26 de novembre de 2010
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Cents d’anys de Jean Genet

Je ne peux rien dire à personne. Rien dire à d’autres que des mensonges.
Si je suis tout seul, je parle peut-être un peu vrai. Si je suis avec
quelqu’un, je mens. Je suis à côté.

Jean Genet

Mestre del gai escriure, poeta de la literatura ferotge, lluitador des del naixament fins a la mort: revoltat, lleuger, glamourós, bèstia, amador, tendre, visionari, inacabable.
[Fragment de l’entrevista d’Hubert Fitche a Jen Genet per Le Magazine Littéraire de juny de 1981.]

En 1976, Jean Genet accordait un long entretien à Hubert Fichte qui fut publié par le Magazine Littéraire en juin 1981 (n°174).

Hubert Fichte : Après plusieurs années
d’anonymat et de vie en marge de la société pour cause de délinquance,
quel effet cela fait-il d’accéder à la fois au succès et à la notoriété ?

Jean Genet : Pour autant que j’aie acquis l’un ou l’autre, je demeure peu orthodoxe en la matière.

Orthodoxe ou pas, vous avez connu un succès remarquable, particulièrement aux États-Unis, où Le Balcon et Les Nègres
sont devenus les plus belles réussites commerciales de l’histoire du
théâtre off-Broadway. Quelles réflexions vous inspire un tel accueil?

Je n’en reviens pas. Je suis sidéré. Peut-être que les États-Unis sont
différents de ce que j’avais imaginé. Tout peut arriver en Amérique. On
peut même y voir apparaître un semblant d’humanité.

Cette heureuse découverte ne vous incite-t-elle pas à envisager un petit voyage en Amérique ?
Je suis en possession d’un visa d’entrée pour les États-Unis, un visa
valable quatre ans, mais je pense que le consul me l’a délivré par
erreur. On m’a d’ailleurs refusé le droit d’en faire usage dès que l’on a
su qui j’étais et surtout ce que j’étais.

Si vous faites allusion à l’identité dont vous vous réclamez, à
savoir celle d’un homosexuel, d’un traître, d’un voleur et d’un lâche,
on ne peut décemment vous accuser de dissimuler votre nature. Mais à
dire vrai, on vous a surtout reproché de faire de cet aveu une sorte de
profession de foi à des fins publicitaires ; une façon d’assurer votre
propre promotion. Ces insinuations vous semblent-elles fondées ?
Il est exact que dans mes écrits autobiographiques — n’oubliez
pas que leur rédaction remonte à vingt ans — j’ai mis l’accent sur les
qualités que vous venez de nommer et ce pour des raisons qui n’étaient
pas totalement pures. Entendez par là que leur nature n’était pas
toujours strictement poétique. Il devait donc y avoir, j’imagine, une
motivation d’ordre publicitaire. En effet, sans en être parfaitement
conscient, j’étais en train de me construire un personnage, mais les
moyens mêmes de cette publicité n’en étaient pas moins dangereux. Je
veux dire par là que j’ai choisi des voies qui me mettaient
personnellement en danger. Le fait de me dire publiquement homosexuel,
voleur, traître et lâche me plaçait dans une situation qui n’était pas
précisément confortable puisqu’elle me mettait dans l’impossibilité
d’écrire des livres facilement assimilables par la société. En bref,
sous couleur de complaisance envers moi-même, je me suis d’emblée engagé
dans une voie impossible. Je me suis en quelque sorte banni moi-même.

Avez-vous délibérément choisi de devenir homosexuel, traître,
voleur et lâche, au même titre que vous avez choisi d’en faire le thème
de votre promotion personnelle ?
Je n’ai pas choisi in abstracto. Il n’y a pas eu de
décision comme ça. Si je me suis mis à voler, c’est simplement parce que
j’avais faim. Ensuite, j’ai dû justifier cet acte, l’accepter. Quant à
mon homosexualité, je suis incapable de vous dire pourquoi je suis
homosexuel. Je n’en sais rien. Qui sait pourquoi il est homosexuel ? Qui
sait comment un homme choisit telle ou telle position pour faire
l’amour ? L’homosexualité m’a été pour ainsi dire imposée, au même titre
que la couleur de mes yeux et le nombre de mes pieds. Enfant, j’étais
conscient de l’attirance qu’exerçaient sur moi les garçons. Ce n’est
qu’après avoir fait l’expérience de cette attirance que j’ai « décidé »,
choisi librement mon homosexualité au sens sartrien du verbe choisir.
Pour exprimer les choses plus simplement, j’ai dû faire avec, m’en
accommoder, tout en sachant parfaitement qu’il s’agissait d’une voie
réprouvée par la société.

Ne vous êtes-vous jamais intéressé à des femmes ?
Si. Quatre femmes ont suscité mon intérêt : la Sainte Vierge, Jeanne d’Arc, Marie-Antoinette et madame Curie.

Je veux dire sur le plan sexuel.

Non, jamais.

Est-ce un sujet que vous préférez éviter ?
Absolument pas. Au contraire. Je suis conscient de l’accueil favorable
que suscite actuellement l’homosexualité dans le monde
pseudo-artistique. Mais la réprobation existe toujours au niveau de la
bourgeoisie. Personnellement, je dois beaucoup à l’homosexualité. S’il
vous plaît d’y voir une malédiction, libre à vous. Pour ma part, ce fut
et c’est toujours une bénédiction.

En quel sens ?

C’est ce qui a fait de moi un écrivain et m’a permis de comprendre les
humains. Sans prétendre que ce fut le seul élément dans mon engagement,
je n’aurais peut-être pas soutenu la cause du F.L.N. si je n’avais pas
couché avec des Algériens. Enfin, ce n’est pas tout à fait exact,
j’aurais probablement pris leur parti de toute façon. Mais peut-être
est-ce l’homosexualité qui m’a fait percevoir que les Algériens
n’étaient pas différents des autres hommes.

Quel rôle l’homosexualité joue-t-elle dans votre vie aujourd’hui?
J’aimerais dire deux mots de son aspect pédagogique. Inutile de préciser
que j’ai couché avec tous les garçons dont je me suis occupé de près ou
de loin. Néanmoins, mes motivations n’étaient pas seulement sexuelles.
J’ai tenté de revivre avec eux l’aventure que j’avais vécue seul et dont
les symboles sont la bâtardise, la trahison, le rejet de la société et,
pour finir, l’écriture. C’est-à-dire le retour à la société, mais par
d’autres voies. L’homosexualité place l’homosexuel au ban de la société
et, pour cette raison, l’oblige à défier les valeurs sociales. S’il
décide de s’occuper d’un jeune garçon, il ne le fera pas sur le mode
trivial. Il va lui faire prendre conscience de la double incohérence de
la raison et de l’émotion inhérente à toute société normale. La part de
féminité contenue dans l’homosexualité enveloppe le jeune homme et crée
peut-être un surcroît de tendresse. Pendant la réunion du Concile
œcuménique à Rome, j’ai eu l’occasion de regarder une émission télévisée
transmise depuis le Vatican. Quelques cardinaux y furent présentés.
Deux ou trois d’entre eux étaient manifestement asexués et
insignifiants. Ceux qui aimaient les femmes étaient ennuyeux et avides
de pouvoir. Un seul, qui ressemblait à un homosexuel, semblait bon et
intelligent.

Vous semble-t-il que l’homosexualité contribue à l’évolution soigneusement orchestrée vers une société asexuée ?
Quand bien même la virilité serait en état de crise, cela ne me gênerait
pas outre mesure. Le culte de la virilité est toujours un jeu. Les
acteurs américains jouent à se donner des allures viriles. Je songe
également à Camus qui posa volontiers en mâle. Pour ce que j’en vois, la
virilité est une qualité tant qu’il s’agit de se faire le protecteur de
la gent féminine mais point lorsqu’il est question de déflorer ladite
gent. Cela dit, je suis manifestement mal placé pour en juger. En
refusant de se conformer à l’image traditionnelle du mâle, l’homme brise
sa coquille et peut révéler une sensibilité qui serait autrement restée
cachée. Il est possible que l’émancipation de la femme moderne
contraigne l’homme à renoncer aux vieux schémas pour s’adapter à une
femme moins soumise que jadis.

Depuis les seize années qui ont suivi votre dernière sortie de
prison, après que vous ayez été amnistié d’une peine de réclusion à vie
pour vols répétés, vous êtes-vous rangé ou bien êtes-vous toujours un
voleur ?

Et vous ?

J’aime autant rester celui qui pose les questions si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
Entendu. Je ne vole pas à la façon du commun des mortels. En
tous cas, je ne vole plus comme je le faisais auparavant. Je touche de
confortables droits d’auteur pour mes livres et mes pièces de théâtre —
enfin, disons que moi, je les trouve confortables —, or cet argent est
le résultat de mes vols antérieurs. Je continue donc à voler en ce sens
que je suis toujours malhonnête à l’endroit de la société qui prétend,
elle, que je ne le suis pas.

Les délits que vous avez effectivement commis vous ont valu de
passer sept année derrière les barreaux. Considérez-vous que vous étiez
doué pour cette activité?

Je n’étais pas sans talent. Il y a obligatoirement une part d’hypocrisie
dans l’acte de voler… Mais votre micro me gêne. Il brise le cours de
mes pensées. Je suis le mouvement des bobines et j’ai l’impression que
je devrais faire preuve d’un minimum de courtoisie à l’égard de la bande
qui se déroule silencieusement, toute seule. Je disais donc que le fait
de voler impose une certaine dissimulation. Dès lors que l’on se cache,
on masque une partie de ses actes que l’on ne peut pas avouer. Il est
encore plus dangereux de les reconnaître devant un juge. Devant les
juges, il faut nier. Nier par la dissimulation. Or, lorsque l’on cache
ce que l’on fait, on ne peut agir qu’avec la dernière stupidité. Je veux
dire que l’on n’utilise pas toutes ses possibilités puisqu’une partie
d’entre elles sont obligatoirement mobilisées pour nier l’acte que l’on
entreprend.

Éprouvez-vous une solidarité de clan à l’égard des autres délinquants?
Non, absolument pas, pour la simple raison que si tel était le cas, je
me situerais par rapport à des critères moraux et, par conséquent, je
serais en route vers le bien. Si, par exemple, il existait une forme de
loyauté entre deux ou trois criminels, cela équivaudrait à un début de
code moral, donc à l’amorce d’un cheminement vers le bien avec
l’individu solitaire qui se dresse contre une société codifiée.

Quelle est votre réaction à l’égard de crimes tels que celui
dont est accusé Lee Harvey Oswald? Avez-vous trouvé cet homme ennuyeux
ou bien intelligent et sensible ?

Je me sens une forme de parenté avec Oswald. Non que j’aie jamais nourri
la moindre hostilité envers la personne du président Kennedy. Lui
m’était totalement indifférent, c’est tout. En revanche, je suis avec
l’individu solitaire qui se dresse contre une société hautement
codifiée, comme le sont la société américaine, ou les sociétés
occidentales ou toute autre société au monde qui prétend bannir le mal.
Je suis du même bord que lui comme je suis avec le grand artiste qui
prend le contrepied de toute une société. Ni plus ni moins. Je suis avec
l’homme solitaire, quel qu’il soit. Néanmoins, bien que je sois —
comment dire ? — bien que je sois moralement avec celui qui est seul,
les hommes seuls restent toujours à leur solitude. Je puis bien être
avec Oswald lorsqu’il commet son crime — pour autant qu’il l’ait commis —
lui était seul. Je peux être avec Rembrandt lorsqu’il peint ses
solitudes.

