Jaume Renyer

per l'esquerra de la llibertat

24 de maig de 2021
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Georges-Elia Sarfati: La gauche, la droite, l’islamisme et l’antisionisme

Yana Grinshpun és lingüista, professora a la Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, membre del Réseau français de recherche sur l’antisémitisme et sur le racisme (RRA) i animadora del bloc “Perditions-ideologiques.com“. Avui publica aqueixa entrevista a The Times of Israel:

Georges-Elia Sarfati est un philosophe, linguiste, poète et psychanalyste existentiel franco-israélien, auteur de nombreux ouvrages dans les domaines de l’analyse du discours, de l’éthique, de la pensée juive, de la critique sociale. Il est également traducteur de Viktor Frankl et fondateur de l’EFRATE (École Française d’Analyse et de thérapies existentielles). Georges-Elia Sarfati est l’un des rares intellectuels français, ensemble avec Léon Poliakov, Pierre-André Taguieff et Shmuel Trigano à analyser les ressorts culturels, théologiques, historiques et politiques de ce qu’on appelle le « nouvel antisémitisme ». En tant que spécialiste du discours, Sarfati s’est très tôt intéressé à l’expression contemporaine de la judéophobie.

Pour lui, l’antisémitisme se nourrit surtout de ses enracinements dans l’histoire des mentalités et des discours et forme une sorte de sous-culture qui accompagne depuis quelques décennies le pseudo-progressisme se réclamant de la pensée post-moderne. Georges-Elia Sarfati est l’auteur de l’ouvrage consacré à la rhétorique antisioniste, L’Antisionisme. Israël Palestine : aux miroirs d’Occident, et de très nombreux articles sur la perception des Juifs dans l’espace occidentale. Le philosophe et le linguiste explique que l’essentiel de la rhétorique de la désinformation et de la propagande, qu’elle soit « totalitaire » ou « publicitaire », repose sur l’inversion des valeurs, l’inculcation des mensonges historiques et l’élaboration des mécanismes psycho-affectifs chez les cibles du discours idéologiques anti-juif.

Dans cet entretien, il propose de revenir sur les jalons historiques et conceptuels essentiels qui ont structuré la nouvelle forme de l’antisémitisme appelé « antisionisme », qui est brandi par une partie des membres de l’intelligentsia comme son « droit sacré à la liberté d’opinion et d’expression ». Cet entretien montre implacablement que le roi est toujours antisémite sous la robe antisioniste, même s’il prétend être démocrate et progressiste.

YG : En 2016, J. Julliard écrivait « Chaque fois que la France est menacée dans son existence et dans ses raisons d’être, il se forme dans ses marges un parti collabo. D’ordinaire, ce parti est d’extrême droite et se confond avec la réaction. Aujourd’hui, il est d’extrême gauche ». Est-ce que vous êtes d’accord avec ce pronostique ?

GES : Sans doute, cette remarque de J. Julliard vaut-elle pour notre époque – disons qu’elle s’avère pertinente pour les années 2000-2020 ; pour autant, il me paraît risqué de soutenir que d’ « ordinaire », le « parti collabo » était d’ « extrême droite », dans la mesure où ladite extrême droite, si l’on pense à la période 39-45, se nourrissait de très nombreux transfuges de gauche, comme l’a démontré l’historien Simon Epstein dans Un paradoxe français. Pour ce qui est de la droite nationaliste, elle a su voir dans les Juifs des patriotes loyaux, je pense au Barrès des Familles spirituelles de la France, ou à l’engagement de son propre fils dans les rangs de la France libre.

Le paradoxe dont rend compte S. Epstein c’est que les antisémites de l’Affaire Dreyfus ont été gaullistes et résistants pendant la Seconde Guerre, tandis que les partis de la collaboration se sont en grande partie recrutés parmi les dreyfusards et la gauche historique. Quant à la gauche demeurée à gauche, après la Seconde Guerre mondiale, elle n’avait pas grand-chose à envier à l’extrême droite sur le chapitre de l’antisémitisme, si l’on considère l’Union soviétique et ses satellites.

YG : Depuis le début des années 2000, l’année de la deuxième Intifada, on observe une montée d’antisémitisme décomplexé qui n’a pas de précédent depuis la deuxième guerre mondiale. Cet antisémitisme est corrélatif à l’antisionisme affiché de l’extrême gauche pour qui l’existence de l’État d’Israël constitue une offense suprême. Ce qui est aussi le cas pour les islamistes qui prônent ouvertement sa destruction. Depuis quand date la rencontre de deux idéologies haineuses ?

GES : Il existe en effet une convergence significative entre l’islamisme et le gauchisme qui trouvent un véritable point d’entente sur le sujet de l’antisionisme. Cela paraît absurde, antinomique, et fondé sur un malentendu, puisque ce sont en principe des ennemis que doctrinalement tout oppose. Mais ils ont en commun la volonté d’en découdre avec la civilisation européenne, et communient aujourd’hui dans l’idéologie décoloniale. Leurs motivations initiales diffèrent du tout au tout : l’extrême gauche est antijuive par tradition voltairienne et marxiste, l’islamisme est antisioniste, en raison de la théologie politique de l’islam qui ne souffre pas de souveraineté non-musulmane sur le « dar al-islam ». L’extrême gauche est anticléricale et s’imagine que l’identité juive est « religieuse », tandis que l’islamisme reconduit le vieux débat de la théologie de la substitution en se proclament seule détenteur de la « vraie » révélation.

Néanmoins la rencontre de ces deux souches allergiques aux Juifs pour ce qu’ils représentent, n’est somme toute pas récente. L’histoire de cette convergence, du point de vue des matrices doctrinales, remonte aux années 20 du XX siècle . C’est une partie d’échecs : il fallait mettre en échec la possibilité d’un sentiment de sympathie pour un Israël souverain. Aussi, je serai réservé à l’idée de mêler les sentiments à tout cela. Parler d’idéologie haineuse porte à psychologiser les affaires politiques. Or en politique, il n’entre que des calculs, et des intérêts bien compris. Au niveau des élites politiques, en tout cas. Le reste en effet sera une affaire de sentiment où les propagandes prennent le relais pour forger une opinion passionnée ainsi qu’un sens commun sur mesure.

YG : Raymond Aron appelle la période qui a suivi la fameuse allocution de de Gaulle après la victoire dans la guerre de 6 jours (1967), où il parle des juifs comme « d’un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur », l’ère de soupçon. Or, depuis quelques années, on entend lors des manifestations « anti-racistes » : « Mort aux Juifs », on entend aussi des appels à la haine d’Israël sur les réseaux sociaux, des discours antisémites assumés du PIR et de la gauche radicale (je pense à la fameuse phrase de Mélanchon sur la crucifixion de Jésus)[1]. Comment expliquer cette disparition de limites et cette prolifération des discours antijuifs ?

GES : Comme vous le rappelez en évoquant les mots de Raymond Aron, le discours gaullien de 1967 marque un tournant dans les relations franco-israéliennes, le début d’un véritable renversement d’alliance. Les jeunes générations n’ont pas la moindre idée de la bonne entente qui régnait entre Paris et Jérusalem avant la Guerre des Six Jours. Ce renversement d’alliance a été largement expliqué par la situation géopolitique de la France par rapport au monde arabe : le Maghreb où elle a été longtemps présente, ainsi que le Proche- Orient. Cet intérêt proprement français, lié à la position de la France, avait déjà été affirmé, aussi bien par François 1er que Napoléon III. François Ier a fondé le Collège de France, introduisant la connaissance de l’arabe, dans un contexte de rivalité avec le monde ottoman. Napoléon III rêvait de faire jouer à la France un rôle de premier plan dans le monde arabo-musulman.

Aujourd’hui, l’existence de l’État d’Israël change la donne. Corrélativement, l’existence d’une immigration musulmane souvent peu éduquée, véhiculant le mépris du Juif (al yahoud), voilà qui fait subir une formidable involution à la mentalité issue de l’esprit des Lumières, quoique les Lumières soient elles-mêmes très divisées sur le chapitre de l’égale dignité de tous les hommes. Que de larges fractions de l’opinion soient désormais affectées par le prurit de l’antisémitisme n’a rien de surprenant, cela est le résultat d’une volonté politique, savamment distillée. En matière d’opinion, et de politique de l’opinion, il n’y a pas de génération spontanée.

Les grands médias ont été chargés de diffuser la doxa antisioniste, depuis la fin des années 60 du XXe siècle, et trois générations de Français ont bu de ce lait. Cette nouvelle modalité de l’antisémitisme a été sciemment inculquée, et rares sont les esprits qui ont passé l’évidence antisioniste au tamis de l’esprit critique. L’expression antisioniste est d’autant plus désinhibée, qu’elle repose sur des motifs pleins de noblesse : l’antisionisme se présente comme un humaniste et un antiracisme. C’est au nom de l’humanisme et de l’antiracisme que l’on se dit antisioniste.

YG : Pourquoi, dans le discours commun, le « sionisme » est-il présenté comme une idéologie criminelle ?

GES : Votre question me donne l’occasion de faire retour sur la genèse de ce phénomène idéologique. Je viens d’éclairer le versant français de cette affaire. Il faut maintenant éclairer le rôle des principaux vecteurs de cette péjoration. À proprement parler, l’antisionisme est une forgerie des propagandes totalitaires. C’est dans la littérature nationale-socialiste que se trouve d’abord le point de mue de l’antisémitisme culturel de la fin du 19è siècle en antisémitisme racial et en antisionisme génocidaire. Cela est exprimé en toutes lettres dans Mein Kampf. Hitler appuie son « raisonnement » sur l’argumentaire des Protocoles des Sages de Sion ; tout en appelant au gazage des Juifs (dès 1924), il fustige le mouvement sioniste, l’accusant de vouloir susciter un État juif qui sera la tête de pont de la conspiration juive mondiale.

Comme nous le savons, cette littérature a été traduite en arabe et a trouvé de profonds échos, notamment dans le mouvement national palestinien, à l’époque du Mandat britannique sur la Palestine. C’est dans ce contexte que l’antisémitisme hitlérien entre en symbiose avec l’antijudaïsme des Frères Musulmans. Aujourd’hui la proximité des leaders du mouvement palestinien avec les Frères musulmans, ancêtre de l’OLP de Yasser Arafat, a été mise en exergue par de nombreux historiens, notamment par Cuppers et Mallmann dans leur étude Croissant fertile et croix gammée[2]. Cette part significative, et toujours vivace, de l’archive judéophobe, ne peut plus être refoulée. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement palestinien, militairement vaincu, comme toute la coalition arabe qui s’était formée contre Israël, tombe dans l’escarcelle de l’Union Soviétique. À partir de ce moment, l’URSS écrit un nouveau chapitre de l’histoire de l’antisionisme.

