Jaume Renyer

per l'esquerra de la llibertat

17 de desembre de 2019
0 comentaris

Rellegint Alain Finkielkraut

El proppassat 12 d’aqueix mes el filòsof Alain Finkielkraut, (acusat de neo-reaccionari pels inquisidors del progressisme políticament correcte) fou l’encarregat de pronunciar l’anual discurs sobre la virtut que d’ençà 1782 l’Academie Française dedica als ciutadans exemplars. L’autor ho ha aprofitat per qüestionar el nou ordre moral que s’està imposant a la vida pública francesa i, en general, a les societats obertes occidentals, també la catalana. Val la pena reflexionar sobre aqueixos paràgrafs extrets de la versió íntegra original:

“Prescrit par la vigilance et non par la bienséance, propagé par les artistes et non par les philistins, un nouvel ordre moral s’est abattu sur la vie de l’esprit. Son drapeau, c’est l’humanité. Son ennemi, c’est la hiérarchie. Il ruine à l’école l’autorité du maître (le mot même de « maître » a d’ailleurs disparu). Pour cesser de favoriser les favo­risés et lutter efficacement contre l’ordre établi, il abolit la distinction de la culture et de l’inculture en proclamant, sur la foi des sociologues, ses experts attitrés, que tout est culturel. Le bon usage de la langue relève selon lui de la glottophobie (c’est-à-dire de la haine du parler des quartiers populaires). Il pratique assidûment l’écri­ture inclusive pour rendre aux femmes, dans les mots comme dans la vie, la place qui leur est due. Si vous recopiez sur votre écran d’ordinateur la phrase de Salman Rushdie : « Quelque chose de nouveau était en train de se produire, la montée d’une nouvelle intolérance. Elle se répandait à la surface de la terre mais personne ne voulait en convenir. Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : islamophobie» – il vous lit, tapi dans la machine, et vous prie instamment de substituer au mot stigmatisant d’aveugles celui – bienveillant – de « personnes ayant une déficience visuelle» : « Un nouveau mot avait été inventé pour permettre aux personnes ayant une déficience visuelle de rester visuellement déficients. » Si, dans un article, vous vous aventurez à écrire : « Bon appétit, messieurs ! » pour dénoncer la corruption, il confie à un correcteur bien dressé la mission de remplacer cette apostrophe machiste par une expression plus convenable, c’est-à-dire plus égali­taire : « Bon appétit, messieurs-dames ! » ou, mieux encore, car il y a aussi les ni l’un ni l’autre, et que le principe d’inclusion nous enjoint d’en tenir compte : « Bon appétit, tout le monde ! »

Ce redresseur de torts fait tuer Don José par Carmen. La Belle au bois dormant, sous son égide, n’est plus réveillée par un baiser non consenti. Ce n’est certes pas lui qui censurerait une adaptation cinématographique de La Religieuse comme l’a fait, sous la pression des milieux catholiques, le pouvoir gaulliste dans les années 1960, mais là où il laisse encore se tenir une exposition Gauguin, il prend soin, dès l’entrée, d’avertir le public : « À plusieurs reprises, Gauguin a entretenu des relations sexuelles avec des jeunes filles. Il a profité de son statut privilégié ­d’Occidental pour jouir de la liberté sexuelle qui s’offrait à lui. »

Arts plastiques, littérature, théâtre, cinéma, philosophie, religion : tout désormais est défense de la bonne ­cause. Les œuvres humaines sont évaluées à la seule aune de l’humanité, c’est-à-dire de l’égale dignité des personnes. Aucune piste ne doit être négligée, aucune peine épargnée, quand il s’agit d’ouvrir les esprits et les cœurs. En jugeant Philip Roth et Milan Kundera trop sexistes pour mériter le prix Nobel et en retirant Lolita de ­Nabokov de tous les programmes universitaires, ce nouvel ordre moral se flatte de ne plus accorder de passe-droit et de sanctionner les méfaits comme les fantasmes des derniers représentants du système patriarcal. Ce n’est pas l’idéal ascétique qui inspire ses anathèmes et son entreprise de rééducation, c’est, sur le modèle de Tante Céline, l’idéal égalitaire. Il rechigne d’ailleurs à utiliser le mot « vertu » car il tient absolument à se démarquer de la guerre contre la libido menée sous ce pavillon depuis les Pères de l’Église jusqu’à la bourgeoisie victorienne. Rien ne lui est plus étranger que le dualisme métaphysique de l’âme et du corps. Il ne veut pas délivrer les êtres humains des affres du désir, mais le désir lui-même de la volonté de puissance. Il a d’autres chats à fouetter que la luxure. Sa cible est le dominant, non le débauché. Il ne condamne pas le péché de la chair, il débusque l’inégalité jusque dans le secret des alcôves.

