Jaume Renyer

per l'esquerra de la llibertat

6 d'abril de 2024
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Gilles Kepel: «Le “Sud global” est une grande imposture idéologique et une aberration géopolitique»

Entrevista publicada ahir per Le Figaro a Gilles Kepel (París, 1955): “Dans son nouveau livre, Holocaustes (Plon), le professeur des universités décrit la nouvelle donne géopolitique qui a émergé après le 7 octobre et le déclenchement de la guerre à Gaza. Il pointe les impasses d’un «Sud global» dont les défenseurs ne partagent rien d’autre que la haine de l’Occident.

LE FIGARO. – Le titre de votre livre, Holocaustes , peut donner l’impression que vous renvoyez dos à dos les pogromistes du 7 octobre et la guerre menée par Tsahal à Gaza. Peut-on utiliser le même terme pour les deux événements ?

GILLES KEPEL. – L’objectif n’est pas d’établir une équivalence entre l’hécatombe à Gaza et la razzia pogromiste du Hamas, mais de montrer que, avec le 7 octobre et ses suites, on assiste à une tentative de refonder totalement l’ordre moral du monde. Après l’extermination des Juifs par les nazis, il y a eu un consensus entre le bloc soviétique et les Occidentaux – le procès de Nuremberg en 1947 en ayant été l’expression la plus significative. Or aujourd’hui, dans un grand nombre de pays du « Sud global » et même dans certains milieux européens et parmi la jeunesse universitaire, on constate l’effacement de la mémoire du 7 octobre du fait de l’hécatombe consécutive à Gaza.

Le fondement éthique de l’ordre du monde n’est plus le « plus jamais ça » après l’horreur hitlérienne, mais la lutte contre la colonisation, redéfinie rétrospectivement comme génocide. Cela change la donne géopolitique, puisque, à l’affrontement entre l’Occident et le bloc soviétique, se substitue le conflit essentialisé entre un Nord qui serait porteur de toute l’horreur morale et le « Sud global», qui charrierait toutes les vertus positives. Pour effectuer ce renversement épistémologique – et surtout idéologique -, c’est l’enjeu de l’holocauste qui est utilisé. L’Afrique du Sud a ainsi porté à la Cour internationale de justice une accusation de génocide contre Israël, signifiant que le peuple juif victime du génocide nazi pour lequel l’ONU a créé en 1947 l’État hébreu est devenu un peuple génocidaire, et donc que son État serait dénué de légitimité.

Vous parlez d’une nouvelle guerre froide entre le « Sud global » et l’Occident. Ce concept de « Sud global » ne doit-il pas être remis en cause, surtout après l’attentat djihadiste qui a frappé la Russie ?

En effet. La notion fourre-tout de « Sud global » passe outre le fait que ces États censés incarner le bien et le droit sont pour beaucoup dirigés par des régimes illibéraux et liberticides, et surtout qu’une partie non négligeable des peuples du Sud en question, opprimés par des pouvoirs autoritaires ou souffrant de leur faillite et de la corruption, désirent venir vivre dans le Nord supposément détesté, mais démocratique et prospère. Le dernier exemple a été la décision d’Ursula von der Leyen et des autres chefs d’État de l’Union européenne de verser 7,5 milliards d’euros au maréchal Sissi pour éviter qu’une attaque israélienne sur Rafah et un afflux potentiel de Palestiniens fuyant en Égypte ne se traduisent par des embarquements illégaux vers les pays européens.

On est donc dans une grande imposture idéologique, mais aussi dans une aberration géopolitique. Car ce Sud dit « global » regroupe l’ancien tiers-monde et les plus gros morceaux de l’ex-bloc soviétique qui n’ont pas été intégrés par l’Union européenne, c’est-à-dire la Chine de Xi et la Russie de Poutine. Ce dernier a tenté la réconciliation palestinienne en réunissant, sans succès, Hamas et Fatah, et en déroulant le tapis rouge au président iranien Khameneï, chef de l’« axe de la résistance » contre Israël. Mais il a reçu un coup dans le dos terrible avec l’attentat à Moscou, revendiqué par l’État islamique au Khorassan. Celui-ci regroupe des sunnites ultraradicaux originaires du Sud musulman… de la Russie jusqu’à l’Asie centrale, l’Afghanistan et le nord-est sunnite de l’Iran, le Baloutchistan.

Ils se sont aguerris en Syrie dans les rangs de Daech, où ils ont lutté contre Bachar el-Assad et les Russes qui le soutenaient. Donc ces derniers sont taraudés par leur propre « Sud global ». Le Kremlin, tout champion des Brics+ qu’il se proclame, fait face à une menace djihadiste sur son territoire. La démographie proprement russe ethnique est extrêmement faible, plus encore que dans l’Union européenne, alors que la démographie des populations musulmanes de la Russie, du Caucase à l’Asie centrale, représente aujourd’hui 20 % de la Fédération et atteindra 30 % dans dix ans. Cela va bouleverser les rapports de force, et la question est assez mal gérée par Moscou. Ce champion du « Sud global »-ci, paradoxalement, a les caractéristiques intérieures d’un pays du Nord!