Lorsque vous vous êtes mis à écrire, en prison, avez-vous trouvé
que la solitude du créateur était préférable à celle que vous aviez
connue auparavant, la solitude du voleur exclu de la société?

Non, parce que ce que j’écrivais aggra­vait ma solitude.

Quelle raison alors vous a poussé à écrire ?
Je n’en sais rien. J’ignore quelles furent mes motivations profondes. La
première fois que j’ai pris conscience du pouvoir de l’écriture, ce fut
en envoyant une carte à un ami allemand qui se trou­vait alors en
Amérique. Le côté de la carte sur lequel j’étais censé écrire était
blanc et froissé, un peu comme de la neige, et cette surface précisément
m’évoqua la neige et Noël. Au lieu des banalités d’usage, j’ai écrit
sur la qualité du papier. Ce fut le point de départ. Cette expérience
n’explique pas ma moti­vation, mais elle me donna pour la pre­mière fois
un avant-goût de la liberté.

C’est en prison que vous avez écrit Notre-Dame des fleurs,
votre premier roman. Quelle fut la réaction des autorités
pénitentiaires face aux prétentions litté­raires de ses pensionnaires?
Vous a-t-on donné de quoi écrire?

Certainement pas. On nous donnait du papier avec lequel nous devions
fabriquer des sacs. C’est donc sur ce papier brun que j’ai écrit le
début du livre. Je n’imaginais pas qu’il serait jamais lu. Je pensais ne
jamais sortir de prison. J’ai donc écrit sincèrement, avec flamme et
rage, et d’autant plus librement que j’étais certain que personne ne me
lirait. Un jour, on nous a transférés de la prison de la Santé au palais
de Justice de Paris. Lorsque j’ai retrouvé ma cellule, le manuscrit
avait disparu, j’ai été appelé au bureau des gardiens et puni : trois
jours d’isolement total, au pain sec et à l’eau, pour avoir utilisé du
papier « qui n’était pas prévu pour recevoir des chefs-d’œuvre
litté­raires ». J’ai vécu ce vol perpétré par le gardien comme une
humiliation. Ensuite, j’ai commandé quelques carnets à la can­tine, puis
je me suis couché, j’ai tiré les couvertures par dessus ma tête et j’ai
essayé de me rappeler, mot à mot, les cin­quante pages que j’avais
écrites. Et je crois bien avoir réussi.

Bien qu’une minorité ait salué Notre-Dame des fleurs
comme un chef-d’œuvre de littérature érotique, beaucoup de criti­ques
refusèrent de voir dans votre livre une réussite littéraire. Avez-vous
été flatté par ce déchaînement de louanges et de protesta­tions ?

Oui, mais j’aurais aimé que l’éditeur sorte le livre avec une couverture
anodine et un tirage modeste — trois ou quatre cents exemplaires — et
qu’il fasse en sorte que le livre tombe entre les mains de banquiers
catholiques et autres per­sonnages du même monde.
Êtes-vous aussi indifférent à la recon­naissance des gens de
lettres que vous semblez l’être à l’accueil favorable du public et des
critiques?

Je n’ai jamais cherché à m’insérer dans la littérature française. Pour
ne pas en dire plus sur la réception que m’aurait réservée la
littérature française en ques­tion.

À présent que vous avez acquis une noto­riété internationale en
tant qu’auteur, n’êtes-vous pas devenu – disons – un hôte recherché dans
les salons littéraires?

Pas du tout ! La société sait ce qu’elle fait. Les gens ne m’invitent
pas parce qu’ils sentent très vite que je ne suis pas un des leurs. Mais
pour dire toute la vérité, je n’aime pas sortir.

Vous dites que vous n’êtes pas « l’un des leurs ».
Fréquentez-vous alors des anciens compagnons de cellule ou complices de
jadis?

Certainement pas. Réfléchissez un peu à la situation. Je perçois des
droits d’auteur dans le monde entier. Vous venez m’interviewer pour Playboy.
Et eux, ils sont toujours en prison. Comment voulez-vous que nous
maintenions des rela­tions ? Pour eux, je ne suis qu’un type qui a
trahi. J’ai dû trahir le vol, qui est un acte individuel, pour une
activité à carac­tère plus universel, je veux dire la poésie. J’ai été
contraint de trahir le voleur que j’étais afin de devenir le poète que
j’es­père être devenu. Mais cette « légalité » ne m’a pas rendu plus
heureux pour autant.

Vous semblez avoir le sentiment d’être considéré comme un paria
par la société aussi bien que par la pègre. Comment ressentez-vous cette
vie en butte à la réproba­tion générale?

Cela ne me gêne pas, mais c’est une affaire de caractère. J’aime être
banni. Exactement comme Lucifer — avec tout le respect qui lui est dû —
conçut du plaisir à être banni par Dieu. Remarquez, il s’agit là
d’orgueil et ce n’est pas ce qu’il y a de plus joli en moi. C’est même
un peu stupide. Une attitude qui relève d’un romantisme naïf. Je devrais
dépasser ce stade.

Il est des gens, justement, pour dire que vous le dépassez.
Sartre, par exemple, rap­porte un de vos propos où vous déclariez
vouloir « vivre le mal jusqu’au bout ». Qu’entendiez-vous par là?

Je voulais dire vivre le mal de telle sorte que soit impossible une
récupéra­tion par les forces sociales qui symboli­sent le bien. Il ne
s’agit pas pour moi de vivre dans le mal jusqu’à l’instant de ma propre
mort, mais de vivre de telle façon que je ne puisse trouver refuge — à
sup­poser que le problème se pose un jour — que dans le mal, jamais dans
le bien.

Certains critiques ont crié au blasphème lorsque Sartre vous a
baptisé « Saint Genet » dans l’ouvrage de six cents pages qu’il consacre
à faire l’éloge de votre per­sonne et de votre œuvre. Que pensez-vous
de cette canonisation littéraire?

Mes détracteurs ne verraient rien à redire à un Saint Camus. Qu’est-ce
qui les chagrine dans un Saint Genet ? Enfant, il ne m’était pas facile
de rêver mon avenir — sauf si je me forçais beau­coup — sous les traits
d’un Président de la République, d’un Général ou autre personnage de la
même eau. J’étais un enfant illégitime. Né en dehors de l’ordre social.
Que pouvais-je espérer, sinon un destin hors du commun ? Si j’entendais
faire le meilleur usage de ma liberté, de mes possibilités, de mes dons —
j’ignorais encore tout de mon talent pour la littérature — la seule
chose qui me restait était de vouloir être un saint. Rien de plus. En
d’autres termes, de nier l’homme.

Vous évoquez dans vos écrits le « couple éternel » formé par le « criminel et le saint ». Quel rapport y a-t-il entre les deux?
Tous les deux vivent une vie de soli­tude. N’avez-vous pas l’impression,
en y regardant de plus près, que les grands saints ont une ressemblance
avec les cri­minels ? Il n’existe aucun lien tangible entre le saint et
la société. La sainteté a un côté effrayant.

Plusieurs critiques vous ont reproché non seulement votre
conception de la sainteté, mais la présomption qui était la vôtre à oser
utiliser ce mot. Quelle serait votre réponse?

Mes détracteurs frémissent dès que j’utilise un mot, serait-ce une
virgule. François Mauriac écrivit un jour un arti­cle sur moi au terme
duquel il me som­mait de cesser d’écrire. Les bons chré­tiens, surtout
lorsqu’ils comptent parmi mes détracteurs, sont les détenteurs du mot
sainteté qu’ils ne m’autoriseront jamais à utiliser.

Vous avez écrit que la poésie était « l’art d’utiliser
l’excrément et de le faire manger au lecteur ». Cette définition
avait-elle pour but de justifier votre penchant bien connu pour un
langage socialement inaccep­table, tel qu’il apparaît dans vos livres et
vos pièces?

Pour ce qui est du vocabulaire dit obscène, le fait est que ces mots
existent. S’ils existent, c’est pour être utilisés. Autrement on ne les
aurait pas inventés. Si moi je ne les utilisais pas, tous ces mots
n’auraient qu’une existence apathique. Or, le rôle de l’écrivain est
d’insuffler une valeur aux mots. Vous faites allusion à la définition
que j’ai donnée autrefois de la poésie. Je ne la définirais plus de
cette façon. Si l’on veut accéder serait-ce à un minimum de
compréhension du monde, il faut se libérer de toute rancœur. J’en veux
encore à la société, mais de moins en moins, et j’espère bien qu’avec le
temps ma rancune finira par s’éteindre. Au fond, je m’en fous
complètement. Mais à l’époque où j’écrivais ces mots, j’éprou­vais du
ressentiment, et la poésie consis­tait pour moi à transformer, par le
tru­chement du langage, une matière réputée vile en ce qui était
considéré comme un matériau noble. Le problème aujourd’hui est
différent. Vous — c’est-à-dire la société —, ne m’intéressez plus en
tant qu’ennemi. Il y a dix ou quinze ans, j’étais contre vous. À
présent, je ne suis ni pour ni contre. Nous existons dans un même temps
et mon problème n’est plus de me dresser contre vous, mais de faire
quelque chose qui nous implique ensem­ble, vous et moi, à égalité. Je
pense main­tenant que si mes livres suscitent une excitation sexuelle
chez le lecteur, c’est qu’ils sont mal écrits, parce que l’émotion
poétique devrait être suffisamment forte pour qu’aucun lecteur ne
s’arrête au niveau sexuel. Cela dit, si mes livres sont pornographiques,
je ne les renie pas pour autant. Je dis simplement que la grâce m’a
fait défaut.

Puisque nous en sommes à l’érotisme, que pensez-vous des romans de D. H. Lawrence et de Vladimir Nabokov?
Je n’en ai lu aucun.

Et Henry Miller?

Je ne connais pas grand chose de l’œuvre de Miller, mais le peu que j’ai
lu ne m’intéresse pas. C’est du bavardage. Un monsieur qui parle sans
arrêt.

Quelle appréciation porteriez-vous sur Sartre?
Sartre se répète. Il a quelques idées majeures qu’il exploite sous
diverses formes. Quand je le lis, je vais plus vite que lui. Néanmoins,
j’ai été surpris par sa récente autobiographie dans laquelle il montre
sa volonté de se libérer de son univers bourgeois. Dans un monde où
chacun s’efforce d’être une prostituée respectable, il est agréable de
rencontrer quelqu’un qui se sait un peu pute mais ne se cramponne pas à
la respectabilité. J’aime bien Sartre personnellement parce que sa
compagnie est drôle, parce qu’il comprend tout avec humour et ne s’érige
pas en juge. Il n’accepte pas tout chez moi, mais nos désaccords le
mettent en joie. C’est un homme d’une très grande finesse.

Avez-vous été comblé par la psychana­lyse littéraire unique en son genre, à laquelle il s’est livré sur vous?