Cet ordre moral, autrement dit, n’est pas réactionnaire ni même conservateur. Loin de trembler pour ce qui existe, il n’a de cesse de faire bouger les choses. Dénué de la moindre nostalgie pour les jours anciens, il liquide allégrement les archaïsmes et il écarte rageusement les obstacles à la marche de l’Histoire, c’est-à-dire, comme l’a montré Tocqueville, à l’égalisation progressive des conditions. On ne doit donc pas y voir un code de conduite gravé dans le marbre, mais une révolution permanente de la sociabilité. Ce n’est pas la fixation sur quelques règles intangibles, c’est la dynamique même de la démocratie. Ce n’est pas une forme qui enferme, c’est une force qui va, qui ne laisse rien debout, qui n’admire que son propre mouvement, qui annexe le passé sous prétexte de le « dépoussiérer », qui engloutit l’art dans le non-art, qui nivelle la langue et qui ravage les rapports interpersonnels pour mieux les purifier de toute espèce d’aliénation. N’épargnant aucun domaine de l’existence, sa dévorante passion démocratique nettoie notre civilisation de ce qui en faisait le prix ; et quand cette civilisation est mise au défi par l’intolérance dont parle Rushdie, il l’accuse d’avoir creusé les inégalités. Elle est responsable, du fait de ses pratiques discriminatoires, de la haine qu’elle suscite et des attaques qui la visent. Elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même si tant de gens, à l’intérieur même de ses frontières, lui en veulent mortellement. La violence dont elle est l’objet procède de son essence criminelle. Le nouvel ordre moral commande donc non de la défendre mais de la défaire. Une fois devenue rien, elle ne sera plus en mesure de stigmatiser personne. « Aucune civilisation ne cède à une agression extérieure si elle n’a pas d’abord développé un mal qui la rongeait de l’intérieur », écrivait Polybe. Ce mal est aujourd’hui d’autant plus redoutable qu’il se présente comme l’accomplissement du bien.

Ô ciel ! Que vous nous faites haïr l’égalité quand son empire est sans ­limite, qu’elle n’a plus de dehors, de contrepoids ou de butoir ! Alors, en ­effet, triomphe avec Tante Céline le nihilisme à visage humain. Et l’on ne peut se contenter, face à cette grande dévastation philanthropique, de ­sou­pirer comme le grand-père du ­nar­rateur de la Recherche en attendant des jours meilleurs. Car il n’y aura pas de jours meilleurs, à moins que nous plantions résolument nos talons dans le sol et que nous trouvions en nous la ressource, c’est-à-dire la vertu de ­résister au sens de l’Histoire. La tâche est urgente ; les chances de succès sont minces.”

Post Scriptum, 15 de gener del 2020.

Avui, Vicent Partal fa referència al seu editorial de Vilaweb al pensament d’Alain Finkielkraut que comparteixo (llevat de la crítica que fa al suport d’aqueix filòsof francès a l’Estat d’Israel): “Un poc de Finkielkraut, per a entendre els Verds i l’aversió als esdeveniments inclassificables”.

Post Scriptum, 19 d’octubre del 2021.

Le Figaro entrevistà ahir Alain Finkielkraut: «Ces humoristes qui se rêvent en rebelles sont le bras armé de la bien-pensance». Nous sommes entrés dans l’ère de l’après-humour: un monde où le sarcasme est mis au service de l’idéologie pour ostraciser et écraser des ennemis politiques, s’inquiète le philosophe et écrivain. En ces temps de précampagne présidentielle, le débat public se caractérise par des méthodes de plus en plus délétères, s’inquiète le philosophe et écrivain, qui déplore la violence croissante des propos dans l’espace médiatique. Le penseur s’interroge sur la légitimité de la rhétorique antifasciste employée à l’encontre d’Éric Zemmour. Philippe Muray appelait «rebellocrates» ces artistes pratiquant l’insoumission subventionnée. Aujourd’hui, ils font régner la terreur par le ricanement, de France Inter aux réseaux sociaux, constate Alain Finkielkraut.

