignation.
Alors que le messianisme juif conserve le moment de l’espoir de la réconciliation et voit la diaspora juive comme l’incarnation du « négatif de la réalité existante » en raison de son expérience de la persécution, le peuple juif serait « désormais positif à son tour », comme le dit Horkheimer dans « L’État d’Israël », une note du début des années 1960 : « une Nation parmi d’autres, des soldats, des chefs, des money-raisers pour leur compte personnel. Le judaïsme doit voir dans l’État d’Israël son objectif premier, comme autrefois le christianisme dans l’Église catholique, avec toutefois moins de perspectives que ce dernier ; mais combien ne s’est-il pas résigné en triomphant ainsi dans l’ordre temporel ! »28
Dans une analogie curieuse que l’on trouve dans la note « Fini le rêve »29, il voyait dans la diaspora juive et « le rêve du messie », qui s’articulent de manière antisioniste dans la réalité politique, des alliés de la Théorie critique qui, en dépit du manque désespérant de perspectives, maintient l’idée d’une libération universelle. En revanche, l’État israélien, par sa nécessaire positivité, apparaît dans ces paragraphes comme une forme d’arrangement social-démocrate avec la fausse réalité.
Mais comment peut-on reprocher au sionisme d’être devenu « positif », là où le matérialisme avec tout son potentiel négatif au bon sens du terme n’a écrit qu’une unique histoire d’échecs dans la mesure où il ne fut pas en mesure d’abolir les causes sociales de l’antisémitisme ? A quoi nous servent, d’un côté, le souvenir de la réconciliation anticipé par et contenu dans le messianisme juif, et de l’autre, l’espoir de l’émancipation générale entretenu par la Théorie critique, si les Juifs sont morts ?
Communisme et sionisme
La légitimité de la caractérisation d’Adorno et Horkheimer comme « communistes » fait débat dans la mesure où ces derniers rechignaient considérablement à employer cette notion qu’ils considéraient comme discréditée par le marxisme soviétique. Cependant, par-delà tout fétichisme conceptuel académique, on ne peut que constater que ce que la Théorie critique nomme « société libérée » ne peut être, conformément à son essence, autre chose que le communisme, un communisme au sens de la critique totale de l’existant. Cette critique doit toutefois, au moins depuis Auschwitz, se rapporter de façon plus positive qu’elle ne le désire à certains aspects de cet existant.
Le communisme est un concept qui échappe à toute définition au sens des sciences sociales courantes. Strictement parlant, le communisme n’est rien d’autre que le mouvement de la critique matérialiste. Ceux qui s’adonnent à la critique et qui ont horreur de la propagande devraient refuser de délivrer des descriptions trop détaillées d’une société libérée. Cependant, de la critique de l’existant se dessinent aussi les grandes lignes de ce qui devrait exister à sa place. La Théorie critique se soucie de créer les conditions sociales qui, pour la première fois, permettront aux humains d’organiser leur vie de manière auto-déterminée. En l’occurrence, il ne s’agirait pas d’un paradis terrestre sans problèmes et contradictions mais d’une société structurée conformément aux exigences de la raison dans laquelle personne, nulle part sur la planète, ne serait condamné à mourir de faim parce qu’il n’est pas solvable.
En ce sens, le communisme n’a rien à voir avec le marxisme traditionnel ou les idéologies du renoncement alternatives. La Théorie critique ne s’intéresse ni au partage égalitaire de la misère ni au renoncement à la consommation. La revendication du « luxe pour tous » se rapproche davantage des intentions de Marx et d’Adorno. La critique communiste ne cherche à pas à rétablir des rapports sociaux pré-bourgeois, à revenir en arrière en matière de productivité (malgré toute la critique nécessaire de la technique telle qu’elle s’est développée sous le rapport social capitaliste) ou de commencement d’émancipation de l’individu face aux chaînes des communautés archaïques.