Vous parlez d’un « clash des civilisations inversé », repris à son compte par les ennemis de l’Occident. De quelle « civilisation » le «Sud global » peut-il se faire le défenseur ?

Il n’y a pas de civilisation unique du « Sud global » ; c’est un fantasme. Samuel Huntington, dans son article « Clash of civilisations ? » de 1994, citait mon livre La Revanche de Dieu, et j’avais ensuite déjeuné avec lui à Harvard. Je lui avais dit que, pourtant, je n’adhérais pas à sa vision essentialiste des civilisations et des religions. Notamment parce que, dans notre pays, nous avons d’innombrables exemple de nos concitoyens de culture musulmane et issus de l’immigration qui partagent les valeurs de la citoyenneté, voire comptent parmi nos élites économiques, culturelles ou politiques.

Ils ont en horreur le séparatisme prôné par la mouvance islamiste, qui les stigmatise du reste comme des « apostats ». Or, aujourd’hui, on retrouve cette vision essentialiste des choses mais elle est portée à l’inverse par les doctrinaires du « Sud global ». Pour eux, tout individu issu du « Sud global » est moralement bon, et le Nord se réduit à la tare éthique de la colonisation. C’est du Huntington qui marche sur la tête ! Tout cela n’est qu’un coup de bluff idéologique dont l’Afrique du Sud, où l’ANC au pouvoir se retrouve à la peine, s’est fait le locuteur par excellence.

Avec l’accusation de génocide portée par l’Afrique du Sud contre Israël, diriez-vous que l’ONU cède aussi à ce discours ?

L’ONU est aujourd’hui dans une crise assez profonde. Les États qui se réclament du « Sud global » souhaitent que la France et le Royaume-Uni, vieilles puissances en déclin démographique et coupables emblématiques du crime colonial, soient chassées du Conseil de sécurité et remplacées par des pays émergents plus peuplés, comme l’Inde ou le Brésil. L’ONU se trouve dans une impuissance inédite du fait du déphasage entre ses institutions et ces revendications. On le voit par exemple autour de la question de l’Unrwa, l’office des Nations unies pour les secours et les travaux des réfugiés palestiniens : un scandale a éclaté lorsque les Israéliens ont réussi à établir que 12 de ses salariés faisaient partie des assaillants du 7 octobre.

Philippe Lazzarini, le patron de l’office, a été entendu sur ce sujet précisément le jour où une autre instance de l’ONU, la Cour internationale de justice, rendait ses conclusions sur la demande de l’Afrique du Sud et indiquait, non pas qu’Israël était « coupable de génocide » – comme le souhaitait Pretoria -, mais demandait à l’État hébreu de « prendre des mesures pour empêcher toute pratique génocidaire ». C’était donc pour Israël une manière de mettre en contradiction l’ONU, qui ne tenait pas l’Unrwa, au moment même où la Cour internationale de justice rendait un verdict qu’Israël n’appréciait pas…

Mais il n’y a pas que l’ONU qui soit affectée par cette reconfiguration de l’ordre moral du monde. C’est aussi le cas des États-Unis. Traditionnellement, la politique américaine au Moyen-Orient était dictée d’abord et avant tout par le lobby pro-israélien, que ce soit du côté démocrate ou républicain. Or, aujourd’hui, un certain nombre d’Arabes américains qui se sont regroupés au Michigan dans la ville de Dearborn ont réussi à mettre en place une sorte de lobby anti-israélien à l’échelle de cet État, qui fait bascule grâce au nombre de ses grands électeurs pour la présidentielle. Dans ce « swing state » que Joe Biden a emporté en 2020 avec seulement 150.000 voix, 100.000 électeurs ont voté « uncommited » (« non affilié ») aux primaires démocrates, sanctionnant le président-candidat pour avoir fourni à Israël les bombes qui ont permis d’écraser Gaza.

Biden est donc pris au piège : soit il donne raison à ces minorités arabes et africaines aux États-Unis ainsi qu’à la jeunesse démocrate, et il perd le vote des Juifs américains qui votent encore majoritairement pour lui, soit il ne cède pas et perd cet électorat jeune et issu des minorités. Phénomène tout à fait nouveau. Et c’est pour cette raison que, à mon sens, le 7 octobre est beaucoup plus important que le 11 septembre 2001. Après la « double razzia bénie » de Ben Laden contre New York et Washington, il n’y a pas eu une rupture à l’intérieur de l’Occident. Au contraire, tout le monde était du côté des Américains. Harvard n’a pas été cassé en deux, Sciences Po non plus, et l’École normale supérieure n’a pas décidé d’enseigner les doctrines des « Sud » en fermant le master Moyen-Orient Méditerranée… Judith Butler a déclaré chez les Indigènes de la République que « le 7 octobre était un acte de résistance» – elle n’avait pas dit cela pour le 11 Septembre, ni pour le Bataclan… Nous sommes face à un renversement de toutes les valeurs qui a été très largement favorisé, il faut bien le dire, par la politique de Netanyahou.