Post Scriptum, 21 de juliol del 2022.

Interview de Alain Finkielkraut abans d’ahir a Israel Valley  del qual val la pena retenir aqueixos paràgrafs:

Aimez-vous la France actuelle?

Je n’aime pas ce que devient la France. Mon amour pour la France est un amour pour quelque chose de périssable, dont je sens la fragilité, mais qui n’a pas encore entièrement disparu. Je me suis retrouvé, par hasard, entre Sarlat et Brive, dans le Périgord. Je suis tombé en pâmoison devant un petit village, Saint-Amand-de-Coly, avec une église merveilleuse. Il est bon de vivre dans une France sécularisée, mais il y a une dette de la culture vis-à-vis de la religion. Le sentiment religieux a produit en France tant de beauté qu’on ne peut qu’être rempli de gratitude pour le fait de vivre ici. Certains partisans du « mariage pour tous » voudraient rejeter, dans les ténèbres de la barbarie, la France des vieux clochers et du « mâle blanc hétérosexuel et catholique ». Cette attitude, ainsi que le refus de l’assimilation par un grand nombre d’immigrés et les critiques américaines de notre laïcité, m’ont amené à prendre conscience de ce que la France représente pour moi.

Le sujet de l’identité n’est-il pas celui où l’on vous caricature le plus?

Dans les années 1980, les Français ne devaient pas se réclamer de leur identité, c’était soit anachronique, soit antipathique puis, quand Jean-Marie Le Pen est arrivé, c’est devenu impossible. L’identité juive était, en revanche, bien portée. Ce n’est plus le cas car il nous faut maintenant répondre des « crimes » d’Israël. Il m’arrive d’être pris à parti à cause de mon amour « viscéral » d’Israël. Je suis pourtant signataire de JCALL [European Jewish Call for Reason] et je soutiens, depuis 1980, l’option des deux États. Mais aujourd’hui, on ne peut être juif dans l’espace majoritaire qu’en s’excusant d’Israël. Je critique Israël, mais je ne m’excuse pas d’Israël. Donc, c’est vrai : je suis caricaturé à la fois en tant que juif et en tant que Français puisqu’on dit que je vais rejoindre les identitaires.

Comprenez-vous ceux qui rejettent en vous le polémiste mais aiment l’écrivain?

Cette dualité n’existe pas. Je cherche toujours la forme belle car je tiens de Flaubert que l’expression juste est, en même temps, l’harmonieuse.

Quelle est cette « identité malheureuse »?

C’est l’identité française et c’est l’identité européenne. L’Europe m’apparaissait comme une construction un peu ennuyeuse jusqu’au jour où les écrivains d’Europe centrale m’ont fait comprendre qu’il s’agissait aussi d’une civilisation menacée. Barthes, dans son dernier séminaire, cite une lettre où Flaubert dit qu’il écrit « pour des lecteurs qui se présenteront tant que la langue vivra ». Flaubert envisage donc la possibilité qu’il ne reste un jour de la langue qu’un simple moyen de communication et Barthes, moderne entre les modernes, rêve pour finir d’écrire une œuvre filiale. Valéry l’avait dit : « Nous ne pensons que par hasard aux circonstances permanentes de notre vie; nous ne les percevons qu’au moment qu’elles s’altèrent tout à coup. » La question de l’identité a surgi chez moi de cette manière-là : non pas une identité que j’habite de manière agressive, mais une identité que je vois se dissoudre. Ma tristesse n’est pas polémique.

Le mur est mince entre le « politiquement correct » et le « politiquement abject » sur un tel sujet.

C’est l’autre malheur de l’identité : qu’elle soit captée et défendue par des gens décidément infréquentables. Mais ce serait faire leur jeu que de leur abandonner le terrain et de criminaliser l’inquiétude identitaire elle-même.

Marine Le Pen monte dans les sondages.