J’ai été pris d’une sorte de nausée, parce que je me suis vu mis à nu,
et par un autre que moi-même. Certes je me dévoile entièrement dans tous
mes livres, mais dans le même temps, j’ai recours au déguisement des
mots, des attitudes, des choix particuliers. J’utilise une certaine
magie et fais en sorte de me ménager un peu. Or Sartre m’a dépouillé
sans faire de cérémonie, à la hussarde… Ma première réaction a été de
vouloir brûler le livre ; Sartre m’avait donné le manuscrit à lire. Puis
j’ai accepté sa publication parce que mon principal souci a toujours
été d’assumer la responsabilité de mes actes. Il m’a fallu du temps pour
me remettre de la lecture de son livre. Je me suis retrouvé dans une
quasi-impossibilité d’écrire. J’aurais pu persister à produire un
certain type de roman, comme une mécanique. J’aurais pu de la même façon
m’essayer au roman pornographique. Le livre de Sartre a créé en moi un
vide qui a joué comme une sorte de détérioration psy­chologique.

Combien de temps êtes-vous resté plongé dans ce vide?

Jai vécu dans cet état épouvantable pendant six ans. Six ans de cette
imbécil­lité qui nourrit la vie quotidienne : on ouvre une porte, on
allume une cigarette. Une vie d’homme comporte quelques instants de
lumière. Le reste est voué à la grisaille. Cependant, cette période de
détérioration provoqua une réflexion qui m’amena finalement au théâtre.

Pourtant, l’écriture et la réalisation des Bonnes et de Haute surveillance sont anté­rieures à la publication de l’ouvrage de Sar­tre, me semble-t-il.

Exact. Mais le livre de Sartre m’a conduit à exploiter un domaine qui m’était déjà familier.

Le domaine en question étant, selon cer­tains critiques de théâtre, la
condition des minorités qui constituent le sujet de vos pièces et avec,
l’aliénation sociale, avec les­quelles vous vous identifiez
personnellement en tant qu’homosexuel et en tant qu’ex-voleur? Est-ce
exact?

J’écris des pièces pour cristalliser une émotion théâtrale, dramatique. Peu m’importe, par exemple, que Les Nègres serve
ou non la cause des Noirs. Ce que, au demeurant, je ne pense pas
qu’elle fasse. Je crois que l’action directe, la lutte contre le
colonialisme, feront plus pour les Noirs que n’importe quelle pièce de
théâtre. Dans ces pièces, j’ai voulu donner voix à une chose
profondément enfouie, une chose que les Noirs et les autres êtres
aliénés sont incapables d’exprimer. À propos des Bonnes, un
critique a dit un jour que les bonnes ne « parlaient pas comme ça ». Eh
bien si, mais elles ne le font que pour moi, pour moi seul, le soir, à
minuit. Si quiconque venait me dire que les Noirs ne parlent pas comme
ça, je lui conseillerais d’aller poser son oreille contre leur cœur, car
c’est exacte­ment cela qu’il entendrait. Il faut être capable
d’entendre ce qui n’est pas for­mulé.

Par conséquent, dans vos pièces, votre sympathie va bien aux classes opprimées et défavorisées?

À moins que je n’aie écrit ces pièces contre moi-même, que je sois, moi,
les Blancs, le Patron, le Clergé, et que je m’efforce de dénoncer les
inepties inhé­rentes à ces identités.

Les critiques français vous ont accusé de vouloir exterminer plutôt que dénoncer ces
« inepties », pour reprendre votre propre expression. Ils affirment que
vous prêchez le recours à la violence pour renverser les classes
dominantes et leurs conventions. Exagèrent-ils votre propos?

Il est certain que j’aimerais me débar­rasser de la morale
conventionnelle, celle qui sclérose, freine le développement et bride la
vie. Cependant, un artiste n’est jamais totalement destructeur. Le
souci de forger une belle langue, une phrase harmonieuse, présuppose
l’existence d’une éthique, en l’occurrence une rela­tion entre l’auteur
et un lecteur potentiel. Toute esthétique contient une éthique. Mais
j’ai l’impression que l’idée que vous avez de moi se fonde sur ce que
j’écrivais il y a vingt ans. Aujourd’hui, je ne cherche plus à donner de
moi une image répul­sive, fascinante, ou simplement accepta­ble. Je
travaille beaucoup, un point c’est tout.

Vous écrivez?
De temps en temps, je travaille à mes pièces. Pas tous les jours, mais
par à-coups. Prochainement, par exemple, il est possible que je fasse un
opéra avec le grand Pierre Boulez, celui qui a dirigé l’admirable Wozzeck d’Alban
Berg à l’Opéra de Paris, l’hiver dernier. Le reste du temps, je vis
dans un état de semi-imbécillité, comme tout un chacun.

Est-ce que vous continuez à écrire par choix ou bien parce que c’est devenu votre métier, votre façon de gagner votre vie?
Je me sens responsable du temps qui m’est imparti. Je tiens à en faire
quelque chose et ce que je fais le mieux, c’est écrire. Non que je sois
responsable devant les autres. Je ne le suis déjà pas devant moi-même.
Peut-être suis-je res­ponsable devant Dieu dont il m’est impossible de
parler puisque je ne sais pratiquement rien de Lui.

En dépit donc du fait que vous avez voué votre vie au « mal », vous croyez en Dieu?
Je crois que je crois en Lui. Je ne crois guère aux mythologies
contenues dans le catéchisme. Mais pourquoi ai-je le senti­ment de
devoir rendre compte de mon temps de vie en affirmant ce qui m’apparaît
être le plus précieux ? Rien ne m’y oblige. Rien de visible ne m’y
oblige. Alors pourquoi cette nécessité que je res­sens si fortement ?
Dans le passé, la ques­tion se trouva résolue par l’acte d’écriture. Mes
révoltes d’enfant, puis mes révoltes d’adolescent furent des actes de
rébellion contre l’état d’humiliation dans lequel je me trouvais,
l’attaque perpétrée contre ma foi la plus profonde — mais ma foi en quoi ?

Certains de vos amis vous perçoivent. toujours comme un révolté.
Mais votre révolte viserait aujourd’hui les cajoleries que vous vaut
votre succès tardif plus que les humiliations subies pendant votre
jeunesse Vous déclarez percevoir de substantiels droits d’auteur dans le
monde entier, pour­tant, vous semblez être — et on dit que vous l’êtes
effectivement — sans le sou. Que faites-vous de votre argent?

Cela ne vous regarde pas.

Eh bien, ici même, dans cette modeste chambre, à part quelques
meubles de trois sous, je ne vois que sept livres, un réveil, une
valise, un costume et trois chemises — en plus des vêtements que vous
portez sur le dos. Est-ce là tout ce que vous possédez?

Oui. Pourquoi devrais-je avoir davan­tage ? Ma pauvreté est celle des
anges. Je me fous complètement des biens maté­riels et autres
possessions. Lorsque je vais à Londres, mon agent fait parfois réser­ver
une chambre au Ritz pour moi. Mais quel besoin ai-je de posséder des
objets et de vivre dans le luxe. J’écris, cela me suf­fit.

Quel est votre ultime but dans la vie si toutefois vous en avez un?
L’oubli. La plupart de nos activités ont l’inexistence et la vacuité
d’une vie vaga­bonde. Nous faisons rarement d’effort délibéré pour
dépasser cet état. Moi, je le transcende par l’écriture.
Hier, vous m’avez parlé d’une mani­festation où vous alliez.
Non, je n’y allais pas ; il y avait des manifestations hier qui
réunissaient des membres de la C.G.T., de la C.F.D.T. et de la C.G.C. et
des trois partis de l’opposition, c’est-à-dire le Parti communiste, le
Parti socialiste et les Radicaux de gauche. La manifestation avait lieu
offi­ciellement pour protester contre la politi­que économique du
gouvernement. En réalité, cette manifestation a été déclen­chée par
l’arrestation de plusieurs syndi­calistes et même de simples soldats
qu’on accusait de démoralisation de l’armée, et qui risquent d’être
traduits devant la Cour de sûreté de l’État et où les peines vont de
cinq à vingt ans de réclusion.

Donc, une manifestation contre Giscard d’Estaing ?
Contre le ministre de la Défense et contre le ministre de l’Intérieur, surtout.

Vous n’êtes pas membre d’un des partis rassemblés là?
Non, absolument pas, je ne fais partie d’aucun parti !

On dit : Jean Genet n’a pas d’adresse, Jean Genet vit dans de petits hôtels…
C’est sans intention, il se trouve que j’ai mon passeport sur moi. Voici mon adresse, vous pouvez la lire.

C’est l’adresse de Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin.
Je n’en ai pas d’autre ; voyez, c’est mon adresse officielle.

Vivre sans adresse, sans appartement, rend difficile les amitiés
; on ne peut pas inviter chez soi, on ne peut pas faire la cuisine…

Je n’aime pas faire la cuisine.

On est toujours celui qui est invité.
Et alors ? Evidemment, ça crée des problèmes, donc des solutions et, en
même temps, ça permet l’irresponsabilité. Je ne suis responsable de
rien, socia­lement, et ça permet aussi une sorte d’engagement immédiat,
un enrôlement sur le champ. Quand Bobby Seale a été arrêté, Bobby Seale,
c’était le chef des Panthers, deux responsables sont venus me voir et
ils m’ont demandé ce que je pouvais faire pour Bobby Seale. C’était le
matin et j’ai répondu : « Le plus simple, c’est d’aller aux États-Unis
pour voir la situation». Ils m’ont dit : « Quand ?» — « Demain » — « Si
vite ? » J’ai vu que les Panthers étaient décontenancés. Ils ont
l’habitude d’aller très vite et j’allais plus vite qu’eux, et tout
simplement parce que j’habitais à l’hôtel. J’avais une toute petite
valise. Si j’avais un appartement, est-ce que j’au­rais pu faire la même
chose ? Si j’avais des amitiés, est-ce que j’aurais la même vélocité de
déplacement ?

Est-ce que vous craignez d’être entouré, par votre renom, par vos ressources, d’un certain luxe bourgeois?
Ah ! c’est très bête évidemment. Non, je ne pense pas parce que je n’ai
aucun respect pour le luxe bourgeois. Il me fau­drait au moins un
château de la Renais­sance. Mes droits d’auteur ne me permet­tent pas
d’avoir la cour d’un Borgia, donc je ne risque pas grand chose.

Qu ‘est-ce qui vous fascine à la cour d’un Borgia?
Je ne suis pas fasciné, je pense simple­ment que les dernières
manifestations de luxe architectural datent de la Renais­sance. Je ne
vois rien après. Le XVIIIe siècle français, cela ne m’emballe pas, ni le
XVIIe siècle non plus. Je ne veux pas dire que l’architecture ait cessé
d’exister après la Renaissance. La première fois que j’étais au palais
de Versailles, j’étais effrayé. Le petit château en briques est assez
joli, mais quand vous entrez dans le jardin et vous vous retournez et
vous êtes face à la grande façade, alors c’est effrayant. Je me demande
pourquoi ce type-là — c’était qui, l’architecte ? Mansard, non ?, en
tout cas pourquoi Louis XIV n’a pas multiplié les kilomètres de colonnes
? C’est lourdeau, bébête, innombrable. Il y a des palais en Italie, de
la Renaissance, qui paraissent tout petits, mais qui sont en fait
immenses, très beaux et qui sont encore habitables. La galerie des
Glaces, je ne connais pas bien les proportions, mais on a fait mieux, à
Brasilia, par exemple.

