Jacques Ehrenfreund (1964) és un historiador jueu suís, professor a la Universitat de Lausana, autor d’una sèrie de reflexions sobre els fets del 7 d’Octubre. Avui, Tribune Juive reprodueix una entrevista al canal franòfon Mosaïque on explica “Pourquoi l’Europe voit Israël comme fauteur de guerre“. D’un côté, la très grande majorité des Israéliens s’accorde sur la nécessité de mener à son terme l’offensive contre le Hamas. De l’autre, la communauté internationale juge cet objectif illégitime et qualifie d’ « intolérables » les moyens mis en œuvre pour l’atteindre. Comment comprendre cette incompréhension grandissante ?
Reprodueixo aqueix article publicat el proppassat 10 de gener a la revista “K.”, titulat “Le retour de la guerre, les Juifs et la crise de l’histoire“.
« Quand un Juif se prend une claque, non seulement il se prend une claque, mais en plus il se fait un ennemi. »
Ce dicton juif ancien a pris une nouvelle dimension le 7 octobre. Dès le lendemain du massacre, il était évident pour qui est familier de l’histoire juive que le discours hostile ne tarderait pas à surgir et qu’Israël serait tenu pour responsable de ce qui venait de lui arriver. Ce qui a surpris, c’est uniquement la rapidité avec laquelle cela s’est produit. Dans les sociétés occidentales se sont simultanément révélées une incompréhension pour la guerre que mène Israël afin d’écarter une menace dont le 7 octobre avait montré la gravité, et une stupeur face à l’irruption massive de haine contre les Juifs. L’incapacité à voir le lien entre ces deux phénomènes a pour conséquence une impuissance à agir contre ce qui ébranle la vie juive en Europe comme jamais depuis 1945, au point de menacer sa pérennité.
L’incompréhension que rencontre la guerre d’Israël trouve sa source dans un rapport à l’histoire qu’il est urgent de ressaisir. Depuis les années soixante, soit moins de vingt ans après la Shoah, l’Europe s’est entendue pour condamner l’antisémitisme, et pour mettre en place des politiques visant à l’endiguer ; cela était d’autant plus nécessaire que l’antijudaïsme avait été pendant des siècles un schème fondamental, qui conditionnait le rapport à l’histoire des sociétés chrétiennes. L’Église, Verus Israël, affirmait s’être substituée au vieux peuple d’Israël, dont l’existence aurait par-là même dû s’achever. Son obstination à exister devenait un mystère et un scandale. Un rapport singulier à l’histoire s’est construit sur cette « théologie de la substitution » : l’ancien Israël était reconnu comme porteur d’une vérité, contenue dans ses textes, mais une vérité qui avait été accomplie par la venue et le sacrifice du Christ. Cet événement pivot de l’histoire humaine mettait un terme à l’Histoire telle que racontée par les Juifs ; c’était une tout autre histoire qu’avait inauguré l’Église, faite de Rédemption, de spiritualité et d’unité. Pourquoi le peuple à la nuque raide s’obstinait-il à poursuivre une existence déchue, pourquoi continuait-il à faire comme si rien n’était advenu ? Cette incapacité à voir la vérité chrétienne ne constituait-elle pas une insulte et une menace pour l’unité du genre humain ?
Le postulat que les Juifs en s’obstinant à aller contre le sens de l’histoire, menaçaient la paix et l’unité de l’humanité, a repris du service en octobre dernier. Cette trame fondatrice de l’antijudaïsme peut expliquer qu’au moment même où se produisait le plus important massacre de Juifs depuis 1945, s’énonçait aussi la critique la plus radicale à leur égard.
L’histoire est une ressource fondamentale qui permet de se situer dans les temps normaux, et de s’orienter par gros temps. L’historien est celui qui par profession doit être à même d’identifier un événement lorsqu’il se produit, de repérer en quoi il constitue ou non une inflexion dans le déroulement normal du temps.
Les plus grands historiens sont ceux qui ont fait la preuve, en temps réel, de la capacité à identifier une rupture, à repérer un événement qui sort du commun. Deux exemples pour illustrer : Marc Bloch, dans L’Étrange Défaite, propose une analyse incomparable de l’effondrement que la France vient de vivre, il en propose une analyse qui dépasse le témoignage d’un simple contemporain, parce qu’elle s’appuie sur la longue expérience de l’historien.