Ce n’est plus la conspiration juive que fustigent les staliniens, mais le sionisme allié de l’impérialisme américain, le sionisme incarnation du capital. Il s’agit d’une variante du même schéma. Léon Poliakov, qui fut mon maître en matière d’analyse des figures de discours de la judéophobie, a été sans doute le premier intellectuel de langue française à souligner cette évolution : De l’antisionisme à l’antisémitisme, ainsi que De Moscou à Beyrouth demeurent des petits chefs-d’oeuvre, des livres pionniers[3]. Poliakov montre aussi la manière dont la propagande stalinienne reprend purement et simplement les caricatures du Sturmer pour « nazifier » Israël. Comble de l’ironie, Poliakov montre aussi comment les services de la propagande communiste ont utilisé les compétences d’anciens nazis. L’antisionisme tel que nous le connaissons, et tel que les « progressistes » acquis à sa cause le pratiquent de nos jours, sort directement des officines du KGB. Le savent-ils ? Connaissent-ils les différentes étapes de cette évolution ? Peut-être que la plupart l’ignorent. Souhaitons-le ! Ils auraient alors le bénéfice du doute, celui que l’on peut accorder à l’ignorance, qui n’est pas forcément une fatalité…

À cela, il faut ajouter le rôle de vecteur de l’extrême gauche, notamment française, qui a battu des records de forgerie à partir de 1968. L’échec des révolutions prolétariennes, les désillusions du soviétisme ont entraîné dans ses rangs une radicalisation de la lutte anticapitaliste, et ses représentants ont joué un rôle considérable dans la promotion et la banalisation d’un antisionisme à visage humain, décorrélé de l’antisémitisme, devenu tabou en Europe, après la Shoah. Les Palestiniens en sont venus à occuper la place qu’occupait le prolétariat dans le marxisme classique. C’est de la part de la gauche un phénomène que l’on pourrait qualifier de colonisation des territoires de l’imaginaire politique européen.

L’extrême gauche a affiné, si je puis dire, le travail de mise en circulation de ce que j’ai appelé des « équation efficaces », destinées à présenter d’Israël une image répulsive. Ces équations idéologiques définissent une pseudo-logie : « sionisme = nazisme », « sionisme = apartheid », « sionisme= racisme », « sionisme=impérialisme », etc. Lorsque l’on connaît l’histoire, la réversibilité des termes sonne faux, et dénonce ces « équivalences » comme des aberrations, historiques aussi bien que sémantiques. Faut-il rappeler que les Sionismes sont nés en réponse à l’antisémitisme du 19è siècle: russe, allemand, français, et ottoman?

YG : Qu’en déduisez-vous sur la nature de cet antisionisme, qui se porte si bien aujourd’hui ?

GES : Une compréhension très accessible : lorsque quelqu’un fait profession de foi d’antisionisme, il ne peut s’agir que d’un ignorant, ou d’un crypto-antisémite. D’un ignorant parce que son antisionisme sincère témoigne de sa méconnaissance complète de sa propre histoire, celle de l’Europe – d’Est en Ouest-, et plus grave de son incompréhension foncière de la raison d’être du sionisme, qui fut unanimement conçu par les Juifs qui s’y sont ralliés, comme une issue à l’antisémitisme. De plus, que veut dire « être antisioniste » après la Shoah ? Ces antisionistes au grand cœur, feignent d’oublier qu’il n’y avait plus de place sur terre pour le peuple juif. En somme, qu’est-ce que l’antisionisme propose aux Juifs ? Le retour à la situation d’exil, et d’exposition passive à toutes les formes de la persécution ?

À quelle sorte de destin historique l’antisionisme promet-il les Juifs ? Au mieux, à leur disparition en tant que représentants d’une identité singulière, porteur d’un message universel, au pire à leur liquidation physique. L’antisionisme est la nostalgie d’une société où l’on pouvait poursuivre un Juif au cri de Hip ! Hip ! Hip ! (Hieroslima est perdita !/Jérusalem est perdue !), l’humilier et le tuer impunément. Voilà le programme de l’antisionisme. Pour autant, je ne confonds pas l’antisionisme islamo-gauchiste ou génocidaire avec l’asionisme de nombreux Juifs qui font le choix de l’intégration dans les sociétés démocratiques. Ceux-là ont affirmé un choix conséquent, en se détachant à titre individuel du destin collectif d’Israël. Pour moi, ils le font à leurs risques et périls.

YG : La popularisation du terme « islamo-gauchisme » qui désigne la convergence entre certains mouvements de gauche et de l’islam politique permet, pour la première fois depuis des décennies, d’aborder le problème de la désintégration de l’État-Nation à laquelle aspirent les islamistes, les décoloniaux et la gauche radicale. Le sionisme a un statut spécial dans cette constellation. Pourquoi ? Pourquoi n’en parle-t-on pas ou si peu ? Cela semble être le point mort des discussions dans les médias ou entre intellectuels, quand il ne s’agit pas de Pierre- André Taguieff ou de Shmuel Trigano.

GES : Vous avez entièrement raison. Le fait est que l’État d’Israël représente un pôle identitaire affirmé, en tout cas dans les imaginaires collectifs. Et le signifiant « Israël » n’a jamais été compris, il a été combattu, mais pas compris. Le sionisme se trouve dans une situation paradoxale, du fait du caractère anormal ou atypique de l’histoire juive, au regard de la philosophie politique européenne. D’abord, le sionisme est la dernière expression du principe des nationalités, il s’est affirmé pour la première fois, avec un décalage de près d’une génération sur la dynamique d’auto-détermination née du printemps des peuples, en 1848. C’est du reste ainsi que son premier théoricien, Moses Hess, dans Rome et Jérusalem, explicite le titre de son livre en 1862: la dernière question des nationalités. Hess est le premier théoricien du sionisme, en ce sens qu’il renoue avec l’idée du caractère national du peuple juif, idée qui s’est perdue en terre chrétienne.

Comment comprendre le sionisme, dans un contexte où l’idée de peuple suppose des critères précis : la base territoriale, la communauté de langue ? Or les Juifs ne sont nulle part chez eux, ils sont dispersés, n’ont plus de langue commune, et sont réduits depuis près de deux millénaires à supporter le carcan symbolique d’une entité théologique, ils sont « le peuple du Livre ». Voilà que sous la pression d’un mouvement antisémite international -pogromes en Russie, statut de dhimmi et violences antijuives dans l’empire ottoman, affaire Dreyfus en France, pétition des 200000 en Allemagne, floraison des ligues et des partis antisémites, etc. – ils entendent reconstituer leur nation.

En Allemagne notamment 200000 signataires réclament que les Juifs soient déchus de leurs droits, récemment acquis ; cela se passe plus d’un siècle avant la Shoah, c’est déjà un événement annonciateur…La dynamique du sionisme est à cet égard constante, depuis Moses Hess, jusqu’à Théodore Herzl, en passant par Léo Pinsker. Il s’agit pour les penseurs sionistes de rendre au peuple juif sa dimension historico-politique, ni plus ni moins. Or ce n’est pas ainsi que l’entendent les nations, habituées, du fait de la polémique théologique contre le judaïsme, à considérer celui-ci comme une « religion ». Récemment, les travaux de Philippe Borgeaud – en particulier son étude : L’histoire des religions[4], a bien mis en évidence que cette notion de « religion » ne saurait s’appliquer à quelque culture que ce soit, en dehors du christianisme, parce que celui-ci va faire corps avec la « religion impériale » de Rome, et s’en approprier les formes symboliques, en tant que « religion d’État ». Le Judaïsme est une civilisation, qui a été déracinée par les empires.

C’est à cette situation que le sionisme a entendu mettre fin. Le second paradoxe tient au fait que la souveraineté juive s’est surtout affirmée concomitamment à la fin de la Seconde Guerre mondiale, à une époque marquée par le reflux du nationalisme, et bientôt la critique de l’État Nation. Le reflux du nationalisme est forcément assimilé au refus du bellicisme et de la violence doctrinale dont ont fait preuve le national-socialisme et les fascismes. Quant à la critique de l’État-Nation, elle s’est peu à peu déduite de la formation de l’Europe supranationale, dans le contexte de la polarisation Est/Ouest, à l’époque de la guerre froide. Une nouvelle ère culturelle s’est épanouie, fortement favorisée par le développement du post-marxisme et du post-structuralisme, sous le rapport de ce que l’on appelle d’un terme assez vague la philosophie post-moderne.

Or cette pensée post-moderne est paradoxalement très marquée par la philosophie de Heidegger, l’artisan de Abau, la destruction/déconstruction de… l’humanisme européen. À cet égard, les analyses de Jean-Pierre Faye (Le Piège[5], mais aussi la Lettre sur Derrida[6]) et celles de son fils Emmanuel Faye (L’introduction du nazisme dans la philosophie[7]) gagnent à être mieux connues. Au-delà du champ philosophique, le principe de la déconstruction a fait souche dans le débat idéologique : l’idéologie décoloniale est une métastase du post-marxisme mâtiné de déconstruction. C’est là que les deux souches virulentes se rejoignent : d’un côté la mauvaise conscience de l’Occident, qui, pour s’exprimer, recycle follement les idées du plus grand penseur nazi du XXè siècle, d’autre part l’idéologie du djihad conquérant, qui révèle le principe historique de l’islam primitif. Ces deux souches culminent dans une posture inlassable de ressentiment, dont Max Scheler a explicité les mécanismes, il y a déjà un siècle[8].

Néanmoins, la critique du néo-antisémitisme que représente sciemment l’antisionisme constitue un angle mort du débat public, comme s’il ne s’agissait que d’une « affaire juive ». Or c’est tout le contraire. Par leur complaisance et leur démagogie, les démocraties occidentales ont joué le jeu de la centrale palestinienne, elles l’ont financée, en relayant sa propagande anti-juive, depuis le milieu des années 60. Si des germes d’antisémitisme demeuraient vivaces en Europe, après la Libération, c’est à l’OLP que le monde actuel doit d’avoir été de nouveau submergé par cette vague d’antisémitisme. L’OLP dont j’ai naguère analysé la Charte[9], demeure le vecteur de propagation le plus virulent : elle a pris le relais de l’Église en matière de diffusion universelle de l’enseignement du mépris. Le discours canonique de l’antisionisme, sa charte internationale, c’est précisément celle de l’OLP. Par ce texte, l’OLP signe sa double filiation : d’abord nazie et stalinienne, mais aussi par sa tonalité tiers-mondiste qui lui a conféré sa « respectabilité », pendant des décennies, auprès des gauches européennes.

A la souche totalitaire, l’OLP emprunte explicitement, le schème conspirationniste des Protocoles des Sages de Sion, au tiers-mondisme, l’OLP emprunte l’idéologie anticolonialiste et l’anti-américanisme. La charte du Hamas, plus récente, campe sur les mêmes positions. Voilà comment Y. Arafat, le jeune loup du Mufti, a refait surface, dans les années soixante, sous la guise de l’agnus dei au moment de la création du Fatah. Les anciennes connivences se sont manifestées ouvertement au moment du massacre des athlètes israéliens aux jeux olympiques de Munich : cet attentat avait été rendu possible grâce à la caution logistique d’anciens nazis. De nos jours, dans les manifestations « pro-palestiniennes », les « antisionistes » exhibent de nouveau la croix gammée sur leurs banderoles aux couleurs de la Palestine, ce n’est pas l’expression d’un ‘’dérapage’’, mais la signature d’une authentique filiation…

Il y a ensuite la connivence totalement inattendue, mais par un effet de conjoncture, du discours des grands médias et du discours de l’extrême gauche, qui ont servi de relais aux prétentions de l’OLP, en fabriquant un véritable catéchisme – en un mot un vulgate– à destination du grand public : les grands médias, en vertu de l’alignement pro-palestinien des gouvernements successifs, depuis 1967, l’extrême gauche par son action continue sur la société civile, et ses capacités d’entrisme à l’université notamment. Voilà très précisément l’origine de la doxa antisioniste. Ceci tisse une trame très complexe, que l’absence totale de connaissance historique rend difficile à dénouer.