Brasilia ne vous semble pas innombrable, répétable à l’infini?
Non, non, il y a plusieurs unités et qui font partie d’un ensemble,
c’est très har­monieusement fait. Je l’ai survolé. Je l’ai connu sous le
soleil, sous la pluie, la nuit, le jour et dans le vent, dans le froid,
dans le chaud et je connais Brasilia du neu­vième étage de l’hôtel
Nacional, et puis dans la rue. Et pourtant, c’est curieux que ce type
qui est communiste, je parle d’Oscar Niemeyer, n’a pas su empêcher, en
créant une ville, que poussent presque tout autour des bidonvilles
d’Indiens. Ces grands immeubles de Brasilia, on les croit habitables
uniquement par des gail­lards de un mètre quatre-vingt-dix, qu’ils
soient blonds ou bruns, mais en tout cas bien découplés, relevant de la
statuaire plutôt que de l’humanité, et en réalité, ils sont habités par
de petits fonctionnaires, des ambassadeurs, par des ministres, pas
habités par les Indiens, pas habités par les Noirs de Brasilia et
pourtant je ne vois pas d’autres villes créées de toutes pièces comme
Brasilia, qui soient apparemment harmonieuses. Oscar Niemeyer n’a pas
compris certaines choses, il n’a pas réussi, il n’a pas eu une pensée
d’urbaniste capa­ble de concevoir qu’il pourrait, qu’il fau­drait loger
d’une façon humaine un pro­létariat ou abolir tout ce qui permettrait
les différences de classe. Sa ville expulse le prolétariat qui
s’agglutine à la périphé­rie. Ce qui m’a frappé le plus, c’est le palais
des Affaires étrangères. La cathé­drale, « fleur de béton » ne me cause
rien du tout. J’ai été dans la petite église de Matisse à Vence, celle
qui est dédiée à un type que je devrais détester, c’est saint Dominique.
Il faut entrer dedans. Il y a une utilisation de l’espace, c’est
incroya­ble ; vous êtes à l’intérieur d’un poème.

Il y a une même qualité poétique dans l’architecture romane.
Oui.

A Montmajour, à Solignac. Vous connaissez l’église à coupoles de Solignac? Les églises romanes sont toujours à coupoles.
Elles sont presque toujours à coupoles,

Il y en a à berceaux, etc.
Elles sont presque toujours à coupoles, parce que l’arc roman exige la coupole.

En opposant l’architecture de Niemeyer à la petite chapelle de Matisse, diriez-vous que Matisse est un artiste révolutionnaire?
Non. Il faut être très prudent quand on se sert du mot révolutionnaire.
Il faut l’utiliser à bon escient surtout. Il est diffi­cile. Je me
demande si le concept révolu­tionnaire peut être séparé du concept de la
violence ? Il faut employer d’autres mots, d’autres termes pour nommer
ce qu’à réalisé, disons Cézanne. Je pense que les hommes comme Cézanne,
et les peintres qui l’ont suivi ou les musiciens qui ont remis en
question la notion tonale, je pense qu’ils ont eu assez d’audace, mais
pas tellement, pas tellement parce que d’une part l’absolutisme des
notions de perspective en peinture ou de la gamme chromatique en musique
com­mençait déjà à être rongé mais par des boutades. En plaisantant.
Alban Berg a composé sans trop se prendre au sérieux et puis ensuite ça a
été plus élaboré, donc c’était audacieux, ça a eu une portée
considérable, mais je crois que comme aventure de l’esprit, ça n’avait
pas pour eux l’importance que nous leur attri­buons. C’est ce qui
explique peut-être que Cézanne soit resté un homme très simple. Il
allait à la messe, il vivait avec une femme avec laquelle il n’était pas
marié. Que Zola, qui était son ami d’enfance, ne l’ait pas compris, ça a
dû le bles­ser, mais je ne suis pas sûr que Cézanne ait cru qu’il
aurait une postérité ni une telle gloire posthume.

Vous parliez hier de Monteverdi, est-ce pour vous un art qui rompt brutalement avec la tradition?
La messe de la Beata Virgine pour moi, il n’y a rien de plus gai, de plus joyeux.

 Vous vous déclarez comme a-religieux, comme athée, comment vous approchez-vous du Vespro délia beata Virgine?
J’ai lu l’Iliade, il y a vingt ans, c’est très très beau, vous pensez que je suis croyant dans la religion de Zeus?

Au fond, je crois que vous n’en êtes pas loin, pour dire la vérité.
Quand j’étais au Japon, la dernière fois, il y a sept ou huit ans, j’ai
vu un Nô japonais qui m’a beaucoup ému. Vous savez que les rôles de
femme sont tenus par des hommes. A un moment donné, un acteur portait un
masque de vieille femme et c’était la dernière femme boud­dhiste. Elle
entre dans une caverne, elle se couvre d’un éventail et elle découvre
son visage, et c’est un visage de très jeune fille, de la première femme
shintoïste. Le thème, c’était le passage de la religion bouddhiste à la
religion shintoïste. Est-ce que vous croyez que je suis ou Boud­dhiste
ou Shintoïste?

Je crois que votre œuvre, toute votre existence expriment une fascination envers ce qui est rituel.
Dans l’Iliade, il n’y a pas de rituel.

Dans l’Iliade, il y a le rituel de la des­cription, il y a les
refrains, les topoï, par exemple : … et ils tombèrent les boyaux par
terre…

Non, ça, c’est une façon de parler, je me demande si c’est vraiment des
trou­vailles homériques, ou pas seulement une façon d’aller vite.

La façon même d’écrire chez Homère est une façon presque religieuse.
Dans l’Iliade, oui, mais pas dans l’Odyssée.

Pourquoi aimez-vous Fröken Julie de Strinberg et pourquoi n’aimez-vous pas le Brecht de Galiléo Galiléi?
Parce que Brecht ne dit que des conneries, parce que le Galiléo Galiléi me cite des évidences que j’aurais découvertes sans Brecht. Strinberg, en tout cas dans Mademoiselle Julie,
ne me propose pas des évidences. C’est très nouveau. Je ne m’y
attendais pas. J’ai vu Mademoiselle Julie après La Danse macabre,
comment appelez-vous ça?

Dödsdansen.
Et ça m’avait déjà beaucoup plu. Rien de ce que dit Strinberg ne peut
être dit autrement que poétiquement et tout ce que dit Brecht peur être
dit et finalement a été dit prosaïquement.

Ce qui était son propos. Il appelait son théâtre, théâtre épique
et il introduit ou prétendait introduire la distanciation que justement
Strinberg dans son introduction de Fröken Julie avait déjà accompli.
Strin­berg suppose déjà le spectateur froid, ce spectateur de Brecht qui
tient le cigare.

Dans le choix du geste, fumer un cigare, il y a une désinvolture à
l’égard de l’œuvre d’art qui en fait n’est pas per­mise. Elle n’est pas
permise par l’œuvre d’art. Je ne connais pas les Rothschild, mais enfin
je pense que vous pouvez avec les Rothschild parler d’art en fumant un
cigare. Vous ne pouvez pas aller au Lou­vre et voir la marquise de la
Solana avec le même mouvement que chez les Roth­schild qui parlent d’art
en fumant un cigare.

Vous trouvez donc que le geste de Brecht est un geste bourgeois capitaliste?
Ça m’en a l’air.

Au moins en face de l’œuvre d’art, car vous êtes en train de fumer un cigarillo.
Si je fume un cigare en fumeur de cigares, si je peux être défini comme fumeur de cigares, si j’écoute la messe de Requiem de Mozart et que ce geste de fumer un cigare passe avant celui d’écouter le Requiem,
alors il ne s’agit pas seulement de distanciation, mais d’absence de
sensi­bilité. Il s’agit d’un manque d’oreille, ce qui veut dire que je
préfère mon cigarillo à la messe de Requiem.
Vous parliez de contemplation en face de l’œuvre d’art.
Je perds de plus en plus le sentiment d’être « moi », le sentiment du «
je » pour n’être que la perception de l’œuvre d’art. En face
d’événements subversifs, mon «moi», mon «moi social», est au contraire
comblé de plus en plus même, il est gonflé de plus en plus et de moins
en moins j’ai la possibilité quand je suis en face de phénomènes
subversifs, j’ai de moins en moins la liberté de… justement de cette
contemplation. J’ai demandé un jour à Boulez qui dirigeait Daphnis et Chloé
: « Je ne sais pas dans quelle mesure votre oreille enregistre chaque
instru­ment » et il me dit… Pierre Boulez me dit : « Je ne peux
contrôler que vingt-cinq ou trente pour cent » et c’est une oreille des
plus fines qui existent, donc il faut être immensément attentif quand on
dirige un orchestre, mais quand on écoute, il faut l’être aussi. Qu’on
ait quand même l’oreille moins fine que Boulez, il faut un effort si
grand de concentration que, personnellement en tout cas, dans un musée
je ne peux voir que deux ou trois tableaux, dans un concert je ne peux
entendre qu’un ou deux morceaux, le reste… je suis trop fatigué.

Et en lisant ?
Ah ! c’est pareil. Je peux vous dire que j’ai mis deux mois pour lire
Les Frères Karamazov. J’étais couché. J’étais en Ita­lie, je lisais une
page et puis… il fallait réfléchir deux heures, puis recommencer,
C’est énorme et c’est tuant.

La contemplation absorbe votre « moi » jusqu ‘a la perdition ?
Pas jusqu’à la perdition, pas au point de perdre complètement le « moi
», parce que, à un moment donné, on sent bien qu’on a les fourmis dans
les jambes, on revient à « soi » mais on tend vers la perte de « soi ».

Tandis que l’acte révolutionnaire?
A mon avis, c’est le contraire, puisqu’il faut agir. En face de l’œuvre
d’art aussi il faut agir. L’attention qu’on porte à l’œu­vre d’art,
c’est une action ; si je ne com­pose pas avec mes moyens, modestement,
les vêpres de la Beata Virgine en même temps que je l’écoute, je ne fais
rien, je n’entends rien, et si je n’écris pas Les Frères Karamazov en
même temps que je les lis, je ne fais rien.

Donc, c ‘est double.
Oui. Vous n’avez pas l’impression que c’est un peu comme ça?

Oui, mais aussi l’agir révolutionnaire est double.
Mais ce n’est pas les mêmes moyens ; dans Faction révolutionnaire, vous
met­tez en jeu votre corps, dans l’œuvre d’art et dans sa reconnaissance
ailleurs, vous mettez en jeu peut-être votre réputation mais votre
corps n’est pas en danger. Si vous loupez un poème, si vous loupez un
concerto, si vous loupez une architecture, on va peut-être se moquer de
vous, ou vous n’aurez pas la réputation que vous méritez, mais vous
n’êtes pas en danger de mort. Quand vous faites la révolution, c’est
votre corps qui est en danger, c’est toute l’aventure révolutionnaire
qui est en danger en même temps.

Quand vous écrivez, est-ce une action proche de celle de recréer
Les Frères Kara­mazov, est-ce une action proche de la contemplation de
cet amincissement du « moi » ou est-ce plutôt une action proche de
l’action révolutionnaire, de cette concentra­tion du « moi » dans un
danger corporel ?

La première formule est plus juste. En écrivant, je ne mets jamais… je
n’ai jamais mis ma personne en danger ou jamais sérieusement en tout
cas. Jamais dans ses implications physiques. Je n’ai jamais rien écrit
qui donne l’occasion qu’on me torture, qu’on m’emprisonne ou qu’on me
tue.

Mais, c ‘est une littérature qui a mis en jeu, qui a influencé
toute une génération Pour exagérer, je dirai qu’il n’y a pas
d’homosexuel actuellement dans le monde qui ne soit pas directement ou
indirectement dans sa condition corporelle influencé par votre œuvre.