Yitzhak Baer décide lui aussi de sortir de sa tour d’ivoire académique et de son domaine de spécialité – le judaïsme de l’Espagne médiévale – pour écrire en 1935, dans l’urgence, ce qui s’impose à lui. Galout, publié à Berlin en 1936, est une interpellation adressée aux Juifs allemands depuis Jérusalem, qui vise à leur faire prendre la mesure de ce qui arrive. Baer analyse l’effondrement de la possibilité d’une vie juive dans la dispersion. Il a compris ce que peu ont alors déjà saisi, qu’une menace sans précédent pèse sur la vie juive en Europe, à partir de laquelle il réexamine toute l’histoire de la dispersion, cette forme de vie caractéristique du judaïsme depuis l’Antiquité.
Identifier la singularité de l’événement signifiait, pour Bloch comme pour Baer, accomplir pleinement leur vocation d’historien ; cela consistait à adresser à un public particulier le diagnostic d’une crise qui menaçait l’existence même de la France, pour Bloch, du peuple juif, pour Baer.
La crise extrême révèle cette caractéristique majeure du travail de l’historien : le discours historique est tout à la fois adressé et situé. L’historien s’adresse à un public spécifique, auquel il est lié par un lien intime, il l’informe et l’interpelle. C’est ce lien qui est la condition de possibilité de l’opération historique, qui est aussi une ressource politique. Si la recherche historique suppose la neutralité du chercheur, ce dernier examine le passé à partir d’une perspective particulière qu’il doit assumer comme telle.
Le 7 octobre, l’histoire juive aurait dû être cette ressource permettant de comprendre ce qui venait de se produire : saisir un événement consiste à le situer dans une série d’occurrences antérieures, ou à rendre visible ce que l’on n’a encore jamais vu. Dans les jours qui ont suivi, on a pu constater à quel point cette ressource faisait défaut.
Le débat, ayant presque immédiatement éclaté le 7, a d’abord porté sur la manière de qualifier l’événement. C’est précisément cette faillite dans l’opération de qualification qui constitue le révélateur le plus puissant de la crise de l’histoire.
Deux jours après le 7 octobre, les informations sur ce qui venait de se produire étaient déjà massives : on savait les massacres systématiques et indifférenciés, les viols et sévices sexuelles massifs, les tortures, les enlèvements, les otages bébés ou personnes âgées, l’acharnement sur les cadavres, la destruction minutieuse des maisons, des kibboutzim… L’ensemble dénotait une pulsion génocidaire de type pogromiste. Dans le contexte de l’État d’Israël, celui-là même dont la vocation était que le pogrom ne puisse plus se reproduire, il faisait retour à la manière d’une ruse de l’histoire. On aurait pu s’attendre à ce que les spécialistes de cette histoire le voient et le disent. D’aucuns l’ont fait, pas tous, loin de là.
Le 9 octobre l’AJS (Association for Jewish Studies), l’association professionnelle fédérant les Études juives américaines a publié la déclaration suivante : « Les membres du comité exécutif de l’AJS expriment leur profonde peine pour les vies perdues et les destructions causées par la violence terrible en Israël ce week-end. Nous envoyons notre soutien à nos membres qui se trouvent dans la région, ainsi qu’à leurs familles et à leurs amis. Nous offrons notre soutien dans ces temps sombres. »
Voilà l’analyse de l’événement dont a été capable, en temps réel, l’association professionnelle des historiens du judaïsme. Elle dénonce une « violence terrible » comme si elle était tombée du ciel. La dimension singulière de l’événement – la résurgence du pogrom dans le contemporain – semblait hors de portée conceptuelle pour les rédacteurs de ce message. Ils faisaient preuve d’une incapacité complète à la saisir pour adresser à ceux qui venaient de le subir dans leur chair autre chose que des paroles lénifiantes et inutiles. L’AJS a failli au moment le plus crucial, celui où son expertise était la plus urgente, elle s’est montrée incapable de nommer ce qui venait de se produire et qui aurait dû mobiliser la longue expérience historique juive.
Mais à côté de ceux qui ne voyaient pas ce que par profession ils auraient dû voir, d’autres semblaient voir des choses qui ne s’étaient pas produites, ou plus exactement, se sont mis immédiatement à replacer l’événement dans un contexte.
On se souvient que c’est le Secrétaire général de l’ONU le premier, qui alors que les morts n’étaient pas encore enterrés, affirmait que l’événement s’était produit dans un contexte.