La critique communiste ne reproche pas au capitalisme d’avoir fait advenir, par exemple, des amplis Revox mais de rendre inaccessible, sans nécessité aucune, ce type de choses à la plupart des gens. Cela n’est pas le fruit de la mauvaise volonté d’individus isolés ou de l’agir conscient d’une classe (même si cette dernière y joue un rôle), cela relève de la logique d’un système qui s’oriente en fonction des possibilités de valorisation du capital, non des besoins des êtres humains.
La critique communiste ne reproche pas à la société bourgeoise d’avoir fait émerger des droits individuels et des libertés civiles mais pointe le fait qu’une société nécessitant de tels droits demeure une société violente. Cette critique ne s’adresse pas à la promesse de bonheur des bourgeois mais cherche à déterminer sa teneur idéologique afin de démontrer qu’elle n’est pas réalisable au sein de la société bourgeoise.
Par ailleurs, la Théorie critique est consciente du fait qu’il y a pire que le capitalisme et la société bourgeoise : son dépassement barbare. L’Allemagne, le nazisme et le fascisme mais aussi les idées nationalistes pan-arabes et islamistes incarnent un tel dépassement négatif. Ces idéologies promeuvent un anticapitalisme chargé de ressentiment qui ne cherche pas à supprimer la misère causée par le capital mais seulement à la réorganiser sur une base communautaire-populaire ou oumma-socialiste et ne font que compléter la raison instrumentale cynique de la société bourgeoise, qui assume d’un haussement d’épaule d’innombrables morts, par l’extermination délirante d’êtres humains par pure volonté d’extermination.
Dans ce contexte, la prise de parti en faveur d’Israël, au sujet de laquelle il ne faut pas se faire d’illusion étant donnée que les mesures de défenses étatiques génèrent toujours aussi d’effroyables abus, constitue une conséquence nécessaire de la critique communiste. Il apparaît clairement ici que les impératifs catégoriques de Marx et d’Adorno ne sont nullement contradictoires. La conformité à l’exigence adornienne d’agir toujours en sorte qu’Auschwitz ne se répète pas exige d’honorer l’exigence marxienne de bouleverser tous les rapports où l’homme est un être dégradé, asservi, abandonné, méprisable.
Considéré du point de vue matérialiste, l’impératif sioniste serait ainsi le suivant : tant qu’il y aura des personnes qui s’engagent au nom de l’impératif marxien tout en ne rencontrant aucun succès, nous tenterons d’agir conformément à l’impératif adornien en assurant par la violence l’intégrité physique des Juifs et Juives. Tant que le dépassement émancipateur de l’État et du Capital n’a point de perspectives de succès, il s’agit de pratiquer la Théorie critique comme le déploiement d’un jugement existentiel et de s’accrocher à une interprétation matérialiste de l’impératif sioniste : tout faire pour assurer les possibilités d’auto-défense réactive et préventive de l’État des survivants de la Shoah.
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4 Horkheimer Max, « Die deutschen oppositionelle Studenten » in Gesammelte Schriften Band 14: Nachgelassene Schriften1949-1972, S.Fischer, 1998, p. 539.
5 Horkheimer Max, « David und Goliath – heute » in Gesammelte Schriften, Band 6 : « Zur Kritik der instrumentellen Vernunft » und « Notizen 1949-1969 », S. Fischer, 1991, p. 243.
6 Adorno Theodor, « Lettre du 20 juin 1967 à Max Horkheimer » in Adorno Theodor W. & Horkheimer Max, Correspondance, Volume IV, 1950-1969, Klincksieck, 2016, p.606.
7 Adorno Theodor W. & Tobisch Lotte, « Lettre du 5 juin 1967 » in Der private Briefwechsel, Droschl, 2003, p 197.
8 NDT : Benno Ohnesorg (1940 -1967) fut un étudiant allemand tué par un policier lors d’une manifestation contre la venue du Shah à Berlin ouest le 2 juin 1967. Sa mort contribua à radicaliser le mouvement étudiant.