D’où l’existence d’un phénomène idéologique globalement très structuré, qui constitue du point de vue cognitif une structure de piège, à laquelle il est presque impossible d’échapper. Lorsque la répétition s’en mêle, cela donne un mécanisme psycho-affectif qui court-circuite la possibilité même de la pensée, et impose au tout venant des conduites-réflexes. Cette doxa crée les conditions d’une véritable inhibition cognitive. L’ensemble de ces paramètres, leur combinatoire historique, liée à des stratégies délibérées, gouvernementales mais aussi militantes – de niveau logique entièrement distinct- contribuent à définir l’espace massif de ce « point mort », de ce que j’appelle l’angle mort du débat public en France, mais pas seulement.

YG : Nous savons depuis l’heureuse formule de Jankélévitch que « l’antisionisme est une incroyable aubaine pour les antisémites. L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est permission d’être démocratiquement antisémite ». Nous avons Tariq Ramadan ou encore Jean-Luc Mélenchon comme exemples d’antisionisme radical. Mais il existe aussi des Juifs antisionistes en France, et des Israéliens antisionistes aussi : cela va de Shlomo Sand jusqu’à Elie Barnavi. Pourriez-vous faire la distinction entre ces formes d’antisionisme ? Qu’est-ce que c’est d’être antisioniste ?

GES : Vladimir Jankélévitch avait vu juste, en identifiant le principe génétique de l’antisionisme. L’antisionisme radical est une forgerie du nazisme et du stalinisme, reprise par le nationalisme islamiste des Palestiniens au début du Mandat britannique sur la Palestine, pour s’opposer à la progression du mouvement sioniste. Jankélévitch, tout comme Poliakov, qui avaient la mémoire des choses, appartiennent à cette génération qui a été témoin de la mue de la judéophobie traditionnelle. Selon moi, l’antisionisme est la dernière modalité historique connue de la judéophobie, après l’antijudaïsme théologique (chrétien puis musulman), et l’antisémitisme moderne (culturel, raciste et/ou nationaliste).

Ces trois modalités sont liées par un même invariant : la criminalisation du fait juif, comme je l’ai écrit au début des années 2000 dans mon essai L’antisionisme. Israël/Palestine aux miroirs d’Occident, que Pierre-André Taguieff avait accueilli dans la collection qu’il dirigeait alors aux éditions Berg. À cet égard, l’antisionisme de Tarik Ramadan est congruent avec l’idéologie des Frères musulmans. Si nous savons généralement que son grand-père était le fondateur de la confrérie, l’on sait moins en revanche que son père était l’émissaire pour la Palestine du Grand Mufti de Jérusalem.

Quant à Jean-Luc Mélenchon, son antisionisme est celui d’un communiste pro-soviétique reconverti dans le populisme islamo-gauchiste, rien que de très congruent là encore. Il existe donc bien ce que j’appelle une archive judéophobe, très étayée, dont la matrice est recyclée au gré des conjonctures. Sous ce rapport, l’antisionisme est un phénomène idéologique très structuré, qui permet de donner le change, sous le prétexte de faire valoir un point de vue anticolonialiste, aujourd’hui « décolonial ».T. Ramadan et J.-L. Mélenchon, sont des incarnations des souches idéologiques que je viens d’évoquer et de situer l’une par rapport à l’autre.

Ce sont des alliés objectifs du point de vue tactique, et des alliés subjectifs du point de vue de leurs convictions propres : l’islamisme radical du premier, le laïcardisme agressif et l’opportunisme électoraliste de l’autre. Il existe aussi une genèse intellectuelle de gauche de l’antisionisme français, qui est lié à certaines lectures juives du marxisme, dans le contexte de l’après-guerre mais aussi de la décolonisation. Je vous propose d’examiner cet éventail de positons. Indépendamment d’une affiliation marxiste, pour beaucoup, le sionisme a été vécu comme une assignation, et la réponse élémentaire a consisté à opposer un refus, en cherchant à théoriser une alternative. Ce fut le cas d’un intellectuel comme Richard Marienstrass, l’auteur d’Etre un peuple en diaspora (1977), qui reconduisait les conceptions diasporistes de l’historien Simon Dubnov, assassiné au moment de la liquidation du ghetto de Riga.

À côté de cela, il faut prendre en considération le cas de la gauche juive, critique du sionisme, modérée ou radicale, qui s’explique autrement. Cette conception s’origine d’une part dans Marx lui-même, mais très certainement dans les élaborations ultérieures – notamment autonomistes (le Bund) spécifiquement juives, ou internationalistes (trotskystes). L’opuscule d’Abraham Léon : La conception matérialiste de ma question juive[10], a exercé une influence notable dans de nombreux milieux juifs détachés du judaïsme traditionnel. On voit pointer là la perspective d’une résolution de la question juive dans le cadre d’un universalisme de sensibilité révolutionnaire. Un universitaire influent en son temps tel que Maxime Rodinson, a occupé une place central dans ce dispositif. Auteur de Question juive ou problème juif ?, il a fixé pour longtemps la norme de l’interprétation « coloniale » du sionisme, en donnant le ton par son article rédigé pour l’Encyclopaedia Universalis au début des années 70 du vingtième siècle.

Simultanément, la descendance idéologique de communistes d’origine juive, tel que Henri Curiel, via Le Monde diplomatique, avec des vecteurs d’opinion comme son fils Alain Greisch, ou Dominique Vidal – tous deux passionnément antisionistes- a contribué et continue encore à brouiller les cartes sur la question de savoir qui est juif et surtout comment l’être. Ce sont ces intellectuels de gauche, « universalistes », qui ont contribué à ethniciser le sionisme, à le défigurer en présentant des versions controuvées de la révolution sioniste. Ces deux journalistes, experts auto-proclamés du Proche Orient ont consacré une bonne partie de leurs écrits et de leurs interventions à tâcher d’apporter la démonstration de l’indépendance de l’antisionisme et de l’antisémitisme.

Au regard de la connaissance historiques, ce sont des gesticulations sans pertinence, de pures théorisations polémiques qui servent des buts de conquête idéologique de l’espace public. Quant à leur collusion avec l’islamisme radical, elle est une caractéristique intrinsèque de leur engagement[11]. En leur temps, cela ne les a pas empêchés de suggérer à l’OLP de se rapprocher de la gauche européenne, ni de s’aligner eux-mêmes sur le principe du « socialisme dans un seul pays », qui, après tout, est un ultra-nationalisme, un nationalisme impérial au sens obvie de ce terme. Quelque chose de cette fibre est passé dans la gauche française parlementaire, laquelle entre socialisme et communisme a longtemps balancé pour adopter une position claire sur ce sujet.

Les communistes ont toujours hurlé avec les loups, au nom de l’anticolonialisme et de l’anti-impérialisme. Quant aux socialistes ils étaient divisés, ou ambivalents, ou dans le déni. On se souvient du retournement du Parti Socialiste, pour des motifs électoralistes, au début des années 2000 : il suffit de rappeler les positions d’un Pascal Boniface, auteur de : Est-il permis de critiquer Israël ?, mais aussi à l’attitude de Lionel Jospin, alors premier ministre, au moment de la deuxième intifada : il n’y avait pas d’antisémitisme dans les universités, et l’antisionisme était un non-sujet… Le cas des israéliens antisionistes est différent, même si leur discours entre en convergence avec celui des antisionistes radicaux, en leur conférant une précieuse justification (« si ce sont des Juifs qui le disent, alors il est illégitime de nous taxer d’antisémitisme », etc.).

L’antisionisme israélien repose sur plusieurs composantes. Il a différentes sources : le Berit Chalom[12], le sionisme marxiste, le sionisme socialiste, pénétré de moralisme, les nouveaux historiens, et le post-sionisme, qui est la modalité israélienne du post-modernisme. Chez les militants du Berit Chalom, règne une certaine naïveté, qui se condense dans l’impératif d’une éthique sans politique, à l’heure des pogroms antijuifs déclenchés par le mouvement palestinien ! De cette posture, il reste l’essentiel chez les antionistes israéliens, qui est un moralisme belliciste. Ainsi, le cas de Shlomo Sand est paradigmatique : il cumule la posture moraliste, le rejet de la tradition juive, comme prisme d’intelligibilité de la signification historique du sionisme, et l’adhésion crypto-communiste à la critique anticolonialiste, héritée du prisme de lecture marxiste.

Quant à Elie Barnavi, ou à Abraham Bourg, ils sont représentatifs de l’élite du pays, installé, comme beaucoup d’intellectuels, dans la posture du donneur de leçon, également perméables au thème marxiste et post-marxiste de la prétendue culpabilité de l’Occident. Pour moi, ces esprits se leurrent, leur analyse est fausse, car elle prend pour référentiel les catégories de l’historiographie hégélienne : les Juifs ne sauraient avoir d’État, et s’ils en ont un, il ne faut surtout pas que celui-ci se distingue par des traits de caractère juifs. Mais le sionisme c’est précisément cela. Il a été pensé par le peuple juif dans un moment de grand péril, pour rétablir la souveraineté juive, en assumant l’histoire juive. Le sionisme authentique n’est pas en rupture avec le messianisme juif, il le vivifie mais ne l’abolit pas.

Les antisionistes juifs, on peut le présumer, expriment d’abord un besoin de normalisation, qui cache une demande d’amour : « ’Acceptez-nous, aimez-nous, nous ne sommes pas différents de vous, nous sommes comme vous ». À ce compte, il était inutile de se défendre contre la judéophobie, ou de chercher à affirmer une indépendance nationale. Les nations avaient envisagé tout ce qui pouvait convenir à ces Juifs-malgré-eux : depuis l’universalisme-assimilationniste des Lumières, jusqu’à la solution finale des nazis. C’est ce malaise, ce refus d’être soi-même qui explique l’histrionisme pathétique d’un Shlomo Sand, et avant lui d’un Michel Warshawski.

Que l’ENS-Ulm accueille Sand en conférencier est un signe marquant de décadence culturelle. Je crois qu’étant donné le peu de rigueur intellectuel de Sand, même Louis Althusser ne l’aurait pas toléré … On serait tenté, dans le cas de Sand, d’arguer de la haine de soi, dont Théodore Lessing a fait l’analyse.. Mais je ne suis pas favorable à cette analyse psychologique. Il s’agit pour moi d’un problème idéologique qui a sans doute des conséquences psychiques. Lessing parlait pour une certaine catégorie de Juifs cruellement atteints par le malaise identitaire dans une société qui les rejetait, en dépit de leur volonté d’assimilation et de leur loyalisme. Tout cela c’était avant la Shoah, et avant la création de l’État d’Israël. L’antisionisme d’une partie des israéliens n’a plus grand-chose à voir avec ce phénomène individuel. Il est le symptôme partiellement collectif d’une volonté de normalisation. Volonté très marquée à gauche notamment : « Être un peuple comme les autres », mais sans la fierté patriotique des premiers sionistes. N’est-ce pas l’écrivain A. B. Yehoshua qui a publié un essai au titre éloquent : Pour une normalité juive.