D’abord simplement par prudence, je me méfie de ce que vous dites. Ça
risque­rait de me donner une importance que je n’ai pas, à mes yeux.
Deuxièmement je crois que vous vous trompez aussi ; ce que j’ai écrit
n’a pas produit la libération dont vous parlez, mais c’est l’inverse,
c’est la libération qui est venue et qui coïncide à peu près avec
l’occupation de la France par l’Allemagne et ensuite la libération, la
paix, etc. C’est cette espèce de libération des esprits qui m’a permis
d’écrire mes livres.

J’insiste : nous connaissions, en Alle­magne, une loi
interdisant les actes sexuels entre hommes adultes, jusqu’en 1968. Le
procès Genet à Hambourg a été décisif pour la liberté d’imprimer des
œuvres érotiques, etc.

Même si mes livres ont eu un certain retentissement, l’acte d’écrire,
l’acte sin­gulier d’écrire dans une prison ne m’a presque pas affecté,
de sorte qu’il y a une disproportion entre ce que vous me décrivez qui
serait le résultat obtenu par mes livres et l’écriture de mes livres ;
l’écriture même qui était à peu près la même si j’avais décrit un garçon
et une fille couchant ensemble, pour moi, ce n’était pas plus difficile
que ça. Je me demande même s’il n’y a pas un phéno­mène de
grossissement qui est dû aux moyens de transmission et de reproduc­tion
mécaniques. Il y a deux cents ans, si un homme avait fait mon portrait,
il y aurait eu un portrait. Maintenant, si on fait une photographie de
moi — on en tire deux cent mille, même davantage, bon, mais est-ce que
j’ai plus d’importance ?

Non, pas plus d’importance, mais plus de signification.
Mais la signification devient nouvelle, devient autre.

Le manuscrit des 120 journées du mar­quis de Sade dans une
faille d’un mur de la Bastille était d’après Sartre même inexis­tant,
mais une fois tiré comme livre de poche, il influence toute une
population.

Pensez-vous que le marquis de Sade ait libéré la fin du XVIIIe siècle
grâce à son œuvre et grâce à sa façon de vivre ? Moi, je pense au
contraire que c’est la liberté commençante et déjà très lumineuse de
l’époque des encyclopédistes de la deuxième partie du XVIIIe siècle qui a
permis l’œuvre de Sade.

En lisant votre œuvre, on découvre une grande admiration de la belle brutalité, de la brutalité élégante.
Oui, mais vous savez, j’avais trente ans quand j’ai écrit mes livres et j’en ai soixante-cinq.

Et cette admiration qui m’a tellement ahuri, cette admiration de l’assassin, d’Hitler, des camps de concentration, s’est vidée ?
Oui et non. Elle s’est vidée mais la place n’est pas occupée par autre
chose, c’est un vide. C’est assez étrange pour celui qui vit ce vide.
Qu’est-ce que ça signifiait, cette fascination devant les brutes ou
devant les assassins ou devant Hitler ? En termes plus secs, peut-être
plus simples aussi, je vous rappelle que je n’ai ni père ni mère, que
j’ai été élevé par l’Assistance publique, que j’ai su très jeune que je
n’étais pas Français, que je n’appartenais pas au village. J’ai été
élevé dans le Massif central. Je l’ai su d’une façon bête, niaise, comme
ça : le maître d’école avait demandé d’écrire une petite rédaction,
chaque élève devant décrire sa maison, j’ai fait la description de ma
mai­son; il s’est trouvé que ma description était, selon le maître
d’école, la plus jolie. Il l’a lue à haute voix et tout le monde s’est
moqué de moi en disant : « Mais, c’est pas sa maison, c’est un enfant
trouvé », et alors il y a eu un tel vide, un tel abaissement. J’étais
immédiatement tellement étranger, oh ! le mot n’est pas fort, haïr la
France, c’est rien, il faudrait plus que haïr, plus que vomir la France,
enfin je… et… le fait que l’armée fran­çaise, ce qu’il y avait de
plus prestigieux au monde il y a trente ans, ait capitulé devant les
troupes d’un caporal autri­chien, eh bien ça m’a ravi. J’étais vengé,
mais je sais bien que ce n’est pas moi qui ai mis en œuvre ma vengeance,
je ne suis pas l’ouvrier de ma vengeance. Elle a été faite par
d’autres, par tout un système et je sais aussi que c’était un conflit à
l’intérieur du monde blanc qui me dépassait de loin, mais enfin la
société française en a pris un coup et je ne pouvais qu’aimer celui qui
avait fait prendre un sérieux coup à la société française. Ensuite,
comme j’étais sur-satisfait par ce qui s’était accompli, par l’ampleur
du châti­ment qui avait été donné à la France : c’est qu’en quelques
jours l’armée fran­çaise et même la population française sont allées,
depuis à peu près la ligne de Maubeuge-BâIe, jusqu’à la frontière
espagnole. Quand une nation est à ce point soumise aux vertus,
militaires, on est obligé de dire que la France a été humiliée et je ne
pouvais qu’adorer celui qui avait mis en œuvre l’humiliation de la
France. Ensuite, je ne pouvais me retrou­ver que dans les opprimés de
couleur et dans les opprimés révoltés contre le blanc. Je suis peut-être
un noir qui a les couleurs blanches ou rosés, mais un noir. Je ne
connais pas ma famille.

Est-ce que les Black Panthers vous ont accepté ayant quand même une peau de cou­leur blanche ?
Immédiatement. Plusieurs fois je me suis posé la question. J’étais tout
seul, il n’y avait pas de blanc, j’étais là au milieu d’eux pendant deux
mois et puis la police a envoyé un papier aux Panthers : je devais me
présenter à un truc de flics. Les Panthers m’ont dit : « II vaut mieux
que tu partes, parce qu’on aurait des ennuis». Je suis parti. Mais,
pendant deux mois, j’étais tout seul au milieu d’eux. Je mangeais avec
eux. Je me disais : « Est-ce qu’ils n’en ont pas marre de voir ce blanc
toujours avec eux ? » et apparemment non. J’ai revu Angela Davis, il y a
trois mois. Je lui dis : « On a eu très peur pour vous » et elle me dit
: « Mais, nous aussi, on a eu peur pour vous ». Elle me parlait d’un
moment du pré-procès de Bobby Seale auquel j’assis­tais, où David
Hilliard qui remplaçait Bobby Seale à l’époque a été arrêté. Il était en
train de me montrer un papier, les flics l’ont cerné, l’ont pris et
j’ai vu qu’il allait parler et j’ai crié, j’ai dit en français : «
David, David, ne dis pas un mot, tais-toi ! » et j’ai eu très peur.
J’étais étonné que personne n’intervienne ; j’ai été trouver un avocat
et je lui ai dit, il avait la barbe comme vous, vous savez qu’ils n’ont
pas de robe, les Américains, et je l’ai pris par les épaules et je lui
ai dit : « Mais écoutez, faites quelque chose… empêchez… » et il m’a
fait arrê­ter. Je m’étais trompé, c’était le procu­reur. Comme je ne
comprenais pas l’anglais, j’ai encaissé le coup, j’ai été arrêté, mais
très doucement, on m’a fait sortir, mais presque en me demandant de
sortir. Quelle différence de traitement ! Je vais vous dire ce qui s’est
passé : on arrive dans la salle du tribunal de New Haven. J’étais avec
les Panthers, donc il y avait une dizaine de noirs et un blanc, un vieux
blanc de soixante ans, c’était moi, dans un tout petit tribunal. Il y
avait deux ou trois rangées de chaises devant la Cour, puis derrière, il
y avait des bancs et sur les rangées de chaises, il y avait des blancs
et sur les bancs il y avait des noirs. Il se trouve qu’à la première
rangée de chaises, il y avait une place libre, un flic m’a pris par la
manche et il m’a conduit d’autorité à la chaise libre et moi j’y allais
comme je ne comprenais pas, et c’est seulement quand j’ai levé la tête,
avant de m’asseoir, que j’ai vu David Hilliard au fond, là-bas. J’ai dit
: « Je vais avec vous » et le flic… je lui ai donné un coup sur la
main, je dis :
« Lâchez-moi ! » et il m’a laissé, mais vous voyez, je sentais la
différence. Encore autre chose : quand David est sorti, il a laissé un
petit attaché-case avec des notes dedans et il y a eu un noir qui a pu
le faire sortir dans le couloir, mais il fallait le sortir du palais de
justice ; bon, à qui a-t-on donné l’attaché-case ? C’est à moi parce
qu’ils savaient qu’ils allaient être fouillés en sortant du palais de
justice et moi pas, et c’est en effet ce qui s’est produit.

Vous dites que les Panthers faisaient une révolution poétique ?
Oh bien ! avant de vous dire ça, je vou­drais qu’on se mette d’accord si
c’est pos­sible. Il semble qu’il y ait au moins deux sortes de
communication : une communi­cation rationnelle, réfléchie.

Est-ce que vous êtes d’accord pour reconnaître que ce briquet est noir ?
Oui

Oui. Et puis, il y a alors une communi­cation qui est
moins certaine, pourtant évidente, je vais vous demander si vous êtes
d’accord, le vers de Baudelaire : « Cheveux bleus, pavillon de ténèbres
tendues », est-ce que vous trouvez que c’est beau ?

Oui.
Et nous communiquons. Bon, il y a au moins deux sortes de communication,
un mode qui est reconnaissable, contrôlable et puis un mode
incontrôlable. L’action des Panthers relevait de la communication
incontrôlable. J’étais dans un taxi avec un chauffeur noir à San
Francisco et je lui dis : « Est-ce que vous aimez les Panthers ? » et il
me dit : « Aimer non, admirer oui ». Il avait cin­quante ans et il me
dit : « Mais mes enfants les aiment beaucoup ». En réalité, il les
aimait aussi. On ne peut pas admirer sans aimer, mais il ne pouvait pas
le dire parce qu’il y avait des images de violence qu’il rejetait. On
prétendait qu’ils avaient saccagé, qu’ils avaient tué, c’est vrai cela,
ils avaient tué quelques flics, quelques blancs. Enfin, moins de
violence qu’en n’ont causée les Américains au Vietnam, en Corée ou
ailleurs. C’était une révolu­tion qui était de l’ordre affectif et
émo­tionnel , alors, ça n’a pas de rapport… ça a peut-être des
rapports mais très discrets avec des révolutions qui sont tentées
ail­leurs par d’autres voies.

La révolution que vous concevez, serait-ce une révolution analogue à celle des Pan­thers ?
Non, non, les Panthers mettaient en jeu toute une affectivité qui nous
man­que, et cette affectivité ne venait pas du fait qu’ils étaient
d’origine africaine, qu’ils sont noirs, mais simplement, ils sont
bannis, ils étaient au ban et depuis quatre siècles, ils se retrouvaient
dans l’expression Brother — Frères, cette fraternité n’est pas possible
si l’on pense à une révolution globale, enfin il me semble. On ne peut
pas parler de ça si on n’a pas un temps très lointain devant soi.