9 Adorno Theodor W. in Kraushaar Wolfgang, Frankfurter Schule und Studentenbewegung. Von der Flaschenpost zum Molotowcocktail, 1998, p 241.
10Adorno Theodor W. in ibid., p. 652.
11 Marcuse Herbert, Nachgelassene Schriften, Band 4: Die Studentenbewegung und ihre Folgen, Zu Klampen, 2004, p. 142.
12Marcuse Herbert, « Marcuse, Israël et les juifs », Le Monde Diplomatique.fr, 2004, https://www.monde-diplomatique.fr/2004/03/MARCUSE/11079
13Ibid.
14Ibid.
15Marcuse Herbert, Nachgelassene Schriften, Band 4: Die Studentenbewegung und ihre Folgen, Zu Klampen, 2004, p. 143.
16Löwenthal Leo, Judaica – Vorträge – Briefe. Schriften 4, Suhrkamp, 1990, p.274.
17 Horkheimer Max, Gesammelte Schriften Band 18 : Briefwechsel 1949-1973, Fischer, 1996, p. 490.
18 Horkheimer Max, « Die deutschen oppositionelle Studenten » in Gesammelte Schriften Band 14: Nachgelassene Schriften1949-1972, S.Fischer, 1998, p. 100.
19Adorno Theodor W., « Que signifie repenser le passé » in Modèles Critiques, Payot, 2003, p. 122.
20 Horkheimer Max, Gesammelte Schriften Band 18 : Briefwechsel 1949-1973, Fischer, 1996, p. 458.
21 Nachtmann Clemens, « Drittes Reich, Dritte Welt, Dritter Weg. Über Rassismus und Antirassismus. », Bahamas, n°43, 2004.
22Krug Uli, « Antiimperialismus und Antiamerikanismus. Warum der Vietkong nichts für die deutsche Friedensbewegung kann », Bahamas, n° 40, 2003, http://www.redaktion-bahamas.org/auswahl/web40-1.html
23NDT : Le Conseil d’assistance économique mutuelle ou Conseil d’aide économique mutuelle (CAEM, également désigné par l’acronyme anglais Comecon) était une organisation d’entraide économique entre différents pays dans l’orbite soviétique. Créé par Staline en 1949 en réponse au plan Marshall créé en 1947, il s’est dissous avec la chute du bloc soviétique le 28 juin 1991, à la fin de la guerre froide.
24Horkheimer Max, « Die Pseudoradikalen » in Gesammelte Schriften Band 14: Nachgelassene Schriften1949-1972, S.Fischer, 1998, p. 413.
25 Initiative Sozialistisches Forum, « Der Kommunismus und Israel », ça-ira.net, 2002, https://www.ca-ira.net/verein/positionen-und-texte/isf-kommunismus-israel/
26 NDT : Horkheimer était très critique vis-à-vis du procès d’Eichmann tant du point de vue de la compétence d’Israël à juger l’ancien dignitaire nazi que sur le plan des intentions et effets escomptés orientant le procès. Horkheimer considérait que ce dernier n’avait ni valeur pédagogique ( éclairer le public au sujet de l’holocauste ) ni fonction dissuasive. Voir Horkheimer Max, « Zur Ergreifung Eichmanns » in Gesammelte Schriften Band 8 : Vorträge und Aufzeichnungen 1949-1973, Fischer, 1985, p.156.
27 Ibid. p. 159. (nouvelle traduction, le passage en question étant traduit par un faux sens dans « Sur la Capture d’Eichmann » in Notes Critiques (1949-1969), Payot, 1993, p. 218. )
28 Horkheimer Max, « L’État d’Israël » in Notes Critiques (1949-1969), Payot, 1993, p240.
29 Horkheimer Max, « Fini le rêve » in ibid., p. 267.
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