Selon cet auteur, la normalité juive, c’est la normalité des nations, mais dans un contexte historico-politique, où à l’heure des nations précisément, la judaïté cesserait d’être un point de reconnaissance identitaire. Cette tendance s’explique encore justement par le poids rétrospectif mais toujours pesant que représente le double héritage de l’histoire juive, sous son versant négatif avec la Shoah, dont il ne faut pas sous-estimer la gravité en matière de traumatisme collectif, et sous son versant biblique non pas « particulariste », mais singulier. Ce double héritage est très lourd à porter. Comme l’a montré E. Yakira dans : Sionisme, post-modernisme, Shoah[13], l’État d’Israël s’est en partie construit contre l’histoire du judaïsme diasporique. Les fondateurs ont voulu apurer les comptes, et bâtir une nation israélienne qui ne serait plus comptable de ce passé qui était aussi un passif. Ce sionisme déraciné de son historicité -positive (la tradition du judaïsme historique) et négative (la Shoah, rançon de la judéophobie diasporique)- c’est cela qui a fait le lit du post-sionisme.

Il y a enfin le cas d’intellectuels dont on ne peut pas dire qu’ils soient antisionistes, mais qui du fait de leur adhésion au schéma de l’analyse marxiste de l’histoire tendent à ignorer la singularité de l’histoire juive, en projetant sur l’histoire du sionisme les mécanismes coloniaux. Il est symptomatique que lorsqu’ils sont francophones, ces intellectuels fourbissent leur critique en usant de références qui sont celles de la colonisation française. Ils seront ainsi enclins à analyser le conflit palestino-israélien dans les mêmes termes que des militants du F.L.N analysaient la nécessité de l’indépendance algérienne. Je me souviens ainsi d’une soirée thématique, au début des années 90, à la cinémathèque de Tel-Aviv, organisée par Denis Charbit et Elie Barnavi, autour de la projection du film : La bataille d’Alger. Voilà le fonds de commerce idéologique de la gauche israélienne, à l’heure du débat sur l’identité. nationale…

Après la projection, tout l’échange avec la salle a tourné autour de l’argumentaire selon lequel les Israéliens agissaient dans les « territoires » comme les bérets rouges de Bigeard avec le F.L.N. Ce jugement faux n’est pas de nature à enrichir la compréhension des véritables enjeux du refus palestinien. À partir de ce schème, plusieurs générations d’Israéliens déculturés, ont été éduqués par de mauvais maîtres avec la conviction d’être issus d’une nation d’envahisseurs et de colons, au sens des impérialismes européens. Mais un Juif ne sera jamais un « colon » en Judée ! L’inculcation de ce même schéma dans les universités, et le développement de deux discours concomitants, à partir de grilles de lecture complètement inappropriées, à quoi se sont ajoutées les thèses analogues des « nouveaux historiens » (exception faite de Benny Morris) procède d’une erreur de jugement, qu’il est aisé de repérer.

Y.G. : Vous avez fait allusion au climat qui règne dans les universités françaises. Quel rôle jouent-t-elles dans la diffusion de l’antisionisme ?

GES. : Ce sont moins les universités en tant que telles que certains universitaires, militants actifs de la cause palestinienne, qui ont considérablement pesé dans la politisation des universités. Au fil des décennies, celles-ci sont devenues des foyers significatifs de promotion de l’antisionisme. Une fois encore cela remonte à la fin des années soixante, lorsque l’extrême gauche a inventé de toute pièce la cause palestinienne, comme un motif clef de la mobilisation du monde étudiant. D’année en année, il s’est créé un profil type de l’universitaire progressiste, nécessairement hostile à Israël, précisément sur le thème anticolonialiste, ce qui en dit long sur l’ignorance ou la mauvaise foi partisane de ces individus.

Ils n’ont aucune autonomie de pensée, puisqu’ils participent par leurs discours consensuel d’une culture du psittacisme qui leur donne forcément raison… Au début des années 2000, ces mêmes collègues ont été des acteurs actifs du BDS, et nous avions dû faire beaucoup d’efforts pour enrayer une première fois ce mouvement. Ce sont les mêmes qui ont érigé en spécialité professionnelle l’analyse du discours des candidats à la présidence de la République, ou bien l’analyse du discours du Front national, pensant ainsi faire acte de résistance. Comme si l’histoire se répétait. Mais voilà une conception bien pauvre de la fonction critique, aussi bien que de la résistance, puisqu’à bien considérer les positions politiques en jeu, ces mêmes universitaires-militants forment la 5è colonne de l’islam radical. Ils représentent un certain dévoiement de la gauche, puisque par la nature même de leurs actions, ils fédèrent la nouvelle internationale antisémite, en lui offrant une caution académique.

En admettant qu’il y ait quelque chose de progressiste à défendre la cause palestinienne, je pense avoir rappelé ce que cette cause avait de sujette à caution à sa racine même. Comment des gens qui se prétendent démocrates peuvent cautionner un mouvement dont l’idéologie de référence est celle des Frères musulmans ? Il y a là une sorte de dissociation philosophique que je m’explique mal, puisqu’à tout prendre, ces fonctionnaires de la République cautionnent quand même un projet – si on peut encore user de ce terme – profondément rétrograde : le refus de la souveraineté juive, la diffusion de l’agenda politique du terrorisme, et bien entendu le rejet de la société ouverte. Le discours de cette clique est celui d’une nouvelle forme de fascisme: désignation de l’ennemi (« l’entité sioniste », « les sionistes »), suivi de son essentialisation (« colons », « occupants », avec toutes les connotations inhérentes à ces termes en Europe), le simplisme idéologique, le révisionnisme historique, l’esprit de délation, etc.

Il s’agit d’une véritable institutionnalisation de la délinquance, fondée sur la diffusion d’un nouvel enseignement du mépris qui fait lien avec le modus operandi de l’antisémitisme classique. La péjoration constante du sionisme, ainsi que la délégitimation morale de l’État d’Israël, les mensonges régulièrement distillés n’ont pas peu contribué à la subversion du débat public. En ce sens le nouvel antisémitisme se trouve alimenté par le discours des ennemis d’Israël entré en convergence avec celui que véhicule, pour des raisons économiques ou électoralistes, les élites gouvernementales. Ce climat fait chorus avec la désinformation qui prévaut en France, si bien que ces enseignants portent une grande part de responsabilité dans l’effondrement du niveau culturel et le décervelage des étudiants dont ils ont la charge. Il y a enfin un paradoxe qui ne laisse de me faire méditer : l’antisionisme s’affirme au nom de l’amour de la paix, mais il faut bien dire qu’en tant que pacifisme de principe, il constitue la forme la plus sournoise du bellicisme.

YG : La France soutient l’OLP, l’organisation terroriste, dirigée aujourd’hui par un négationniste Mahmoud Abbas, couronné par l’Académie des Science russe pour sa thèse qui met en doute la Shoah. Elle a aussi soutenu son prédécesseur, Arafat, auteur de nombreux actes terroristes, organisateur de massacres génocidaires au Liban dont peu de français ont entendu parler. Quel est l’intérêt de la France dans ce soutien ?

GES : Les intérêts géopolitiques de la France ont amené les régimes et les gouvernements successifs à considérer que le monde arabe était un débouché et un allié naturel : sous la monarchie, l’empire, la République, c’est un invariant. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, nous savons que la France a offert l’asile au Mufti de Jérusalem, qu’elle a aussi permis sa fuite, sous une fausse identité, ce qui lui a permis d’échapper au Procès de Nuremberg. La France savait ce qu’elle faisait, mais elle l’a fait en songeant au bénéfice qu’elle pourrait un jour tirer de ce geste. Après le renversement d’alliance, le tournant anti-israélien pris par De Gaulle, la France a choisi de s’impliquer en faveur de la cause palestinienne : Arafat, qui avait été l’émule du Mufti (il comptait au nombre de ses proches à l’époque de l’alliance entre le mouvement national palestinien et la diplomatie nazie), est devenu un allié fiable et fidèle.

Elle lui a témoigné son soutien, et l’a accueilli dans ses deniers jours à l’hôpital des armées du Val de Grâce, tout un poème. Mais c’est aussi la France, qui a offert l’hospitalité à l’imam Khomeini, en chemin vers Téhéran, au moment de la révolution islamique. C’est cela la realpolitik…C’est encore la France républicaine qui a doté l’Irak antisioniste de Saddam Hussein d’un réacteur nucléaire que l’aviation israélienne a détruit pour ne pas permettre qu’Israël vive sous la menace d’une extermination nucléaire. N’eusse-t-il pas été plus cohérent que la France des Lumières, persiste à s’affirmer l’alliée naturelle d’Israël, après Vichy, après des siècles de présence des communautés juives en France ?

C’est aussi la France républicaine qui a délibérément pris le parti de désinformer les citoyens français, en distillant via l’AFP les contre-vérités les plus grossières. Realpolitik, une fois de plus. Selon la même ligne de cohérence diplomatique, c’est encore la France qui détient à l’ONU le record des condamnations d’Israël, aux côtés de la majorité automatique, traditionnellement hostile à Israël (en vertu de la théologie politique de l’islam). Ceci étant, j’attends le moment où les paix d’Abraham, récemment conclues entre Israël et ses principaux ennemis arabes, porteront de tels fruits, que certains secteurs de l’Europe seront les derniers tenants de l’antisionisme, tandis que l’antisionisme sera devenu minoritaire parmi ses principaux tenants historiques.

Aujourd’hui le gouvernement de Khartoum demande la « normalisation » avec Israël, alors que c’est à Khartoum que fut proclamé par la Ligue Arabe, en 1967, le programme des « 3 non à Israël » : non à la reconnaissance, non à la négociation, non à la paix… La topologie internationale sera entièrement modifiée : il y aura d’un côté les anciens ennemis ligués dans des alliances de coopération, et de l’autre les antisionistes has been, décoloniaux et post-modernes, emmenés par la France, avec ses mantras du Quai d’Orsay (« la solution à deux États »…). La position intangible de la France participe d’une longue tradition de réalisme politique et de pusillanimité, très bien analysée par David Pryce-Jones, dans son ouvrage : Un siècle de trahison, la diplomatie française, les Juifs et Israël (1894-2007).

À mes yeux, cela est impardonnable, car la France – précisément en tant que puissance impériale et coloniale- a été présente dans le monde arabo-musulman pendant près d’un siècle et demi. N’a-t-elle rien retenu de cette si longue présence ? N’a-t-elle tiré aucune leçon du jusqu’auboutisme du FLN, dont les historiens admettent seulement aujourd’hui les racines islamistes ? En un sens nous avons là le même phénomène qu’avec l’OLP, qui est en réalité une émanation des Frères Musulmans palestiniens, mais qui a eu l’intelligence tactique de se couler dans le tiers-mondisme pour rendre acceptable son antisionisme. Le véritable point de mue se situe là, c’est cela la convergence des luttes…

Y.G. : Pourquoi qualifiez-vous de mantras la position française et européenne de « la solution à deux États » ?

G.-E.S : Pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que cette formulation, aujourd’hui dotée d’une efficience quasi-hypnotique, n’est qu’un argument d’autorité, dans la mesure où elle fait écho avec les pseudo-arguments de la sous-culture antisioniste. La prétendue « solution à deux États » est la traduction diplomatique du narratif palestinien, de la contre-vérité selon laquelle « le » sionisme, et l’État d’Israël sont fondés sur l’exclusion et l’expulsion des Arabes de Palestine. Or il faut ici rappeler un certain nombre de faits, que la propagande et la Realpolitik méprisent sans reste. Tout d’abord la Palestine, qui est le cadre de référence géopolitique à l’intérieur duquel se sont développés les deux nationalismes – juif et arabe- n’a jamais été le cadre de la moindre entité nationale palestinienne. « La » Palestine fait alors partie de la grande Palestine, qui inclut alors la Syrie et le Liban.