Nous constatons qu ‘il y a un décalage entre révolutions poétiques, artistiques et révolutions sociales.
Ce qu’on appelle révolutions poétiques ou artistiques ne sont pas
exactement des révolutions. Je ne crois pas qu’elles changent l’ordre du
monde. Elles ne changent pas non plus la vision qu’on a du monde. Elles
affinent la vision, elles la complètent, elles la rendent plus
complexe, mais elles ne la transforment pas du tout au tout, comme une
révolution sociale ou politique. Si dans le courant de l’entretien, nous
allons parler de révolution artistique, qu’il soit bien entendu entre
nous qu’on se sert d’une expression un peu fatiguée, un peu paresseuse.
Comme je vous ai dit, les révolutions politiques correspondent rarement,
je pourrais dire ne correspondent jamais avec les révolu­tions
artistiques. Quand les révolution­naires réussissent un changement total
de société, ils se trouvent en face de ce problème-ci : donner une
expression, expri­mer d’une façon aussi adéquate que pos­sible leur
révolution. Il me semble que tous les révolutionnaires se servent des
moyens les plus académiques de la société qu’ils viennent de renverser
ou qu’ils se proposent de renverser. Tout se passe comme si les
révolutionnaires se disaient : « Nous allons prouver au régime que nous
venons de renverser que nous sommes capables de faire aussi bien que
lui». Et alors, ils imitent les académismes, ils imitent la peinture
officielle, l’architecture officielle, la musique offi­cielle. C’est
longtemps après qu’ils envi­sagent une révolution dite culturelle et
alors ils font quelquefois appel non plus à l’académisme mais à la
tradition et à des formes neuves pour utiliser la tradition.

Est-ce qu’il n’y a pas exception à cette règle ? Danton ? Saint-Just ?
Danton, non ! Je ne pense pas que Danton ait abordé une expression
révolu­tionnaire, c’est-à-dire une façon nouvelle de sentir le monde et
de l’exprimer. Saint-Just, peut-être. Pas dans ses pro­clamations, mais
dans les deux interven­tions qu’il a faites à propos de la mort de Louis
XVI. Le style est encore le style du XVIIIe siècle, mais avec un tel
culot ! Le rythme, la syntaxe, la grammaire, tout appartient au XVIIIe
siècle. Mais cette syntaxe paraît déformée, en tout cas transformée par
l’audace des positions prises. Si vous voulez, il l’a dit en langage de
courtois très violent. Mais la littéra­ture, même celle de Diderot, même
quel­quefois celle de Montesquieu, était assez violente. Saint-Just dit
dans la deuxième intervention pour l’exécution capitale de Louis XVI : «
Si le roi a raison, il est le Souverain légitime, alors, il faut tuer
le peuple qui s’est révolté contre lui — ou bien le Souverain légitime,
c’est le peuple et le roi, c’est l’usurpateur, donc il faut tuer le roi.
» C’est très nouveau. Personne n’osait parler d’une façon si directe.
Au cours des différentes révolutions françaises, est-ce qu’il y a
d’autres moments de révolution poétique, de révolution artis­tique?

Non. Vous voyez, il y a la Commune de Paris. C’était en réalité tout le
peuple de Paris qui avait pris le pouvoir. Et émotionnellement, c’est
très beau, mais le seul artiste qui se soit mis au service de la
révolution comme artiste et à la fois comme révolutionnaire, c’est
Courbet, qui est un grand peintre, mais pas un peintre qui a nié la
peinture de son temps. Victor Hugo était très fier parce qu’un canon
avait été fondu par les Fon­deries parisiennes et qu’il portait le nom
de Victor-Hugo. Il a essayé de compren­dre. Il a plus ou moins compris,
il a même été un peu épouvanté par l’ampleur de la Commune de Paris.
Mais, en tant qu’écrivain, il n’a pas changé. Main­tenant, la Commune de
Paris a été si brève, elle a duré si peu de temps, qu’elle ne pouvait
pas faire changer beaucoup de choses. La révolution de 48 ? Qu’est-ce
qu’on lui doit ? Baudelaire, paraît-il, était sur les barricades, mais
Baudelaire avait déjà écrit les plus beaux poèmes des Fleurs du Mal. A
la révolution de 48, on doit L’Education sentimentale. Mais, L’Éducation
sentimentale était écrite par Flaubert qui, lui, n’était pas du tout en
faveur de la révolution. Une façon de sentir neuve qui paraissait, au
sortir de la guerre, correspondre avec la Révolution soviétique, c’est
le surréalisme. Et puis, les surréalistes ont coupé très vite les liens
aussi bien avec l’Union soviétique — puisque c’est à cette époque-là
qu’Aragon écrivait : « Moscou, la gâteuse » — qu’avec Freud qui ne les a
pas compris. Sa rencontre avec Breton indique qu’il ne s’intéressait
pas du tout au surréalisme et qu’il ne voyait pas la psychanalyse comme
ça, utilisée à des fins purement poétiques.
Avez-Vous voyagé en Union soviétique?
Non, jamais.
Pourtant, vous y étiez invité?
Non, Sartre m’avait proposé de l’ac­compagner ; je pense qu’il avait
peur de s’emmerder seul ; avec moi, on aurait rigolé, mais je n’étais
pas invité ; peut-être, je n’aurais pas eu de visa.
Pourquoi n ‘avez-vous pas essayé?
J’avais peur de m’emmerder.
Est-ce que vous voyez dans l’expérience cubaine une chance de révolution poétique et artistique?
Non, parce que quand Castro voyait la littérature et la peinture moderne
en Occident, en Europe, il ne les voyait que de Cuba, mais c’était déjà
des formes reconnues, c’était déjà des formes académisées, il les
reconnaissait, mais les formes proprement originales nées à Cuba, il ne
les a pas reconnues.
Vous deviez voyagez à Cuba mais vous avez également refusé?
C’est que, quand le responsable des Affaires culturelles m’a invité,
j’ai dit : « Oui, je veux bien aller à Cuba, mais à une condition : je
paie mon voyage, je paie mon séjour et je vais où je veux, j’habite où
je veux » et j’ai dit : « Je veux bien y aller, si c’est vraiment une
révolution selon mes vœux, c’est-à-dire s’il n’y a plus de drapeaux,
parce que le drapeau comme signe de reconnaissance, comme emblème autour
de quoi on se regroupe, c’est devenu une théâtralité qui châtre, qui
fait mourir — et l’hymne national ? Alors demande-lui qu’il n’y ait plus
de drapeau cubain et plus d’hymne national cubain». Il me dit: «Tu
tombes mal, notre hymne national est composé par un noir. »
A Cuba, il y a une idée de la mort ; « Patria o muerte », qu ‘est-ce que cela vous paraît?
Ça me paraît très important, parce que, je ne dis pas un artiste, mais
n’importe quelle personne prend ses véritables dimensions une fois
qu’elle est morte, c’est le sens, je crois, du vers de Mal­larmé : « Tel
qu’en lui-même enfin l’éternité le change ». La mort transforme tout,
les perspectives changent ; tant qu’un homme est vivant, tant qu’il peut
infléchir sa pensée, tant qu’il peut don­ner, vivant, donner le change,
tant qu’il peut essayer de dissimuler sa véritable personnalité, par
des négations ou des affirmations, on ne sait pas très bien de qui il
s’agit. Une fois mort, tout se dégon­fle. L’homme est fixé et on voit
autre­ment son image.
Donc, pour vous, donner une interview enregistrée sur bandes magnétiques, c’est Un peu mourir, fixer quelque chose?
Non, cela est l’inverse même, c’est que je suis en train, en vous
pariant comme ça, de donner de moi une image plus acceptable, une image
plus conforme selon mon désir du moment, c’est être hypocrite d’une
certaine façon. Quand je vous parle, là devant le micro, je ne suis pas
tout à fait sincère. Je veux donner une certaine image de moi. Et je ne
peux pas dire exactement qui je suis ni ce que je désire, parce que je
suis comme n’im­porte qui, essentiellement changeant.
Voyez-vous dans le mouvememnt de Mai 68 la possibilité d’une révobtîion selon vos vœux?
Non, non, on a beaucoup écrit sur le mois de mai et on a parlé de
mimodrame, ça me paraît assez juste. Une partie des étudiants les plus
culottés a occupé le théâtre de l’Odéon. J’ai été deux fois au théâtre
de l’Odéon quand il était occupé, et la première fois, il y avait une
espèce de violence mais surtout incantatoire. Voyez : la salle est ici ;
les révolution­naires, les types, les étudiants étaient là sur la
scène. Ils avaient reconstitué, à peu près, l’architecture d’un tribunal
ordi­naire, c’est-à-dire une grande table avec derrière ou devant le
porte-parole de l’Idée et des deux côtés, alors, différents groupes qui
contestaient ou acceptaient l’Idée du porte-parole. En face, il y avait
le public qui était dans les loges et dans les fauteuils et qui
acceptait, plus ou moins, qui était rebelle ou…, etc. La deuxième fois
que j’étais à l’Odéon au mois de mai 68, toute cette violence avait
disparu, c’est-à-dire les mots qui étaient prononcés sur la scène
étaient reçus par le public, il faut bien l’appeler public, et ces mots
qui étaient quelquefois des mots d’ordre étaient renvoyés comme un écho
de la scène au public, du public à la scène et toujours de plus en plus
faibles. Fina­lement les étudiants ont occupé un théâ­tre. Qu’est-ce que
c’est qu’un théâtre ? D’abord qu’est-ce que c’est que le pou­voir ? Il
me semble que le pouvoir ne peut se passer de théâtralité. Jamais. La
théâtralité est quelquefois simplifiée, elle est quelquefois changée,
mais il y a tou­jours théâtralité. Le pouvoir se met à l’abri d’une
théâtralité, en Chine, en Union soviétique, en Angleterre, en France,
partout, c’est la théâtralité qui domine. Giscard d’Estaing, lui,
prétend avoir détruit toute théâtralité, en réalité, il a transformé la
théâtralité qui était celle de la troisième République par une
théâ­tralité un peu plus moderne de style sué­dois ou même canadien ;
remonter à pied les Champs-Elysées, des choses comme ça. Il y a un
endroit au monde où la théâ­tralité ne cache aucun pouvoir, c’est le
théâtre. Quand l’acteur se fait tuer, eh bien ! il se relève, il vient
saluer et il recommence le lendemain à se faire tuer, à saluer, etc.
C’est absolument sans dan­ger. En Mai 68, les étudiants ont occupé un
théâtre, c’est-à-dire un lieu d’où est chassé tout pouvoir, où la
théâtralité, seule, subsiste sans danger. S’ils avaient occupé le palais
de Justice, d’abord, ç’au­rait été beaucoup plus difficile, le palais
de Justice étant mieux gardé que le théâtre de l’Odéon, mais surtout ils
auraient été obligés d’envoyer des gens en prison, de prononcer des
jugements, c’était le début d’une révolution. Mais ils ne l’ont pas
fait.
Est-ce que vous pouvez dire quelle serait votre révolution politique?
Non, parce que je ne tiens pas telle­ment à ce qu’il y ait une
révolution. Si je suis sincère, je n’y tiens pas. La situation actuelle,
les régimes actuels me permet­tent la révolte, mais la révolution ne me
permettrait probablement pas la révolte, c’est-à-dire la révolte
individuelle. Mais ce régime me permet la révolte individuelle contre
lui. Mais, s’il s’agissait d’une véritable révolution, je ne pourrais
peut-être pas être contre. Il y aurait adhésion et l’homrne que je suis
n’est pas un homme d’adhésion, c’est un homme de révolte. Mon point de
vue est très égoïste. Je voudrais que le monde, mais faites bien
attention à la façon dont je le dis, je voudrais que le monde ne change
pas pour me permettre d’être contre le monde.
Alors, quelle révolution serait la plus dangereuse pour vous?
D’après ce que j’en sais, la révolution chinoise.
Quelle serait cette révolution poétique que vous souhaitez?
D’abord… Je peux prendre des rai­sins ? J’ai été invité par deux
mouve­ments révolutionnaires, par le mouve­ment des Black Panthers, des
Panthères Noires, et des Palestiniens. Bon. Je vous ai dit au cours
d’entretiens précédents ce qui était avouable, les raisons avouables,
maintenant, ce qui est plus difficilement avouable, c’est que les
Panthers sont des noirs américains, les Palestiniens sont des Arabes,
j’aurais du mal à expliquer pour­quoi les choses se font comme ça, mais
ces deux groupements ont une charge érotique très forte. Je me demande
si j’aurais pu adhérer à des mouvements révolutionnaires qui soient
aussi justes que — je les trouve très justes, le mouve­ment des Panthers
et le mouvement des Palestiniens — mais cette adhésion, cette
sympathie, est-ce qu’elle n’est pas com­mandée en même temps par la
charge érotique que représente le monde arabe dans sa totalité ou le
monde noir améri­cain pour moi, pour ma sexualité. Il y a encore autre
chose, le problème du jeu. Aller en Amérique avec Panthers alors que
l’ambassade des Etats-Unis m’a refusé trois fois le visa d’entrée,
c’était un jeu. Je m’amusais énormément, et ça existe, ça aussi. Je ne
peux pas dire, même si j’ai fait un travail peut-être assez
consciencieux, qu’il n’y ait eu un esprit de provocation de ma part ; je
me suis aperçu, par exemple, que la police ou bien n’a pas osé
m’arrêter, ou bien ne savait pas que j’étais là, et alors le F.B.I,
c’est de la blague, c’est la pagaille, ils ne savent ni qui entre ni qui
sort, ou bien s’ils savent, alors…
Ils s’en foutent.
Ils s’en foutent et, d’un autre côté, il y a une loi anti-convict très
ancienne, qui veut qu’aucune personne ayant été condamnée ne soit admise
sur le territoire des Etats-Unis, alors ils ont enfreint leur loi.
Pour moi se dessine dans ce que vous appelez révolution poétique
les points sui­vants : l’érotisme, l’amusement, l’effronterie et
peut-être : être en marge ; est-ce exact?