Raison de plus pour être attentif à la réhabilitation de l’identité française, courageusement menée par Jean Daniel dans le sillage de Lévi-Strauss. La gauche, hélas, préfère le déni des problèmes à l’analyse et quand Manuel Valls dit qu’il faut revenir sur la politique du regroupement familial, un froid polaire descend sur le gouvernement socialiste. On ferme les yeux pour se tenir chaud. Et on accuse d’islamophobie ceux qui, plutôt que de soumettre la République aux exigences de l’islam, veulent soumettre les musulmans aux lois de la République. Ce n’est pas ainsi qu’on pourra vaincre le Front national. Je vous rassure donc : je ne vais pas voter Marine Le Pen. Je la combattrai, mieux que ses adversaires.

Vous déplorez la disparition d’une bourgeoisie cultivée.

Le mathématicien Laurent Lafforgue, qui vient d’un milieu « défavorisé », dit sa reconnaissance pour les héritiers, ces familles bourgeoises qui pensaient que leurs privilèges impliquaient des devoirs et que l’un de ses devoirs les plus importants était d’honorer la culture et de la servir. Cette bourgeoisie a cédé la place à une jet-set qui se croit rebelle parce qu’elle écoute du rap et qui affiche tous les jours, sur Canal +, son ignorance et sa vulgarité.

Vous écrivez que le silence, la solitude, la lenteur sont attaqués de toutes parts.

L’identité nationale n’est pas un déterminisme. Elle est fragile et friable. Elle se transmet par les livres, qui font entendre la voix des morts. Or, aujourd’hui, la connexion permanente supplante la lecture. Le passé s’éloigne et le progrès n’est plus politique mais technologique. L’iPhone 5 vient de démoder le numéro 4, or il faudrait se débrancher pour échapper à la tyrannie de l’immédiat.

Vous faites un portrait acéré des « sympathiques bobos ».

J’en suis un moi-même. C’est ma génération, après tout, qui a inventé l’adolescence perpétuelle. Mais à la différence de mes pairs, j’essaye de ne pas me payer de mots. Les bobos typiques célèbrent le métissage et vivent dans des forteresses ; ils plaident pour l’ouverture des frontières et mettent leurs enfants dans des écoles socialement et ethniquement homogènes. Ne pas se mentir, telle est, il me semble, la morale du Juif imaginaire, de L’Identité malheureuse, d’Un cœur intelligent. Les grands ­romans nous racontent des histoires qui déconstruisent les histoires que nous nous racontons sans cesse.

Post Scriptum, 15 de desembre del 2022.

Ahir, a Tribune Juive, Alain Finkielkraut: “Le prix Nobel de littérature est devenu le prix Nobel de l’idéologie”.

Post Scriptum, 6 de gener del 2024.

Aparegudes gairebé al mateix temps dues entrevistes a Finkielkraut  de lectura recomanada: abans d’ahir a Le Figaroahir a Causeur.

Post Scriptum, 19 de gener del 2024.

Entrevista a L’Express del proppassat 14 d’aqueix mes: “Partout, les juifs s’aperçoivent qu’ils ne font pas le poids”, de la qual val la pena exptreure’n aqueixos paràgrafs:

Vous évoquez dans le livre votre engagement dans le mouvement de Mai 68. Pourquoi avoir ensuite pris vos distances avec lui ?

En Mai 68, j’étais, pour reprendre la célèbre expression de Philippe Muray, un « mutin de Panurge ». Je manifestais comme on manifestait, je me révoltais comme on se révoltait, je m’indignais comme on s’indignait : “Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi !” criais-je avec une ferveur mimétique. Puis je me suis progressivement aperçu que ce vieux monde n’était pas pesant mais fragile et qu’il s’éloignait de nous sans crier gare.

Si je devais résumer d’une formule mon itinéraire, je dirais que je suis passé d’un printemps à l’autre, du printemps parisien au printemps de Prague, du lyrisme révolutionnaire au scepticisme post-révolutionnaire, du pathos de l’émancipation à la défense passionnée de la culture qui m’a mis au monde.

A l’époque, que pensiez-vous des intellectuels libéraux ou conservateurs qui critiquaient cette “révolution introuvable”, selon la formule de Raymond Aron ?