Il ne fait aucun doute que la mise en contexte est la tâche principale de l’historien. Il doit mobiliser son érudition pour établir des liens, qui permettent de comprendre en profondeur un événement. Cette partie de l’opération historique est sans aucun doute la plus délicate, celle qui laisse la plus grande place à la subjectivité, celle dans laquelle s’insinue en définitive la perspective de l’historien. Ce qui surprend le plus dans le cas présent, c’est que c’est précisément la mobilisation de l’histoire juive que certains spécialistes ont refusé et même dénoncé.
Le 12 octobre, Omer Bartov, historien d’origine israélienne enseignant aux États-Unis, spécialiste de la Wehrmacht et de la Shoah en Galicie orientale (l’Ukraine actuelle), expliquait le massacre par son contexte géographique et refusait de le mettre en série avec ce qui constituait son domaine de spécialité. Pour Bartov, le 7 octobre est exclusivement une conséquence de la politique israélienne. « Qui sème le vent, récolte la tempête » a-t-il répété à l’envie dans la presse allemande, aux États-Unis et même dans le journal Le Monde. Interrogé pour son expertise dans le domaine du génocide, il insistait d’abord sur le fait que ce qui venait de se produire n’en était pas un. Le 14 octobre, il initiait une deuxième version de la pétition « The Elephant in the Room »[1], dans laquelle le massacre et les enlèvements du Hamas étaient certes condamnés, mais mis en série dans une causalité mécanique avec l’occupation israélienne de la Cisjordanie.
Spécialiste de la destruction des Juifs d’Europe, Omer Bartov s’est inquiété avec d’autres collègues de l’usage instrumental qui pouvait être fait de cette histoire. Non content de situer le 7 octobre exclusivement comme une conséquence de la politique israélienne, ces historiens appelaient explicitement, une nouvelle fois dans un texte public, à ne pas « instrumentaliser » la Shoah, à la maintenir hors de la réflexion sur ce que venait d’accomplir le Hamas. Mettre en contexte signifiait donc d’abord ne pas situer l’événement dans l’histoire de l’antisémitisme et des pogroms. On rappelle pourtant que ces deux néologismes ont des histoires congruentes et sont apparus dans les années 1880, pour nommer ce qui arrivait aux Juifs en Europe.
Arrêtons-nous un instant sur cette modalité de la contextualisation : postuler un lien causal entre une politique israélienne, aussi critiquable soit-elle, et le 7 octobre participe d’une occultation de la dimension génocidaire de l’événement. Cette dimension est pourtant la nouveauté radicale que l’historien devrait être à même de saisir. Cette nouveauté est ce à quoi Israël est confronté, ce à partir de quoi il doit envisager son action. Rappelons que les actions du Hamas se sont produites sur le territoire d’Israël, celui que la communauté internationale lui reconnait sans contestation. Mobiliser le contexte colonial, c’est refuser de voir la dimension singulière de ce qui s’est déroulé le 7 octobre. Dans un conflit territorial entre deux revendications nationales, même dissymétriques du point de vue de la puissance militaire, on peut imaginer des actions pour forcer l’ennemi à accéder à ce qu’il s’obstine à refuser. L’opération militaire est conçue comme un élément de préparation à une négociation future, parce que l’on sait qu’il faudra à terme parvenir à un compromis. Le mouvement national palestinien a usé de cette stratégie à de nombreuses reprises par le passé.
Il est évident que le 7 octobre n’avait pas pour visée de forcer l’adversaire à la négociation, ou au compromis politique. Ce qui a surgi en plein cœur du conflit israélo-palestinien, c’est une action qui s’en prend aux Juifs pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font. Il les désigne comme un ennemi avec lequel aucune conciliation n’est recherchée. Une connaissance même lacunaire de la Charte du Hamas, de son antisémitisme radical et exterminateur, aurait dû suffire pour percevoir cette dimension de l’événement. Mais c’est précisément ceux qui auraient dû permettre de saisir cette dimension qui ont veillé à ce qu’elle n’apparaisse pas.
À l’inverse, de nombreux historiens des génocides ont considéré de leur devoir de dénoncer l’opération militaire israélienne comme potentiellement porteuse d’une telle dimension. L’inversion est un mode opératoire traditionnel de l’antijudaïsme. Rendre les Juifs responsables de ce que l’on vient de leur faire subir ou que l’on s’apprête à leur infliger, telle a été traditionnellement la manière de justifier la violence à leur encontre. Avant les expulsions du Moyen Âge, fleurissaient les accusations d’empoisonnement des puits, ou de meurtres rituels. L’antijudaïsme chrétien a mobilisé tout particulièrement l’accusation de déicide ; porter la responsabilité de la mort de Dieu lui-même alimentait la désignation des Juifs comme ennemis de l’humanité.