Du reste, les congrès nationalistes ne se tiennent pas en « Palestine » (ni à Gaza, ni à « Jérusalem-Est », ni à Jéricho), mais à Damas. Pendant la période du Mandat britannique sur la Palestine (une autre partie de la Palestine est confiée à l’administration française…), les « Palestiniens » du Mufti de Jérusalem n’auront pas le moindre respect pour les communautés juives religieuses, ce dont témoigne le massacre de Hébron, notamment. Lorsqu’ensuite, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’ONU vote le partage de la Palestine, en deux États – l’un juif, l’autre arabe-, les Arabes palestiniens, ont la possibilité d’affirmer leur dignité nationale. Non seulement ils rejettent cette décision internationale, mais ils se lancent avec la Ligue Arabe, dans une guerre d’extermination contre l’État d’Israël, car le mouvement sioniste, quant à lui, a dit « oui » à ce partage, et s’en contente. La possibilité d’un État palestinien faisait donc partie de l’agenda international, et il a été refusé au mépris du droit international.

Après la défaite militaire, les Arabes de Palestine, sous la emmenés par le Fatah, ont inventé le terrorisme international, c’était leur alternative au droit international, précisément. Il faut encore rappeler, et cela ne choque personne et n’a jamais choqué personne, que les Britanniques ont créé la « Trans-Jordanie » (l’actuelle Jordanie) en …1922, pour trouver justement une solution nationale au « problème palestinien ». Tout cela est oublié. À la suite de la guerre d’indépendance, les portions territoriales allouées à l’État Arabe de Palestine, ont été annexées, respectivement par l’Égypte (la bande de Gaza) et la Jordanie (la Cisjordanie). Ce n’est qu’à la fin des années soixante-dix que l’Égypte et la Jordanie ont renoncé à leurs annexions, obligeant Israël à se débrouiller avec les populations de ces territoires. Il s’est produit dans l’intervalle deux autres guerres d’extermination – celle de 1967 et celle de 1973- que la Ligue arabe a encore perdues.

Puis, l’État d’Israël a cru bon d’engager des négociations avec la centrale palestinienne (OLP), ce qui a conduit aux Accords d’Oslo, parce que depuis la création du Fatah et le ralliement international à « la cause palestinienne », la terre entière exigeait à l’unisson une « solution à deux États ». Nous connaissons la suite : aux termes des Accords de 1993 (Oslo), les « Palestiniens » ont obtenu l’autonomie politique graduelle. C’est la vague d’attentats des années suivantes qui a enrayé ce processus, et l’irrédentisme des mêmes « Palestiniens », bientôt rejoints par la faction plus radicale du Hamas. Depuis 2006, les « Palestiniens » sont gouvernés par deux entités politiques : le Hamas dans la Bande de Gaza, l’Autorité palestinienne en « Judée-Samarie », c’est-à-dire sur le territoire qui est le berceau historique du peuple juif.

Voilà pourquoi le principe de « la solution à deux États » est un mantra hypnotique, parce qu’en vérité il existe déjà trois entités nationales palestiniennes : une monarchie (la Jordanie), un mini-État islamique (la Bande de Gaza), et une dictature tiers-mondiste (Jéricho et ses dépendances). En sorte que l’État palestinien que revendique l’antisionisme coïncide avec l’exigence inacceptable de la disparition de l’État d’Israël en tant qu’État du peuple juif. À cet égard, alors que les antisionistes et leurs émules moutonniers se sont fait une spécialité de dénoncer les « crimes de guerre » d’Israël, et les entorses au droit, ce sont eux en vérité qui incarnent le parangon du non- respect du droit international, et ceci depuis le début de l’histoire d’un conflit, dont ils sont les uniques responsables.

Si l’antisionisme ainsi compris triomphait, la solution à « deux États », serait en vérité une solution à quatre États : l’État d’Israël, devenu binational, la Bande de Gaza, la Jordanie, et les territoires de l’Autorité palestinienne de M. Abbas. Le principe de la « solution à deux États » est une formule qui n’a qu’une portée et qu’une valeur idéologique, dans un monde désymbolisé. Il est le symptôme manifeste de ce que l’Europe, mais aussi une partie des États-Unis, et par extension tous les partisans de la « solution à deux Etats » ignorent avec l’histoire les rudiments du calcul mental, en se convertissant massivement au narratif palestinien, qui est la version laïque de la sha’ada – la formule religieuse de la conversion à l’Islam.

Du reste si les analphabètes ne savent pas lire, ils ont à tout le moins la possibilité de s’informer par des supports visuels : il suffit de ne pas être aveugle pour lire sans le moindre risque d’erreur la signification du logo de l’OLP, ou celui du Hamas. Le logo de l’OLP représente la géographie de l’actuel État d’Israël, couverte par deux fusils croisés, tandis que celui du Hamas, représente la Mosquée d’El Aqsa, auréolée de deux sabres : un beau mélange des deux versions de l’islam, radical avec les cimeterres de l’expansion des premiers siècles, et « modéré » avec les fusils vendus par la Russie, et la Chine. On ne peut mieux établir le caractère substitutif de la « cause palestinienne », qui est le nouveau cri de ralliement des antisémites, pour toutes les raisons que j’ai dites. À tous égards, c’est l’antisionisme qui est intrinsèquement hors la loi.

Y.G. : Vous faîtes apparaître le caractère pervers de ce narratif, banalisé à l’extrême…

GES : Pour le moins, puisque le narratif palestinien est un narratif de substitution du narratif de l’histoire juive. La différence entre les deux narratifs, c’est que le narratif juif articule une mémoire historique, alors que le narratif palestinien est un leurre idéologique, l’un des aspects du caractère spéculaire de toute idéologie. Le narratif palestinien donne à reconnaître quelque chose qui ressemble à la passion du Christ. Les « Palestiniens » sont les nouveaux crucifiés… Leur propagande victimaire a su exploiter tous les ressorts de l’âme occidentale, et de la culpabilité européenne. Quoi de plus apaisant pour des nations qui ont été le théâtre de la Shoah de se convaincre, à l’unisson avec les faussaires du Hamas et les négationnistes de l’OLP que « les victimes d’hier, sont les bourreaux d’aujourd’hui », en faisant accroire qu’Israël a mis en œuvre « le génocide du Peuple palestinien » ?

Le narratif palestinien reprend mot pour mot les éléments de langage de la mémoire juive : la clef de la maison que l’on a dû abandonner, le thème de l’exil et de la diaspora, celui de la spoliation, des massacres, de la résistance « héroïque » (des « combattants palestiniens »), analogue de celle du ghetto de Varsovie. C’était la rhétorique du journal Libération, à l’issue de la première guerre du Liban, au moment où l’OLP a quitté Beyrouth, sous escorte internationale. En leur temps, les combattants du Ghetto de Varsovie, qui étaient sionistes, et qui ont livré leur combat dans l’indifférence générale, n’ont pas eu cette chance…

Le motif de « la clef de la maison », est un emprunt aux récits des Juifs sépharades et orientaux expulsés des pays arabes après les indépendances. De ce seul point de vue, l’antisionisme a aussi su faire oublier qu’un million de Juifs ont été expulsés des pays arabes, entre 1948 et 1975, et qu’à ce jour il ne subsiste plus une seule communauté juive d’importance significative sous ces latitudes. Je suis moi-même issue d’une famille sépharade, et à ma connaissance, aucun Juif issu de ces contrées n’a été élevé dans la haine de ses anciens voisins, ni envisagé de demander un statut de réfugié héréditaire…

Quant aux comparaisons outrancières, elles sont des lieux communs bien connus de la presse de gauche et d’extrême gauche, depuis que l’AFP, s’est mise au service de la « cause palestinienne », et qu’elle diffuse journellement les contes et légende de Palestine à l’intention de populations anesthésiées. On conçoit aisément la part de distorsion, de manipulation et de cynisme qui entre dans cette réécriture intégrale de l’histoire. En vérité la progression de l’antisionisme, lorsque l’on évoque la profondeur de son arrière-plan historique, se confond avec l’histoire d’une catastrophe culturelle de très grande ampleur : déshistorisation, naturalisation de contre-vérités, standardisation des mentalités, dégradation de la vie politique, subversion militante des institutions, polarisation extrême des adversaires, langue de bois et langue de coton, nivellement des « élites », « rationalisme morbide », au sens de la psychopathologie.

Y.G. : La cause palestinienne est la raison d’entente entre tous les mouvements destructeurs qu’on appelle depuis une vingtaine d’années « islamogauchistes ». Si la France et l’Europe soutiennent cette cause contre Israël, comment espérer venir à bout de la haine d’Israël et comment arrêter la destruction de l’État Nation dont Israël donne l’image exemplaire et si détestée par les décoloniaux ?

G.E.S: Notez bien que pour la coalition islamo-gauchiste, la destruction de l’État-Nation, et le harcèlement d’Israël sont de bonnes et saintes causes. Il n’y a que ceux qui se reconnaissent dans la forme de l’État-Nation, ceux qui mesurent la vie politique à l’aune des prérogatives et des devoirs de l’État-Nation – notamment démocratique- qui se sentent affectés par ce que vous qualifiez de destructivité. Il y a également ceux pour lesquels la souveraineté d’Israël est indiscutable, qui ont encore conscience du danger que représente l’islamo-gauchisme, pas seulement sur le plan politique, mais également culturel et sociétale.

Une Europe des nations, qui exprimerait formellement son attachement à la démocratie, aux principes de la société ouverte, sans rien concéder à ses ennemis, serait sans doute la première étape de ce nécessaire redressement. Ensuite, un sérieux examen de conscience de la classe politique, de la gauche en particulier, aujourd’hui éclatée et divisée. Les fractions de droite aussi doivent se poser des questions, tout particulièrement la droite mondialiste, qui n’a eu de cesse pour des motifs économistes de contribuer à l’affaiblissement des identités nationales. Un débat sérieux doit se mener en Europe sur l’identité et la raison d’être de ce que Husserl appelait le telos de l’humanité européenne.

Mais le problème est que les États-Nations européens n’ont pas fait le choix de défendre l’État d’Israël, et cela apparaît finalement comme leur talon d’Achille : comment concilier l’universalisme abstrait avec l’engagement soutenu qu’exigerait la défense d’Israël, qui, après tout, se situe dans le même camp politique et culturel qu’eux-mêmes ? Les élites européennes doivent cesser de se montrer pusillanimes et d’encourager à l’abdication de tout patriotisme. Cela me paraît d’autant plus nécessaire que l’État-nation laïc et universaliste est une forme historique, comme telle susceptible de passer. Or du point de vue historique, les identités ont été contenues et justifiées par deux sortes d’ensembles : étatiques ou impériaux. À quoi ressemblerait l’Europe fondée sur le principe de l’État-nation, en cas de victoire de l’islamo-gauchisme ?

YG : Quel rôle jouent les intellectuels dans la propagation des idées antisémites et antisionistes ? Qui sont aujourd’hui les propagateurs essentiels des idées anti-juives ?