Force m’est de reconnaître qu’à l’époque, la critique de Mai 68 ne me touchait absolument pas. Je n’avais aucune considération pour la droite. Il n’y avait à mes yeux de vérité et de salut qu’à gauche, et même à la gauche de la gauche.

Vous consacrez, sous le patronage de Kundera, un chapitre à l’Europe comme civilisation. Vous faites l’éloge des (petites) nations qui la composent et de leur singularité qui n’empêche pas leurs points de rencontre. Comment expliquez-vous que la dimension culturelle de la nation soit si peu présente dans les discours des partis nationalistes en France ?

Au Moyen-Age, écrit Kundera dans un Occident kidnappé, l’idée de l’Europe reposait sur la religion commune. Dans les temps modernes, le Dieu médiéval se transforma en deus absconditus et c’est la culture qui devint la réalisation des valeurs suprêmes par lesquelles l’humanité européenne se comprenait, se définissait, s’identifiait. Aujourd’hui, la culture à son tour cède la place. Nous vivons sous le règne égalitaire du “tout culturel”. Ni la droite, ni la gauche, ni le centre ne résistent à ce nihilisme souriant.

Vous avez été l’un des premiers intellectuels à vous inquiéter de la baisse du niveau éducatif en France. Vous n’étiez pas d’accord pour dire, comme Christian Baudelot et Roger Establet dans leur ouvrage éponyme de 1989, que “le niveau mont (ait)”. Alors que le dernier rapport Pisa fait état du déclin avancé de l’école, ministère et chercheurs doivent bien reconnaître l’évidence. Comment expliquez-vous que leur aveuglement ait été si long et si fort ?

L’aveuglement reste très fort : alors même que le bon usage se perd, que la syntaxe s’effondre et que le vocabulaire se réduit à vue d’œil, des linguistes béats nous expliquent que “le français va très bien, merci” [NDLR : du nom d’un “Tract” publié récemment chez Gallimard]. Depuis Bourdieu, les sciences sociales divisent le monde en deux camps, les dominants et les dominés. La culture générale favorisant les dominants, on a dit qu’elle relevait du délit d’initiés et on l’a exclue de l’école. Ainsi s’est répandu l’enseignement de l’ignorance. Malgré l’acharnement des sociologues, le désastre est désormais visible à l’œil nu. L’heure du sursaut semble arriver. J’espère seulement qu’il n’est pas trop tard.

On doit l’expression d’ “enseignement de l’ignorance” au philosophe Jean-Claude Michéa. Partagez-vous le diagnostic qu’il faisait dans le livre du même nom paru en 1999 ?

Jean-Claude Michéa et moi sommes d’accord sur le diagnostic mais pas sur les causes. Pour lui, l’enseignement de l’ignorance est imputable au capitalisme. Or je pense de mon côté qu’il procède bien plutôt de l’égalitarisme.

Vous regrettez que l’on accuse les boomers de s’en être mis plein les poches tout en polluant la planète. Les boomers n’ont-ils rien à se reprocher ?

“La catastrophe, c’est lorsque les choses suivent leur cours”, disait Walter Benjamin. Ceux qu’on appelle les “boomers” n’ont rien fait pour interrompre le processus. De là à encenser Greta Thunberg, il y a un pas que je me garderai de franchir.

A notre époque, notez-vous, “même coupable, un dominé est innocent”. La mise en valeur de la figure de la victime chère aux woke n’est-elle pas, après tout, un motif chrétien ?

“Le monde est plein de vertus chrétiennes devenues folles”, disait G.K. Chesterton. L’actualité lui donne raison.

Vous demandez : “Y aura-t-il jamais une épreuve de vérité pour l’idéologie woke ?” Ce qui s’est passé sur les campus américains après le 7 octobre, où des étudiants juifs ont été menacés, n’en est-elle pas une ?

D’une dichotomie l’autre. Le wokisme a pris dans les campus la relève du marxisme. L’ennemi à abattre, ce n’est plus le capitalisme, c’est l’impérialisme blanc. Et depuis la guerre des Six Jours, Israël est dans le mauvais camp. Ce n’est plus un pays de réfugiés, c’est une entreprise coloniale. Ainsi, un antisémitisme antiraciste se déchaîne en toute bonne conscience dans les universités du monde occidental. Woke veut dire “éveillé”. Se réveille-t-on d’un éveil ? La clairvoyance retrouvera-t-elle un jour ses droits ? Rien n’est moins sûr.