Après la Shoah, la réintégration des Juifs a permis aux Européens de surmonter, superficiellement du moins, la culpabilité postérieure à l’événement, et d’évacuer la question de l’antisémitisme. Mais peut-on pour autant considérer que les motifs les plus anciens de l’antijudaïsme traditionnel ont entièrement disparus ? Parmi ceux-ci, celui qui paraît central concerne leur incapacité postulée à comprendre le sens de l’histoire, et tout particulièrement les leçons à tirer de la destruction des Juifs d’Europe. Pour comprendre comment le 7 octobre peut avoir enclenché une vague sans précédent d’hostilité envers les Juifs, il faut saisir ce qui s’est rejoué d’un antijudaïsme traditionnel, distinct de l’antisémitisme.
Le rapport du christianisme à l’Ancien Testament est fondateur d’un rapport à l’histoire et à son sens profond. En effet, le corpus juif est tout à la fois reconnu, nié et accompli, c’est-à-dire dépassé. Le christianisme n’a cessé de présenter les textes de l’Ancien Testament comme particularistes, mais également comme figuratifs de la vérité chrétienne. C’est la raison pour laquelle c’est de leur dépassement que pouvait advenir la vérité, mais c’est ce qui rendait aussi nécessaire leur préservation.
Le christianisme traditionnel pense sauver la signification profonde du corpus juif, parce qu’il propose d’en dépasser définitivement le caractère particulariste. Il accomplit le sens profond du texte précisément parce qu’il le libère de ce qui est perçu comme une obsession du peuple et de la Loi. Ce dépassement est la condition pour faire advenir une religion dans laquelle communie toute l’humanité, et qui fait enfin régner la paix.
L’antisémitisme moderne s’était distingué de l’antijudaïsme en ceci qu’il rompait avec l’ambivalence qui était au cœur du christianisme. Pour l’antisémitisme apparu avec le dix-neuvième siècle, les Juifs étaient exclusivement du côté de la négativité. Saisir ce dont nous sommes les contemporains suppose de faire l’effort de comprendre ce qui est réapparu de l’ambivalence ancienne.
Après la guerre et le discrédit qui a frappé l’antisémitisme, un puissant mouvement s’est fait jour en Europe, qui a cherché à réintégrer les Juifs, à leur faire une place. Mais paradoxalement, ce moment de découverte de la tradition « judéo-chrétienne » a, en rompant avec l’antisémitisme, renoué avec l’ambivalence caractéristique de l’antijudaïsme. Ce qui est réapparu dans ce mouvement, c’est l’espoir que les Juifs se départent finalement de leur particularisme, reconnaissent leur erreur et rejoignent enfin une humanité d’autant plus indivise qu’elle s’était défaite progressivement de sa coloration trop directement chrétienne. Les Européens se sont compris depuis les années soixante comme la pointe avancée d’un mouvement de sécularisation et de progrès ; ils sont persuadés d’avoir tiré toutes les leçons de leurs erreurs anciennes, celles qui avaient culminées dans la destruction des Juifs d’Europe. Ils sont dorénavant certains d’avoir compris la signification profonde de cette histoire et d’en avoir tiré les conclusions les plus justes. La guerre, le nationalisme ne sont que des expressions négatives d’un particularisme qu’il est urgent de laisser derrière soi. Le sens de l’histoire est à la paix et à l’unité, bref, à la sortie de l’histoire. Il est notoire que cette évolution a constitué le lieu d’une crise de l’histoire professionnelle, elle est en tout cas à l’origine d’une tentative des historiens de repenser leur profession en tant que groupe : dorénavant, leur discours doit être adressé à l’humanité indivise. L’histoire globale est la nouvelle modalité de l’écriture et tous ceux qui feraient autre chose sont accusés d’alimenter un « roman national ».
Aux yeux des Européens, l’histoire contemporaine des Juifs est porteuse d’une signification singulière, du fait de leur extermination : il est une urgence particulière à en garder la mémoire, précisément parce que c’est du dépassement de cette histoire qu’a pu surgir le nouveau monde réconcilié avec lui-même, un monde qui a enfin surmonté ses divisions et qui en a définitivement fini avec la guerre.