GES : Tous ceux qui les diffusent, mais aussi tous ceux qui sont indifférents à leur diffusion et ne s’y opposent pas explicitement ni publiquement. Le spectre est assez large, il peut inclure nombre de nos collègues pour lesquels l’antisionisme, sa banalisation, font partie des naturalités de la vie politique et civique française avec lesquelles il est possible de composer. Par leur inaction, ils y contribuent. Qui ne dit mot consent. Je crois discerner quelques sursauts en ce moment, mais ils se sont tus longtemps, optant pour la posture de la majorité silencieuse en temps de crise. En sorte que là comme naguère l’antisémitisme était une affaire juive, aujourd’hui l’antisionisme est-il l’affaire de ce que la propagande désigne comme les « sionistes », avec cette tonalité d’invective qui entache aujourd’hui l’usage de ce signe.

Cela me rappelle le mot du pasteur Niemöller : « Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste ; Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates, je n’ai rien dit, je n’étais pas social-démocrate ; Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste ; Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester. » Puissent nos collègues n’avoir pas réagi trop tard. Mais c’est une loi toute humaine, démentie par un nombre infime d’intellectuels – je pense à François Rastier. Les gens ne réagissent, s’ils le peuvent encore, que lorsqu’ils se sentent inquiétés dans leurs intérêts immédiats, ce sont des mécanismes corporatistes. Les intellectuels anti-décolonialistes réagissent aujourd’hui, parce qu’ils ont fini par se sentir concernés par les attaques du décolonialisme.

Comme la plupart sont aujourd’hui gênés pour faire leur travail – la grande majorité sont des professeurs d’universités, et mieux encore des professeurs en retraite, presque au sens militaire du mot ! – eh bien ils réagissent, et pour les plus âgés, ils se désolent de voir les outrages que l’on fait subir à leur Alma Mater. Où étaient-ils depuis les premiers coups de boutoir de l’islamo-gauchisme ? Étaient-ils sourds, ou aveugles, ou naïvement persuadés que ce mouvement ne sortirait pas des marges ? Quant à s’impliquer pour réfuter la xénophobie antisioniste, à ce jour, et depuis 20 ans je n’ai pas lu une ligne de l’un d’entre eux sur ce sujet. Cela doit faire partie de ce qui est supportable, et peut être normal, voire éthiquement acceptable.

Ils sont aussi comptables d’un clivage que toute la gauche, disons respectable, de Mitterand à Hollande, mais aussi la droite – de De Gaulle à Macron- a fortement inculquée : il faut protéger les Juifs, sanctuariser les victimes de la Shoah- mais il est nécessaire de participer aux pogroms médiatiques et diplomatiques contre Israël. Au mieux, ils s’abstiennent. C’est proprement le fait d’une cécité, aussi bien en matière de connaissance historique que de façonnement du « citoyen français ». Mais à leur décharge, je dois admettre qu’il était peut-être difficile d’interpréter que l’antisionisme des années 2000 était le signe avant-coureur de l’idéologie décolonialiste protéiforme qu’ils combattent aujourd’hui.

Ceux qui le font, tous les collègues qui se sont aujourd’hui fédérés dans l’Observatoire du décolonialisme ne manquent ni de courage ni d’acuité pour le combattre et le réfuter avec une belle intelligence, et l’engagement dont ils témoignent les honorent. À côté de cela, la naturalisation de l’antisionisme, radical puis distingué, sous couvert de critique de la politique israélienne, est un tropisme caractéristique de la mentalité européenne, l’une de ses figures obligées. Or tout est là, sur l’échelle du préjugé, où situer le degré d’acceptabilité d’un énoncé ? Par leur non-interventionnisme, par leur silence – embarrassé ou complice- les intellectuels jouent donc un rôle majeur, celui de vecteurs d’opinion, même quand ils ne font rien, du moment qu’ils ne s’y opposent pas.

Tout dépend, au-delà de la sphère académique, ce que l’on entend par « intellectuel » : les journalistes qui sont aujourd’hui des militants pro-palestiniens, et qui ont contribué à désinformer la population sur Israël, en relayant le narratif de l’OLP sont-ils des intellectuels ? Qu’est-ce qu’un porte-parole alphabétisé mais entièrement ignorant, et entièrement conditionné par le Zeitgeist de son aire culturelle ?

YG : Des personnalités phares du néo-féminisme radical se distinguent par leur antisionisme affiché. Judith Butler soutient ouvertement le mouvement BDS et signe régulièrement les pétitions anti-israéliennes, elle n’hésite pas à déclarer que les Frères Musulmans sont une organisation démocratique et qu’Israël est un état colonisateur. Angela Davis est une illustre antisioniste, la très décoloniale Françoise Vergès n’hésite pas à parler de l’état colonial, militariste, machiste et indifférent à l’autre. Pourquoi ces féministes radicales se fixent sur Israël à l’instar des décoloniaux, de la gauche radicale et des islamistes ?

GES : En agissant comme elles le font, toutes ces personnalités ont la conviction de témoigner publiquement de leur engagement humaniste et universaliste. Autrement, elles ne le feraient pas. C’est donc qu’elles ont intériorisé les équations efficaces dont je parlais tout à l’heure. Mais au fond de leur engagement, il se joue pour elles, un combat éthique de premier plan, très caractéristique de la post-modernité : c’est la lutte contre la civilisation patriarcale. Mieux, c’est la volonté d’en découdre avec le fantasme du patriarcat oppressif. De ce seul point de vue, le féminisme radical se déduit de l’antijudaïsme qui sous-tend l’antisionisme. Le signifiant Israël agrège toutes les figures de l’autorité : le père, le juge, le maître, le guerrier…

Ce radicalisme est la marque de l’intolérance à ce que représente la figure archétype du juif. Il n’est donc pas étonnant que la convergence des luttes s’articulent également sur un substrat symbolique qu’il s’agit de contester à sa racine. C’est une expression de ce que les psychanalystes Bella Grumberger et Jeanine Chasseguet-Smirgel ont appelé L’univers contestationnaire. Il s’agit toujours de tuer le juif symbolique. C’est le principe même de la désymbolisation contemporaine, qui consiste à s’attaquer au cadre du moralisme judéo-chrétien présumé. Il y a au fond de cette posture un fantasme parricide. Les psychanalystes les plus avisés ont identifié et dénoncé le danger d’une telle geste : la contestation de la tradition est au cœur de la destruction des généalogies que garantit le nom du père.

Or le monde d’après Auschwitz se distingue justement par ce que A. Mitscherlich a appelé « la société sans père », et Lacan après lui le « déclin de la fonction paternelle ». Le mal est profond, et ce même diagnostic reconduit par des auteurs plus récents : Charles Melman, Jean-Pierre Winter, etc. Il y a peut-être une corrélation entre la destruction des Juifs d’Europe et la poursuite du fantasme parricide. Ce même fantasme commande d’abord les polémiques théologiques, il s’agit toujours de détrôner le père, de le remplacer. L’antisionisme est une figure freudienne, la horde des fils lancés dans la reconduction inlassable du meurtre du père, et revendiquant pour eux une infinité de droit, une jouissance infinie.

YG : Y-a-t-il une particularité de l’antisionisme de certains intellectuels juifs, comme J. Butler que j’évoquais à l’instant, ou bien N. Chomsky ?

GES : Le discours que tient J. Butler procède d’une posture typiquement juive, caractéristique de l’Amérique du Nord. N. Chomsky l’a précédée, au nom de la critique de l’impérialisme. Le propre de ces « intellectuels juifs » est précisément de ne plus se rallier au judaïsme au sens historique et culturel de ce terme. Ce profil intellectuel s’analyse en termes très particuliers. Ces intellectuels appartiennent à la tradition du radicalisme américain, assez proche de la philosophie libertaire, quoique Butler ait évoluée vers la déconstruction, ce que n’a pas fait Chomsky, lequel campe sur des positions qui sont celles du paradigme anti-impérialiste « classique ».

Il s’agit d’intellectuels d’origine juive, entièrement déjudaisés. Ils ont été littéralement aspirés par la logique centrifuge du narratif victimaire, distinctif du palestinisme. Ils sont également très représentatifs, à ce titre, des effets clivants de la judéophobie : la culpabilisation des Juifs par la propagande palestinienne, a poussé nombre de bons esprits à se désolidariser du peuple juif et du destin national du peuple juif, en préférant un choix individualiste, plus fortement valorisé dans le contexte d’une culture académique-universaliste. Autrement dit, c’est un ethos. À cet égard, ils sont des incarnations de l’universalisme abstrait, sans se rendre compte qu’en tant qu’idéologie dominante de l’impérium Nord-américain , cette posture est un ethnocentrisme qui s’ignore. Il en résulte que toute identité singulière collective, devient la cible de leur péjoration.

Dans la droite ligne de leur choix philosophique, ils naturalisent leur choix existentiel, qui est celui d’une assimilation provocatrice qui les exonère de toute compromission avec l’Israël historique qu’ils appellent à discriminer. De manière tendancielle, ce sont des figures héroïques de l’identification à l’agresseur, de solides cautions de l’antisionisme, puisque si ce sont des Juifs qui le diffusent, alors c’est que ce doit être « vrai ». Cette façon de donner le change les installe comme des porte-parole de la justice, alors qu’ils pêchent contre l’esprit. Mais ces choix les protègent de l’hostilité d’ennemis inconciliables, puisqu’ils les devancent et les justifient.

YG : Vous revenez souvent sur l’idée que l’hostilité vis-à-vis du principe de l’État juif trouve aussi sa source dans une conception abstraite de l’universalisme. Que voulez-vous dire ?

GES : Il s’agit en effet d’un point important. La plupart des adversaires doctrinaux d’Israël s’entêtent à critiquer son « particularisme », son « exclusivisme », etc. Notez-bien que cette objection est en phase avec une caractéristique originaire de la judéophobie historique, puisque l’Église, aussi bien que l’Islam visent justement le « séparatisme » juif, son entêtement à refuser de se fondre dans la majorité, en reconnaissant la vérité théologique des deux autres monothéismes.

Cette même disposition a conditionné la conception de l’universalisme des sociétés sécularisées. Un certain nombre de penseurs, dont Karl Lowith dans Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, ont fait apparaître que la modernité est en effet une sécularisation de la théologie de l’histoire : c’est le principe même de la généralisation d’un modèle de société qui se comprend lui-même comme impliquant l’uniformisation idéologique des membres qui la constituent, même lorsque ces sociétés se fondent sur la séparation des pouvoirs, et que de ce fait elle garantissent les libertés individuelles (de conscience, de religion, notamment). Il est également remarquable, que la plupart des penseurs postmodernistes ont appuyé leur critique socio-politique de la mondialisation capitaliste sur un retour à l’universalisme paulinien, dont l’allergie au « particularisme » juif est emblématique.

D’autant qu’il s’agit d’un particularisme coupable (historiquement lié au rejet de la messianité de Jésus). Le thème théologique de la perfidie des Juifs – c’est-à-dire de leur « infidélité »- est constitutif de cette conception. Or, sans la moindre exception, les principaux théoriciens du postmodernisme professent une position antisioniste, en reconduisant à l’encontre d’Israël, l’objection de particularisme, et pour ce faire, ils articulent leur conception sur une référence explicite à l’universalisme de St Paul ! Le tournant altermondialiste des penseurs post-modernes Toni Negri, Alain Badiou, Giorgio Agamben, Slavoj Zižek, signe l’appartenance de leur vues à cette double dépendance matricielle : la promotion de ce que j’appelle « l’universalisme abstrait » coïncidant avec la dénonciation du « particularisme juif », qui s’exprime sous le rapport du « sionisme », notamment chez les trois premiers.