Vous regrettez la dévalorisation de l’histoire comme “roman national”. N’est-il pas légitime de critiquer ce concept ? L’histoire n’est-elle pas davantage une forme de savoir qu’un roman ?

Je me garderais de parler de roman national. L’histoire doit être enseignée telle qu’elle est, avec ses ombres et ses lumières, le plus objectivement possible. Naguère encore, tous les Français, quelle que soit leur origine, devenaient, notamment par l’école, des héritiers de l’histoire de France. Aujourd’hui, on lutte contre les « crispations identitaires » en fracturant cette histoire, en la rendant discontinue, ou en proclamant qu’elle a été faite de bout en bout par les étrangers. Comme en témoigne L’Histoire mondiale de la France, le livre dirigé par Patrick Boucheron, le wokisme foule aux pieds le droit fondamental de l’homme à la continuité historique.

La “mémoire impérieuse” de la Seconde Guerre mondiale, qui dévalorise toute proposition politique un tant soit peu patriotique, “se révèle incapable de faire la différence entre Pétain et De Gaulle”, écrivez-vous. Tout ce qui ressemble à De Gaulle se voit ramené à Pétain. Que pensez-vous de l’attitude inverse, celle d’Eric Zemmour, qui consiste à faire croire que Pétain était aussi honorable que De Gaulle ?

La réhabilitation partielle de Pétain par Eric Zemmour n’a convaincu personne, et c’est heureux. Mais ce qui scandalise tout le monde ou presque, c’est la phrase de De Gaulle : “Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne”. Aux yeux de l’esprit du temps, ces mots font de l’homme du 18 juin un émule d’Adolf Hitler.

Vous rappelez à plusieurs reprises que le juif enraciné (notamment en Israël) et critique de l’islam est, pour ses ennemis, le nouveau “nazi”. Comment a-t-on pu en arriver là ?

Michel Foucault qualifiait d’ignominieuse la résolution de l’ONU faisant du sionisme une forme de racisme. Cette définition va aujourd’hui de soi dans les cercles progressistes. Les juifs ne sont plus protégés par le devoir de mémoire. Ils sont accusés de perpétrer un génocide contre le peuple palestinien. En même temps, un nouveau mot d’ordre surgit : “From the river to the sea, Palestine will be free”. Il ne s’agit plus de partager cette terre mais de la purger de toute présence juive. Comme le notait il y a quelques années l’écrivain David Grossman : “Tragiquement, Israël n’a pas réussi à guérir l’âme juive de sa blessure fondamentale, la sensation amère de ne pas être chez soi dans le monde”. Depuis le 7 octobre, cette blessure est à vif. Partout dans le monde, les juifs s’aperçoivent qu’ils ne font pas le poids.

Vous tentez, avec courage, de défendre Renaud Camus, en soulignant que la notion de « grand remplacement » est tout à fait acceptée lorsqu’il s’agit de s’en réjouir. Souhaiteriez-vous que le débat public soit le lieu d’une confrontation la plus large possible, de ceux qui, par exemple, en appellent au génocide des juifs ou nient l’existence d’Auschwitz, à ceux qui professent le racisme ? Ou bien faut-il mettre des limites à la liberté d’expression ?

Tout le monde a le droit d’avoir ses propres opinions mais pas ses propres faits. La liberté d’expression ne saurait donc inclure le négationnisme. Pour ce qui est de Renaud Camus, avec lequel j’ai de graves divergences, je constate seulement que ceux qui le condamnent à la mort sociale n’en ont pas lu une ligne. Ils se veulent les héritiers des dreyfusards, mais ceux-ci opposaient le scrupule au préjugé ; eux font le contraire.

Deixa un comentari

L'adreça electrònica no es publicarà. Els camps necessaris estan marcats amb *

Aquest lloc està protegit per reCAPTCHA i s’apliquen la política de privadesa i les condicions del servei de Google.

Us ha agradat aquest article? Compartiu-lo!