Oui, je ne sais pas si c’est l’ordre prio­ritaire que vous choisissez,
mais les com­posantes semblent être ça, mais en même temps une volonté
d’être contre tout pou­voir établi, d’être du côté du plus faible parce
que si, non Nixon, mais Wallace m’avait invité aux Etats-Unis,
évidem­ment je n’aurais pas été aux Etats-Unis.
Je ne veux pas vous trouver contradic­toire, au contraire nous
nous entendons peu­t-être parce que nous acceptons les contra­dictions.

Oui.
Comme blague, vous avez dit que vous irez à Rome si le Pape vous invitait.
Je l’ai dit dans une certaine occasion, je l’ai dit à propos de
l’invitation cubaine, que je ne peux pas aller vénérer Castro comme
l’ont fait tous les intellectuels européens, mais après tour comme je ne
crois pas au Pape, pas du tout, c’est sans importance le Pape, et aller
à Rome n’aurait rien signifié.
Pourquoi vous trouble-t-elle, la révolu­tion chinoise?
C’est parce que les responsables révo­lutionnaires chinois ont trouvé le
moyen premièrement de libérer l’immense ter­ritoire de la Chine de
toutes les puis­sances extérieures : des Japonais, des Français, des
Anglais, des Allemands, qui encore ? des Américains, et ça ne me paraît
extrêmement important : tous les Blancs ont été foutus dehors ;
deuxième­ment, et ça encore, c’est important, ils ont donné à manger à
huit cent millions de personnes, ils ont permis l’ai…, je n’ai pas
d’autres mots, l’alphabet n’existe pas, mais l’alphabétisation de tous
les Chi­nois.
D’un point de vue très simple: je suis allé voir le Chili au
temps du gouvernement Allende, et il me semblait que dans les affiches
politiques, dans les immenses muraux qui couvraient des quartiers
entiers, d’un style très différent, chaque artiste pou­vait s’exprimer
librement, les ouvriers pou­vaient s’exprimer librement, ils dessinaient
sur les murs, les rues, les quartiers entiers ; ce n’était peut-être
pas entièrement nou­veau, mais ça donnait un air dévergondé a cette
ville assez grise de Santiago de Chile et là, il y avait pour moi un
commencement d’un art pictural révolutionnaire ; comment jugez-vous cet
essai du gouvernement Allende?

Vraiment, je ne sais pas, ce que vous me dites, c’est nouveau, je ne le savais pas.
Et les tentatives économiques du gouver­nement de Allende, vous semblent-elles via­bles?
Non, au contraire, ça me paraissait pas viable si l’on pense aux grandes
séries de grèves des mines de cuivre et des camion­neurs et l’inflation
extraordinaire, ça me paraissait difficilement viable.
Causés par la I. T. T.
Eh bien, ça d’accord, causés par les États-Unis, par l’I.T.T., bien sûr,
mais le gouvernement, ou l’a prévu et n’a pas trouvé les moyens d’y
remédier, ou bien il ne l’a pas prévu.
Il me paraît dur de votre part d’entendre que les
révolutionnaires ou les étudiants de Mai dans le Palais de Justice
auraient dû mettre en prison d’autres individus.

Ou détruire les prisons alors, mais en tout cas prononcer des jugements et exé­cutions.
Dans le cas de Saint-Just, il s ‘agit d’avancer une sentence de
mort. N’y a-t-il pas dans un style aussi culotté la possibilité de faire
quelque chose de plus progressif qu’une sentence de mort?

Ah ! si. Les Chinois l’ont fait dans le cas de l’ancien empereur mandchou, ils l’ont transformé en jardinier.
Ce qui vous paraît plus progressif qu’une sentence de mort contre Louis XVI?
Non, plus ironique ; mais, dans les deux cas, c’est réduire à néant
l’idée de souveraineté d’un homme. Louis XVI, il était très habile de
ses mains. Il était serrurier, vous savez. Si la Révolution fran­çaise
en avait fait un bon ou un moyen serrurier, c’était aussi beau que de
lui couper la tête ; mais les forces au moment de la Terreur de 91-93
étaient telles qu’il fallait ou le condamner à mort, ou bien l’exiler et
l’exiler c’était très dangereux.
Pourquoi est-ce aussi beau de faire quelqu ‘un jardinier ou serrurier ou de couper la tête à quelqu’un d’autre?
C’est aussi beau parce qu’il s’agit non d’exalter la mort, dans le cas
de Louis XVI, mais il s’agit de rendre déri­soire l’idée de souveraineté
d’un homme sur les autres.
Est-ce que pour vous, i1 n’y a pas une beauté en elle-même dans le fait que l’on coupe la tête à quelqu ‘un ?
Dans le cas des révolutionnaires, je ne sais pas si l’on peut parler de
beauté parce qu’ils avaient le pouvoir déjà. Et vous savez, quand
Pompidou a refusé la grâce de Buffet et de Bontemps, les deux
assas­sins, c’était pas tellement beau. L’assassinat qu’à causé
Pompidou, le double assassinat de Buffet et de Bontemps, je n’y vois
rien d’héroïque, d’esthétique, rien enfin. Il a cédé devant une opinion
qui réclamait la mort parce que la femme d’un gardien de prison a été
assassinée par Buffet. Qu’il ait cédé à l’opinion publique sur ce
point-là, je ne trouve pas ça admirable.
Tandis que le fait d’un pauvre qui assas­sine, vous le trouvez un fait admirable?
D’abord, il ne faut pas confondre les plans : il y a le plan littéraire
et il y a le plan vécu. L’idée d’un assassinat peut être belle.
L’assassinat réel, c’est autre chose. Maintenant, j’ai vu alors vraiment
un Algérien, tout de suite après la Libé­ration, assassiner un
Français. Ils jouaient aux cartes. J’étais là, à côté d’eux. L’Algérien
avait vingt-quatre ans et il n’avait plus d’argent. Il s’était fait
rouler com­plètement par le Français. Et il a demandé qu’on lui prête de
l’argent pour tenter sa chance, pour un coup. On lui a refusé. Il a
sorti son couteau et il a tué. Et j’ai vu mourir le type. Et c’était
très beau. Mais, c’était très beau pourquoi ? C’est parce que le meurtre
était l’accomplissement, la fin dernière d’une révolte qui habitait ce
jeune Algérien depuis long­temps. C’est la révolte qui était belle mais
pas tellement le meurtre en lui même. Le danger aussi donnait une force,
oui… si vous voulez, permettait une conviction à cause du danger
encouru. L’assassin était obligé de se sau­ver, et il n’a pas été
repris. Tuer sans risque quand on est policier, non, je ne trouve pas ça
tellement admirable.
Pourquoi vous-même, vous n’avez jamais commis un meurtre?
Probablement parce que j’ai écrit mes livres.
Est-ce que vous étiez habité par l’idée de commettre un meurtre?
Ah oui ! Mais d’un meurtre sans vic­time. Il faut tout de même que je
fasse un effort pour accepter la mort d’un homme qui arrive même si elle
doit nécessaire­ment arriver. Donc, qu’elle soit provo­quée pour moi,
par arrêt du cœur normal, ou par accident de voiture, etc., c’est pas
tellement important. Ça ne devrait pas être tellement important et
pourtant cela l’est. Maintenant, vous pourriez me poser la question :
avez-vous provoqué la mort de quelqu’un ?
Oui.
Mais je ne vous répondrai pas.
Involontairement?
Non, volontairement. La question est celle-ci : avez-vous provoqué volontaire­ment la mort de quelqu’un ?
Oui.
Je ne réponds pas.
Et cela vous a oppressé?
Non, pas oppressé du tout.
Comment était la démarche de votre pensée, le chemin de votre vie à l’oeuvre écrite?
Si vous acceptez une réponse grosse, je dirai que les pulsions de meurtre ont été déviées au profit de pulsions poétiques.
Avez-vous une idée, comment cela se fait-il que nous adorions
lire des choses cruelles, des assassinats, des tortures, que nous
adorions décrire des assassinats, des tortures, et que, dans la vie
quotidienne, nous ayons une hésitation extrême envers autrui, envers le
corps d’autrui, l’intégrité d’autrui?

Est-ce que vous pouvez poser l’autre question corollaire qui s’impose ?
Pour­quoi les assassins, quand ils écrivent, donnent d’eux-mêmes, de
leurs actes, ou de leurs actes imaginaires, des descrip­tions de
Première Communion, presque toujours ?
Vous prononcez cette question. Je vou­drais revenir sur nos
remarques au sujet de L’Iliade. Je crois, il y a ce que j’appellerais le
magique, le rituel. Vous l’avez effleuré tout à l’heure en parlant de
théâtralité.