Pour l’existence européenne, il n’est pas de plus grande fierté que d’être parvenue à faire régner la paix et l’unité : ce serait la preuve que toutes les leçons ont été tirées de l’histoire récente. L’union de l’Europe serait l’aboutissement de ce dépassement, d’où le rôle qui incombe aux Juifs, à l’identique de ce qu’avait été le leur dans l’antijudaïsme traditionnel.
Le problème est qu’une nouvelle fois, les Juifs, cette fois-ci à travers un État, font la preuve qu’ils n’ont pas compris le message universaliste. En faisant la guerre, une guerre rapidement taxée de génocidaire, ils constituent de nouveau une menace pour la paix et pour l’unité du monde.
Le sens de l’histoire que se raconte l’Europe est celui d’une souffrance surmontée et d’une unité retrouvée. Après avoir été le terrain de deux guerres mondiales et du pire des massacres, il semble enfin y régner l’unité. À cette histoire, Israël, comme État dans lequel les Juifs font la guerre, fait obstacle. Une nouvelle fois, les Juifs semblent ne pas avoir tiré les bonnes conclusions de l’histoire, ni même de leur propre destruction. Il semble leur manquer une capacité à saisir le sens profond de leur propre histoire, de même qu’ils n’avaient pas saisi le sens de leurs propres textes.
La Shoah aurait dû leur faire comprendre que leur particularisme était fini, or ils ont interprété l’événement en termes de nécessité impérieuse de mise en place d’un État engagé, y compris par la guerre, dans leur défense. Les Juifs ont tiré une conclusion nationale et particulariste de l’histoire de l’antisémitisme et de la Shoah, voilà le reproche qui leur est adressé et qui est redoublé aujourd’hui par celui de faire un usage inapproprié de cet événement.
Les Juifs ont majoritairement vu dans la Shoah la justification indiscutable du projet israélien, dont la vocation était précisément d’empêcher qu’elle puisse se reproduire. Les Européens, postnationaux, postcoloniaux, postmodernes convaincus, voient eux dans l’État juif, une mauvaise solution, voire la pire des réponses possibles. À leurs yeux, la Shoah est la preuve ultime du fait que tout nationalisme est potentiellement génocidaire, que tout conflit territorial fait potentiellement surgir un colonialisme.
Et donc les occidentaux, qui pensaient en avoir fini avec l’antisémitisme, et qui pensaient avoir fait une place aux Juifs depuis la Shoah, reprochent aujourd’hui à ces derniers, devenus majoritairement favorables au sionisme et à Israël, de ne pas avoir tiré les bonnes conclusions de leur destruction.
Depuis que l’Europe est devenue le continent de l’unité, de la justice et de la paix, elle entretient un rapport à son histoire qui vise le plus possible à la dépolitiser. Cette nouvelle incapacité des Juifs à comprendre le sens profond et véritable de leur propre histoire, engendre une déception nouvelle : ils s’évertuent à faire la guerre, à se défendre, à conquérir parfois, à tuer et à coloniser, précisément parce qu’ils n’ont pas compris ce que les Européens ont, eux, tiré comme conséquence de leur histoire.
La nouvelle hostilité qui découle de cette critique ne porte pas sur les Juifs en tant que tels, mais sur le fait qu’ils refusent de saisir le sens profond de leur histoire. Elle ne relève pas de l’antisémitisme dans sa version 19e siècle, mais renoue avec l’ambivalence fondatrice de l’antijudaïsme.
Une nouvelle déception s’est faite jour, liée à cette incapacité, comme la première fois, à accepter le sens de l’histoire que pointait la majorité. Pourquoi tant d’obstination à poursuivre une aventure inutile, telle semble être la question adressée à Israël, depuis une Europe convaincue de vivre enfin dans un monde qui a laissé derrière lui les vicissitudes de la guerre. Le surgissement d’un conflit au cœur même du continent en février 2022 avait commencé à ébranler cette certitude, sans pourtant la faire disparaître. La guerre qu’Israël mène contre une organisation islamiste qui a déjà menacé l’Europe, et ne cesse de répéter sa volonté de recommencer, aurait pu signer un moment de convergence entre les Juifs et les Européens. Force est de constater qu’il n’en est rien, et que c’est à l’inverse une incompréhension mutuelle profonde qui se trouve remise en selle à cette occasion.
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