Une fois de plus, sous la plume de ces auteurs, Israël s’est rendu coupable de déroger à cette conception d’un universalisme allergique à la différence, d’un universalisme assimilateur. Mais à notre époque, la critique du « particularisme sioniste » étaye une accusation sous-jacente : ce particularisme serait « raciste », et l’État d’Israël formerait une « ethno-démocratie ». Ces thèmes sont des invariants du postmodernisme politique : cette conception de l’universalisme sous-tend la péjoration de l’identité juive, depuis la plus haute antiquité. Le particularisme est toujours l’expression d’une dérogation, l’indice constant du refus d’adhérer à l’ordre de la majorité. Comme tel, il est ressenti comme un pôle d’adversité.

Il y a là quelque chose d’un résidu de la mentalité primitive qui consiste à poser a priori que l’autre – du fait de sa différence- représente un danger, qu’il est aussi un ennemi. Le même ethos caractérise le grand nombre d’intellectuels juifs qui se sont éloignés de la culture juive, et qui au nom du post-sionisme font chorus avec leurs homologues non-juifs. Ils ne sont plus ni juifs, ni sionistes – ils dénoncent l’un et l’autre au nom de « l’universalisme », ce sont des « alter-juifs ». Aujourd’hui, le mouvement alter-juif forme une nébuleuse pro-active, sympathisante du lobby de Georges Sorros : The New Israël Found, qui a pour vocation de dévitaliser le caractère juif de l’État d’Israël, en menant des campagnes de diffamation, et en soutenant des politiques d’ingérence (JSreet, JCall). En Israël, c’est l’association Im Tirtzu qui a dévoilé la structure et les agissements de ce lobby.

Dans de nombreux cas, leur accointance avec l’antisionisme et leur sympathie affichée pour « la cause palestinienne » est une figure obligée de leur propagande. En regard de cet activisme qui n’a de juif que le nom, depuis la plus haute antiquité, la tradition hébraïque a affirmé une conception fort différente de l’universalisme. La tradition biblique développe une vision originale qui tranche avec les mythologies des autres civilisations : la diversité humaine procède d’une même souche appelée à se différencier en peuples distincts, chacun ayant une vocation spécifique. Le thème hébraïque du particularisme est toujours l’indice d’un trait positif, puisque la différence est constitutive de l’identité humaine. Au 20è siècle, c’est à Elie Benamozheg – l’auteur de : Israël et l’humanité, que nous devons le plus bel exposé de cette conception.

Dans cette perspective, l’universalisme hébraïque, qui continue d’informer à la fois le Judaïsme, la pensée et l’histoire du peuple juif est un universalisme différentialiste. Ce n’est ni le signe d’un exclusivisme, ni le signe d’une hostilité, mais au contraire la marque distinctive d’une distinction culturelle. La Bible hébraïque est de ce point de vue un modèle de tolérance et de respect des différences personnelles et collectives. Dans le narratif biblique, celui de la Torah (du Premier Testament), il n’existe qu’un peuple indigne, c’est Amalek. Amalek dont toute la spécificité est de haïr Israël et de rechercher sa destruction. Il n’a pas d’autre raison d’être. C’est littéralement un non-peuple, qui se nourrit d’une fausse identité, laquelle n’est que négative et négativité.

L’antisionisme mime à s’y méprendre la dialectique du positionnement archétype d’Amalek : il ne dit pas ce qu’il est, il dit seulement qu’Israël ne doit pas être, il projette sur Israël sa propre négativité. Par ailleurs, l’ignorance de la conception hébraïque et juive de la forme différentialiste de l’universalisme ne saurait excuser cette charge permanente contre le sionisme, elle est aussi l’indice de ce que le concept de tolérance, si cher aux « universalistes éclairés » n’est qu’un slogan creux quand il s’agit des Juifs, et d’Israël.

YG : Vous disiez que le sionisme a été combattu, mais qu’il n’a jamais été compris. Qu’est-ce qui fait obstacle à sa compréhension ?

GES. : Cette incompréhension fondamentale trouve sa principale origine dans ce que j’appelle la conception exogène de l’identité juive, qui est la conception commune, selon laquelle le judaïsme est une religion. J’oppose à cette conception ce que je nomme la conception endogène du fait juif, et qui désigne la manière dont les Juifs qui connaissent leur histoire se conçoivent eux-mêmes, et comprennent leur identité historique.

Pour ces derniers – et j’y inclus les Juifs israéliens- ce qu’il est convenu de désigner du terme de « religion » n’est que l’un des paramètres de l’identité juive. C’est sous le coup de la polémique théologique – chrétienne et musulmane – contre le judaïsme, que la civilisation juive, dans une situation prolongée d’exil – c’est-à-dire de perte de souveraineté et de déterritorialisation- s’est trouvée réduite à sa dimension spirituelle et cultuelle. J’ai naguère minutieusement analysé ce processus dans mon livre : Discours ordinaire et identité juive, dans lequel j’ai fait la démonstration des étapes successives de la « réduction cléricale » du judaïsme. Il s’agit d’une véritable assignation aux catégories théologiques dominantes, en sorte que pour assurer sa pérennité, le peuple juif a en effet tendanciellement intériorisé cette identification. Il en est résulté que l’identité juive s’est trouvée prise dans une série de partages, qui ont été fondateurs de la civilisation occidentale: l’opposition ancien/nouveau (à partir de la distinction chrétienne entre l’ancien et le nouveau testament) s’avère ici déterminante.

À partir du moment où s’affirme un sentiment national juif – à travers le sionisme, dès la fin du 19è siècle, un certain nombre de questions se posent, qui témoignent de la perturbation que fait naître cet éveil : comment une collectivité « religieuse » peut-elle prétendre à se constituer en État, et de surcroît en État-nation moderne ? L’idée d’un « État juif » n’est-elle pas une contradiction dans les termes ? L’existence d’un tel État n’est-il pas l’indice d’une affirmation théocratique ? Le sionisme est-il autre chose qu’un colonialisme ? Ces questions, qui expriment toutes le point de vue exogène, ignorent de fait la continuité effective du sentiment national juif, inhérent au messianisme juif. Tout l’enseignement du judaïsme repose sur la perspective du retour des enfants d’Israël sur la terre d’Israël, dont le centre se trouve à Sion/Jérusalem.

Il faut tout ignorer de l’histoire juive, mais aussi de l’histoire universelle qui a imposé ses rythmes au peuple juif, pour tenir ces questions pour des questions pertinentes. Ce point de cécité est une caractéristique majeure d’une mentalité qui a été façonnée par une écriture de l’histoire universelle qui est celle des vainqueurs. C’est en effet le point de vue de l’empire Romain qui depuis deux millénaires commande aux catégories de l’analyse historique. À commencer par le nom de « Palestine », dont nous savons qu’il a été donné par l’empereur Hadrien en 135 de l’ère commune à la terre d’Israël, pour effacer le nom de la Judée. L’Europe chrétienne a hérité de cette vision, et à sa suite l’historiographie scientifique « laïque ».

Cela est passé dans le catéchisme de l’Église de Rome, mais pas seulement, où l’on peut lire que « Jésus est né en Palestine », cela a été naturalisé par les chroniqueurs, les cartographes, les diplomates, les juristes, les biblistes (à commencer par la plupart des spécialistes de « l’Ancien Testament » (sic)), les analystes politiques, et bien entendu les journalistes, etc. Sous ce rapport, l’histoire du peuple juif, à laquelle appartient l’histoire du sionisme, est dans la situation du sujet minoritaire : son existence n’est acceptée que s’il accepte de se soumettre, sa parole n’est entendue qu’à la condition qu’il parle la langue du maître, etc. C’est ce qu’a exigé l’Église triomphante pendant des siècles, c’est ce qu’exige toujours l’islam, religion d’État, partout où les Musulmans gouvernent.

Qui sait en ce début du XXIème siècle que les premiers sionistes possédaient un passeport estampillé « Palestine », et qu’ils étaient avant la création de l’État d’Israël ceux auxquels s’appliquaient de manière exclusive, la désignation de « Palestiniens » ? Le sionisme dérange aussi parce qu’il fait voler en éclat les catégories théologico-politiques sur lesquelles se sont édifiées aussi bien le christianisme que l’islam, ainsi que la modernité séculière : le sionisme accomplit l’espérance du Retour à Sion, et de ce fait il met en échec le christianisme – et dans une moindre mesure l’islam- dont toute la théologie politique s’est édifiée sur l’hypothèse de la disparition des Juifs de la scène de l’histoire.

Le sionisme dérange d’autant plus dans un monde sécularisé, puisque dans le contexte de son émergence endogène, il déroge aux conditions de formation des États nations. L’idée d’un Israël national tranche avec l’idée d’un Israël entendu comme catégorie liturgique, « peuple du Livre », ou « peuple témoin », etc. Israël peuple historique de nouveau territorialisé et souverain, cela connote l’archaïsme et suscite une haine archaïque. Le philosophe israélien, Israël Eldad, dans son essai sur la souveraineté d’Israël – intitulé : La révolution juive, décrit très bien ces réactions.

YG : Quel lien faites-vous entre cette hantise archaïque et la virulence de l’antisionisme ?

GES. : Le lien est direct. L’émergence, puis le développement du sionisme, et enfin sa concrétisation dans une réalisation nationale, cela s’apparente à un immense retour du refoulé. C’est l’histoire d’un spectre revenu à la vie, et cela est des plus dérangeants. L’ordre symbolique occidental mais aussi oriental procédait de ce refoulement. Rien n’y a fait, le peuple juif a survécu, non seulement il a survécu, mais de surcroît il a regagné son indépendance. Comment ne pas entrer en guerre contre cette présence que l’on croyait réduite, et sur laquelle nombre d’identité se sont construites ?

C’est une vision spectrale. Cette surprise questionne la vérité de l’histoire. Le sionisme résonne comme une instance qui dément le « jugement de l’histoire », Israël semble juger l’histoire. Le philosophe Eliezer Berkovits a écrit que la survie inexplicable d’Israël a inspiré les théories du complot, et notamment les deux versions les plus délétères : au Moyen Age, l’Église expliquait la persistance du Judaïsme par l’hypothèse théologique que ce dernier était une incarnation du Diable, avec l’essor de la modernité, c’est le mythe des Protocoles des Sages de Sion, qui s’est efforcé d’ « expliquer » par l’existence d’une « conspiration juive », les grandes mutations de l’histoire récente (la Révolution française, la Révolution bolchévique, la première et la seconde guerre mondiales, etc.)

Si après tout ce qu’ils ont subi, les Juifs n’ont pas disparu, c’est qu’ils détiennent des pouvoirs occultes, qu’ils sont protégés par une puissance surnaturelle. L’antisionisme, comme les autres formes de la judéophobie, s’alimente à une haine métaphysique. Seule une haine métaphysique a pu inspirer le projet satanique de la Solution finale, et seule une haine métaphysique peut encore et toujours inspirer – après la Shoah- la reviviscence de l’antisémitisme. Cette dimension de l’antisionisme doit être soulignée, elle éclaire ce qu’il y a d’irrationnel et d’irrédentiste dans l’antisémitisme. L’on voit aussi comment l’antisionisme qui est une formation du sens commun (de la « sagesse des nations »…) peut-aussi opérer comme un principe d’identité sur lequel s’articule cette violence.