En réponse au terrorisme islamiste du Hamas, le gouvernement de Netanyahou teinte son discours politique de relents messianiques, écrivez-vous. Est-ce aussi cela qui empêche de trouver une issue au conflit ?

Le 7 octobre est l’aboutissement du mélange du registre mystique et politique dans les deux camps. Les massacres ont été vécus par les victimes comme le pire pogrom que les Juifs aient subi depuis la Shoah, tandis que les assaillants l’ont conçu comme une razzia, en référence aux razzias que les armées du Prophète avaient menées contre les Juifs en 628 après J.-C. Cette pratique est valorisée par un certain nombre de prédicateurs et, sans mise à distance historique, cela justifie toutes les violences envers les Juifs au nom des textes sacrés. Mais l’attaque du 7 octobre participait aussi du registre nationaliste : on voit dans les vidéos de surveillance que les assaillants du Hamas crient : « On est chez nous ! ».

L’hécatombe commise en réponse par l’armée israélienne à Gaza représente un véritable tournant. Netanyahou est un personnage shakespearien : il a besoin de faire la guerre pour ne pas aller en prison. Avant la guerre même, tous ses chefs d’inculpation le menaçaient de 16 ans d’emprisonnement. Et on lui reprochera aussi le défaut de vigilance, car il apparaîtra au regard de l’histoire juive comme un mauvais roi d’Israël, celui qui a conduit son peuple à la catastrophe. Pour cela, il ne peut s’en sortir que s’il remporte une victoire militaire. Or il n’y parvient pas à Gaza après six mois de combat. En 1973, la guerre avait duré 19 jours. Cet échec laisse présager que ce qui se prépare, c’est un affrontement élargi.

Cela a été illustré par la frappe spectaculaire de Tsahal sur le consulat iranien en Syrie, tuant le patron des forces iraniennes dans la région, qui contrôle le Hezbollah et une partie du Hamas. Netanyahou pense aussi à une frappe qui affaiblirait profondément le Hezbollah. Cela lui permettrait d’aller à la table des négociations et d’accepter un cessez-le-feu sans apparaître en position de faiblesse. Car c’est l’Arabie saoudite qui détient les clés de la solution pour la création d’un État palestinien aujourd’hui, et elle n’acceptera de le financer que si elle a la certitude que ce ne sont plus les agents de l’Iran, avec le Hezbollah, qui contrôlent tout.

Le problème, c’est que Tsahal a beau être d’une grande efficacité pour les frappes ciblées en Syrie, il y a eu une frappe terrible à Gaza sur un convoi humanitaire de l’organisation World Central Kitchen, qui avait affrété un bateau avec 400 tonnes de nourriture venant de Chypre, tuant aussi des ressortissants de l’Union européenne, des Britanniques et un Américain. Cela donne d’Israël une image épouvantable dans le monde et montre que la surenchère de Netanyahou ne peut pas être complètement contrôlée du fait de l’imbrication des populations dans la région. On est donc dans une situation d’immense tension internationale.

Ce conflit s’importe également à l’intérieur même des sociétés occidentales, sur fond d’immigration massive…

Le paradoxe, c’est que les États du Nord sont devenus très multiculturels, contrairement aux États du « Sud global ». Ils apparaissent au moins autant comme un composite ressemblant à la planète dans son ensemble qu’à des pays où les populations dites de souche gardent le contrôle exclusif du pouvoir. Sans que ça ait une quelconque connotation politique signifiante, au Royaume-Uni, le premier ministre est d’origine indienne, le maire de Londres est d’origine pakistanaise et le First minister écossais est d’origine pakistanaise. En France, le fait que Rachida Dati soit désormais donnée vainqueur potentielle à la mairie de Paris montre aussi que les sociétés européennes ont une capacité intégratrice des populations dont les familles sont venues du Sud.

Le procès qui est fait au Nord est donc principalement idéologique. Mais cela ne l’empêche pas d’introduire des clivages très dangereux dans les sociétés européennes en favorisant le séparatisme. C’est évidemment un enjeu très important dans un pays comme la France où la situation sécuritaire est particulièrement tendue avec la perspective des Jeux olympiques à Paris. On se souvient des Jeux de Munich en 1972, où des athlètes israéliens ont été tués par les militants palestiniens du commando Septembre noir : cela indique comment un phénomène mondial peut être l’otage de ce type de conflit.

Post Scriptum.

Avui matiex, Meïr Ben Hayoun publica a Tribune Juive aqueixa ressenya crítica sobre l’assaig de Gilles Kepel, “Holocaustes” (Plon, 2024), titulada significativament, Gilles Kepel, expert?

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