YG : Comment interprétez-vous la situation de guerre qui prévaut entre le Hamas et l’État d’Israël, mais aussi les violences internes, entre Juifs et Arabes ? Et quelle solution entrevoyez-vous ?

GES. : L’agression du Hamas, et la réplique entièrement justifiée d’Israël s’inscrivent dans la droite ligne du refus palestinien de l’existence de l’État juif. Contrairement aux antisémites « classiques », habitués à bafouer les Juifs sans qu’ils aient les moyens de se défendre, les nouveaux antisémites que sont les « antisionistes » connaissent le prix de leur propre violence. Quant à ce qui s’est produit à l’intérieur même d’Israël, dans ce que la presse appelle les « villes mixtes », les violences entre Arabes et Juifs sont de précieux indicateurs de la persistance du refus de la souveraineté juive parmi les citoyens israéliens arabes. Je n’ai aucune disposition pour la mantique, mais je peux seulement vous donner mon avis.

À mon sens, après la fin de ces violences, il conviendra de mener une réflexion politique très sérieuse, et de tirer les leçons de la situation. Outre qu’elle est résolument révélatrice de l’attitude d’une partie de la population arabe à l’égard de l’État d’Israël, elle est aussi révélatrice de l’échec d’une classe politique qui s’est détournée depuis quelques années des principes du sionisme : un certain irénisme, un certain angélisme avait convaincu les gouvernements successifs – aussi bien de gauche, que de droite- de faire évoluer le pays vers une modèle européen. Les intellectuels post-sionistes ont leur part de responsabilité – la responsabilité des intellectuels est toujours significative, même si elle est discrète.

Nous savons que les partisans du post-sionisme sont favorables à un État d’Israël déjudaïsé, un État d’Israël qui renoncerait à son caractère juif. L’expérience historique nous a enseigné à ne pas sous-estimer la virulence du refus palestinien ; et la naïveté de la classe politique et des intellectuels des post-sionistes a été de s’imaginer que leur option favoriserait l’émergence d’une harmonie définitive entre citoyens israéliens d’origine juive et d’origine arabe. Voilà des années que nous entendons parler de la nécessité de transformer Israël en « état de tous ses citoyens », encore l’un de ces mantras à l’efficience hypnotique.

Comme si ce n’était pas déjà le cas depuis 1948. Seulement, dans la bouche de ceux qui utilisent cette formule, elle signifie de faire évoluer l’État d’Israël vers la forme d’un État binational, qui serait appelé de surcroît à coexister avec un État palestinien, qui lui, bien entendu, serait judenrein (vide de Juifs). C’est déjà le cas de la Jordanie, et des territoires autonomes où l’existence juive est assimilée à un état de fait délictueux. Ceci est un effet pratique de la législation de ces entités, fondamentalement hétérophobes. Or, contrairement à ce que l’opinion majoritaire s’imagine – encore une fois sous les effets de discours du post-sionisme (Sand en est une bonne illustration)-, c’est le fait que l’État d’Israël soit déjà l’État de «tous ses citoyens » qui a permis à ceux qui n’en veulent pas de le faire savoir violemment, à l’occasion de l’agression du Hamas, en mai 2021.

Il faudra en tirer les conséquences : condamner les émeutiers – y compris juifs- à de lourdes peines, et rappeler les citoyens arabes récalcitrants à la nature du contrat social du sionisme démocratique : « Vivez en paix et dans la pleine égalité de droits avec vos concitoyens juifs, ou bien quittez le pays, choisissez entre les trois entités nationales palestiniennes qui existent déjà : la Jordanie, depuis 1922, la Bande de Gaza, depuis le coup d’État du Hamas, en 2007, ou la Cisjordanie de l’Autorité palestinienne, consacrée par les Accords d’Oslo, depuis 1993, parce qu’ici vous êtes dans un État à caractère juif. »

Le vote de la « Loi Israël, État nation du peuple juif », adoptée par la Knesset le 19 Juillet 2018 va justement dans ce sens. Elle consiste à rappeler trois principes fondamentaux, et de ce point de vue, elle ne fait que réitérer les grandes thèmes de la Déclaration d’indépendance de 1948, proclamée par David Ben Gourion : (1) Israël est la patrie historique du peuple juif, dans laquelle l’État d’Israël a été établi ;(2) L’État d’Israël est le foyer national du peuple juif dans lequel il satisfait son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination ; (3) Le droit à exercer l’auto-détermination nationale dans l’État d’Israël est propre au peuple juif.

D’aucuns – laminés par l’état d’esprit de l’antisionisme- pourraient m’objecter que c’est là un discours « raciste », et bien entendu « fasciste », mais je leur rappellerai une simple prémisse : l’État d’Israël a été fondé par le mouvement sioniste pour garantir la souveraineté et la sécurité du peuple juif, sur un territoire où jamais aucun état palestinien n’a existé, et l’État d’Israël a offert la citoyenneté, avec parité de droits, à tous ses citoyens, depuis sa création. Nous savons, par ailleurs, que pour rien au monde, la majorité des citoyens israéliens arabes ne voudraient vivre sous domination palestinienne. Il est donc aberrant de construire toute une rhétorique, fondée sur la criminalisation de l’État juif, au prétexte qu’il procède du sionisme, puisqu’ainsi conçu il est en effet le fruit du sionisme, et qu’il a été conçu pour les Juifs, avec l’assentiment de la majorité des Nations Unies, par voie de droit.

La guerre a été la conséquence du refus arabe, et depuis 1948, la conséquence du refus persistant des « Palestiniens », qui se sont fait une spécialité de violer le droit international. Mais si l’on considère que le caractère juif de l’État d’Israël constitue une discrimination des non-Juifs, c’est que l’on n’a pas l’intelligence élémentaire d’en comprendre la raison d’être. L’originalité et la grandeur de l’État d’Israël réside en effet dans ceci : tout en étant l’État édifié pour garantir la souveraineté et la sécurité du peuple juif, ses lois fondamentales garantissent les droits individuels de tous ses citoyens, sans exception d’origine, de religion, de conviction, etc. C’est un État démocratique : la licence de la violence palestinienne aussi bien que la prospérité du discours post-sioniste en sont deux preuves éloquentes. Les troubles à l’ordre public sont les indices du refus de la loi d’Israël dans l’État d’Israël. Ce n’est pas tolérable.

YG : Est-il possible de lutter contre l’antisionisme ?

GES: Après avoir consacré sa vie à écrire une Histoire de l’antisémitisme, Léon Poliakov me disait qu’on ne lutte pas contre la judéophobie avec des arguments rationnels. C’est cependant une nécessité politique, culturelle et civique de s’impliquer dans cette lutte. Mais elle ne fait pas tout ; cet engagement doit s’affirmer comme le corrélat d’initiatives éducatives. Je crois pour ma part que la meilleure façon de combattre la judéophobie, quelle qu’elle soit, repose sur différentes formes d’enseignement et de processus éducatifs. Il faut commencer par l’enseignement de textes, ceux de la Bible hébraïque, qui ont enseigné au monde le principe de l’unité du genre humain, mais aussi l’égale dignité des êtres humains, et surtout l’idéal universaliste bien compris.

L’ironie de l’histoire, c’est que les grands principes de la fonction critique qui sont forgés par l’hébraïsme sont instrumentalisés contre le peuple qui les porte ! Voilà pourquoi, selon moi, la transmission est ici le maître-mot, celle de l’histoire et des systèmes de pensée, mais aussi l’exercice de la psychanalyse, car analyser c’est aussi questionner le préjugé, stimuler le désir de savoir… Aujourd’hui, la lutte contre la judéophobie s’inscrit dans le cadre de la réfutation sans concession des thèses « décolonialistes ». Il convient aussi d’enseigner et de défendre les valeurs de la République, pas seulement en polémiquant contre les décoloniaux, mais également en en faisant une priorité de l’Éducation nationale, qui est l’un des lieux de cette guerre psycho-idéologique, avant qu’elle ne bascule entièrement dans la liste des territoires perdus de la République.

Pour ma part, après avoir consacré ¼ de siècle à « lutter contre l’antisionisme », je me suis résolu à développer ma théorie du sens commun, tout en enseignant les études bibliques et la pensée juive, ce qui est une autre forme de don quichotisme, pas moins nécessaire cependant. Si l’état des mentalités sur le chapitre des Juifs n’étaient pas aujourd’hui ce qu’il était sans doute au Moyen Age, peut-être que l’antisionisme serait hors la loi… Quand notre ami et collègue Xavier-Laurent Salvador déclare que : « Notre attachement, c’est la lutte contre la justification de l’antisémitisme et du racisme par la pseudoscience, et la défense des institutions de la République qui dépendent de nous en tant qu’enseignants (la langue, l’école, ses enseignants, la laïcité) », je ne peux que lui donner entièrement raison. Cependant, c’est l’immense majorité des cadres enseignants de la République, et de ses représentants élus, qui a laissé s’installer la situation délétère que nous connaissons. La République est un cadre vide si aucune transmission ne garantit la défense et l’inculcation philosophique, culturelle, et citoyenne de ses raisons d’être.

[1]Je ne sais pas si Jésus était sur La Croix, je sais qui l’y a mis, paraît-il, ce sont ses propres compatriotes (15 juillet BFM télé)

[2] M. Cuppers et K.-M. Mallmann (2009), Croissant fertile et croix gammée, éd. Verdier, Paris. Traduit de l’allemand par Barbara Fontaine

[3] Poliakov, L. De l’antisémitisme à l’antisionisme, (1969), Calmann-Levy, Paris ; De Moscou à Beyrouth. Essai sur la désinformation, 1983), Calman-Lévy.

[4]Ph. Borgeaud, L’histoire des religions, (2013), Paris, Infolio.

[5] Faye, J.P. (1994) Le piège, Balland, Paris.

[6] Faye, J .P.(2013) Lettre sur Derrida. Combat au-dessus du vide, éd. Germinia, Paris.

[7] Faye, E. (2005) , L’introduction du nazisme dans la philosophie, Albin Michel, Paris.

[8] Scheler, M.(1933/1970) L’Homme du ressentiment, Gallimard, Paris.

[9] Sarfati, G. E. (1997), « La charte de l’OLP en instance d’abrogation » in Mot. Les langages du politique, n°50, pp. 23-39.

[10] Leon, A. (1942),La conception matérialiste de la question juive. Consultable ici https://www.marxists.org/francais/leon/CMQJ00.htm

[11] Par exemple : D. Vidal : Antisionisme= Antisémitisme. Réponse à Emmanuel Macron, Libertalia, 2018 ; A. Gresh-T. Ramadan, L’islam en question, Actes Sud, 2000, ou encore : De quoi la Palestine est-elle le nom ? , Les liens qui libèrent, 2010.

[12] En hébreu : « Association pour la paix », fondée en 1925 par un groupe d’intellectuels juifs fraîchement établis en Palestine mandataire. Son but était de « promouvoir la compréhension entre Juifs et Arabes, en vue d’une vie commune sur la Terre d’Israël, et ce dans un esprit de complète égalité des droits politiques des deux entités. »

[13] Yakira, E. (2010) Post-sionisme, post-shoah, PUF.

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