Sur le rituel, je ne suis pas d’accord. Ce que vous avez dit l’autre
jour, à savoir la répétition scandée des mêmes expres­sions, à certains
moments ; c’est pas ça, le rituel. Ça, c’est un mode d’expression
lit­téraire qui peut être utilisé par le rituel. Le rituel, c’est encore
autre chose. C’est la reconnaissance d’une transcendance et c’est la
reconnaissance répétitive de cette transcendance, jour après jour,
semaine après semaine, mois après mois, comme les Panathénées, comme les
rituels de… non, enfin de n’importe quel rituel, même les rituels de
l’Eglise catholique ou les rituels maçonniques. On se sert au cours de
ces rituels de livres ou de récits ou de chants qui ne sont pas en
eux-mêmes des rituels. L’Iliade était un de ceux-là. Pendant les
Panathénées, on récitait officiellement L’Iliade. Mais L’Iliade en
elle-même n’est ni rituelle ni sacramentelle. C’est un poème.
Mais ça, dans un monde très ritualisé?
Mais tout le monde est ritualisé. Il n’y a pas de monde qui ne soit pas
ritualisé, sauf évidemment la recherche de pointe, dans les laboratoires
ou…
Ou la révolution.
Oui, ou la révolution évidemment. Et encore, la révolution quand elle se
fait, parce que quand elle est faite, elle se ritualise presque
automatiquement. Il faut voir ce qui s’est passé en Chine autour de Mao,
tous ces rituels. Vous pensez qu’on sait et qu’on tient compte des
minutes et presque des secondes que Mao Tsé Tung accorde à ses
visiteurs. Non?
Je voulais vous donner un exemple d’une ritualisarion très
particulière. Il y a dans certains rites d’initiation, un ensemble se
composant de flagellation, trahison de la tribu, trahison de la famille,
meurtre de membres de la famille, rites d’urine, rites d’excréments,
rites de peaux d’animaux. On les appelle société panthère, société
crocodile, etc. En relisant une partie de votre œuvre, en particulier le
Miracle de la Rose, tout cet ensemble me réapparaît aussi, pas dans un
cercle si étroit. Croyez-vous que par vos expériences vous avez atteint à
un fond rituel et archaïque?

Oui. Ici, je n’ai pas une connaissance, je n’ai aucune connaissance en
anthropo­logie, ce que vous venez de décrire, c’est des rituels de
passage. De passage de la puberté à l’âge d’homme. Il s’agit de tra­hir
la tribu, mais en fait pour réintégrer la tribu. Il s’agit de boire
l’urine, mais en fait pour ne pas la boire. Pour le Miracle de la Rose
en particulier, c’est possible que j’aie, tout seul, essayé de
découvrir, mais d’une façon inconsciente, évidem­ment, des rites de
passage. C’est une idée qui ne m’est pas venue avant. Mais ça pourrait
expliquer pourquoi je n’ai plus écrit de livres après ma sortie de
prison sauf le Journal du Voleur. Je n’avais plus à en écrire. Le
passage était fait.
Pour cela, les Œuvres complètes en 1952.
C’est votre interprétation. Elle me paraît approcher de la vérité.
Quelle part donnez-vous à la violence?
Oh ! il faudrait parler de ce que je ne suis pas. Il faudrait parler du
potlach, de l’ivresse destructive. Ivresse destruc­tive même chez les
hommes les plus conscients et les plus intelligents. Pensez à Lénine,
promettant au peuple soviéti­que des pissotières en or. Il y a tout de
même dans toutes les révolutions une ivresse panique, plus ou moins
contenue, mais plus ou moins déchaînée. Cette ivresse, elle se
manifestait en France, par exemple, dans toute l’Europe par les
Jac­queries avant la Révolution française et aussi par d’autres moyens ;
d’une façon rituelle ou ritualisée par le carnaval. A certains moments,
le peuple entier veut se libérer, se livrer au phénomène de pot­lach,
de destructions complètes, de dépense totale, il a besoin de violence.
Enfin, je vais souvent en Angleterre. J’ai une assez grande admiration
pour les Rolling Stones, musicalement parlant, pas pour les autres
groupes pop, mais pour les Rolling Stones, oui. Je vais en Angleterre
depuis 1948. Vraiment, pres­que du jour au lendemain, au moment où, à
peu de choses près, où l’Angleterre a perdu tout sur le Commonwealth
toutes ses dépendances, tout son empire colo­nial, l’Angleterre a perdu
du même coup sa morale victorienne et alors, c’est devenu une espèce de
bazar, de fête.
La violence, le potlach subit aussi des règles, des ritualisations?
Bien sûr.
Toute violence dans votre ouvre, toute catastrophe est bercée
dans un rite. Pasolini avant d’être assassiné a dit que la violence
prolétarienne est essentiellement changée, qu ‘elle tend, plus que vers
autre chose, vers la société de consommation, que les prolétaires
italiens assassinent aujourd’hui pour avoir une moto, pour un vêtement
bourgeois et qu’il fallait les punir comme les néofas­cistes italiens.
La conclusion, je la trouve totalement fausse.

Oui, totalement fausse.
Mais, d’autre part, est-ce qu’il n’y a pas en ce moment, un
gratuit de l’assassinat, un déréglé, un irrituel de tuer pour un dollar,
un désordre qui est absolument différent de la violence comme vous la
décrivez?

Mais, vous venez de dire le contraire de ce que dit Pasolini. Quand
Pasolini dit ou a dit : « La violence prolétarienne a pour fonction de
s’exercer en vue de l’appropriation de biens de consommation ». En fait,
je me demande, et vous venez de donner vous-même la réponse, s’il
s’agit surtout de s’exprimer violemment, d’être violent et de trouver
une ouverture à cette violence. Alors, on dit, c’est pour un dollar ou
pour un vêtement. En réalité, c’est pour la violence elle-même.
Donc, pour vous, la violence de Querelle (5) et la violence du jeune boulanger qui a assassiné Pasolini ne sont pas différentes?
Dans le cas du boulanger, je ne connais pas. Je pense qu’il voulait
peut-être de l’argent, qu’il était effrayé à l’idéé que Pasolini voulait
l’enculer ou lui mettre la main au cul. Je ne sais pas. Tout est
pos­sible parmi les adolescents. Ils peuvent accepter toute la sexualité
et le putanisme le plus visible et puis, soudainement, faire apparaître
une espèce d’hétérosexualité. « Ah ! je suis un mâle. Je ne veux pas
être touché comme ça ! » Je ne sais pas.
Croyez-vous que le fondement prétendu du meurtre change sa valeur psychique ?
Probablement. L’homme ne peut pas vivre s’il ne se justifie pas et il
trouve toujours dans sa conscience les moyens et les facultés de
justification de soi-même et de ses actes. Le jeune boulanger, il est
possible qu’il se dise dans sa cellule et qu’il soit encouragé par son
avocat à se dire et à redire : « J’ai tué après tout un milliardaire qui
s’éloignait du peuple, donc, ma cause est juste ». Je ne sais pas.
J’invente là.
Il semble que Pasolini avait des goûts masochistes?
Je ne connais pas les détails. S’il avait envie de se faire frapper ou
flageller ou battre, il est fort possible que, par jeu et parce qu’il
est payé, le garçon donne les premiers coups, et puis après c’est le
gar­çon qui prend lui-même du plaisir. Il ne peut plus s’arrêter et il
va jusqu’à la mort du type. C’est possible. Je ne sais pas.
Comment trouvez-vous les questions?
Elles sont bonnes, mais je ne peux pas dire toute la vérité. Je ne peux dire la vérité qu’en art.
Qu ‘est-ce que pour vous la vérité?
Avant tout, c’est un mot. On s’en sert d’abord pour faire croire à sa
propre sin­cérité. On dit : ce que je dis, c’est la vérité. Je ne pense
pas pouvoir utiliser ce mot en essavant de le définir philosophiquement.
Je ne peux pas non plus le défi­nir comme le font les savants quand ils
parlent d’une vérité objective. La vérité est évidemment le résultat
d’une observa­tion et d’observarions générales. Mais ces observations ne
permettent pas forcé­ment de découvrir la vérité et surtout de la
découvrir d’une façon immédiate. Je vais employer ma vie ou une partie
de ma vie à contrôler les affirmations scientifi­ques ?
Quelles affirmations scientifiques avez-vous pu vérifier?
Pratiquement aucune.
Et lesquelles vouliez-vous vérifier?
Il y en a une qui m’intrigue, c’est celle-ci : est-ce qu’il y a des
races ? Est-ce que le concept de race signifie quelque chose ? Et est-ce
qu’il y a des races infé­rieures et des races supérieures ? Et, s’il y a
des races supérieures, est-ce qu’elles doivent avoir le pas si l’on ne
veut pas que l’humanité devienne inférieure ? Mais y a-t-il des races
supérieures ? Voilà une vérité que je voudrais connaître.
Pour vous, le Nègre-Africain serait plu­tôt d’une race supérieure?
Pas supérieure. Mais je ne le vois pas inférieur. Maintenant, ça demande
une démonstration et la démonstration, je ne peux pas la faire. Je
connais des profes­seurs… enfin, même le titre de Professeur au
Collège de France ne signifie pas grand chose, ils m’affirmaient qu’il y
a des races et qu’il y a des races inférieures, comme il y a des
individus inférieurs et des individus supérieurs intellectuelle­ment,
physiquement, etc.
Est-ce qu’il y a une différence essentielle entre l’approche de
la sincérité dans une conversation et dans l’art, ou est-ce seule­ment
une différence graduelle?

Là, je réponds tout de suite : oui. Il y a une différence essentielle.
C’est qu’en art, on est solitaire, on est seul en face de soi-même. Dans
une conversation, on parle avec quelqu’un.
Et ça dérange?
Évidemment, ça change la perspective.
En écrivant, vous ne vous adressez pas à autrui?
Jamais. Je n’ai pas réussi probable­ment, mais c’est mon attitude envers
la langue française, que j’ai voulu façonner d’une façon aussi belle
que possible, le reste m’était complètement indifférent.
La langue que vous connaissiez le mieux ou la langue française?
La langue que je connaissais le mieux, oui, évidemment, mais aussi la
langue française parce que c’est celle dans laquelle j’ai été condamné.
Les tribunaux m’ont condamné en parlant français.
Et vous vouliez leur répondre sur un degré supérieur?
Parfaitement. Il y a peut-être aussi des motivations plus souterraines, mais elles interviennent peu, finalement, je crois.
Que seraient-elles?
Boh ! C’est plutôt un psychanalyste qui pourrait vous répondre. Parce que je pense que c’est assez inconscient.
Quand est-ce que vous avez commencé à entreprendre cette tâche poétique?
Vous m’obligez à un retour en arrière assez difficile parce que je n’ai
pas telle­ment de points de repère. Je crois que j’avais entre
vingt-neuf et trente ans. J’étais en prison. Donc, c’était en 39, 1939.
J’étais seul au cachot, en cellule enfin. D’abord, je dois dire que je
n’avais rien écrit, sauf des lettres à des amis, des amies, et je pense
que les lettres étaient très conventionnelles, c’est-à-dire des phrases
toutes faites, entendues, lues. Jamais éprouvées. Et puis, j’ai envoyé
une carte de Noël à une amie allemand qui était en Tchécoslovaquie. Je
l’avais achetée dans la prison et le dos de la carte, la partie réservée
à la correspon­dance était grenue. Et ce grain m’avait beaucoup touché.
Et au lieu de parler de la fête de Noël, j’ai parlé du grenu de la
carte postale, et de la neige que ça évo­quait. J’ai commencé à écrire à
partir de là. Je crois que c’est le déclic. C’est le déclic
enregistrable.
Quels étaient les livres ou les œuvres lit­téraires qui vous avaient impressionné jus­que-là?
Des romans populaires. Des romans de Paul Féval. Des livres qu’on a dans
les prisons. Je sais pas. Sauf quand j’avais quinze ans. Quand j’étais
en maison de correction à Mettray, j’ai eu entre les mains les poésies
de Ronsard et j’étais émerveillé.
Et Marcel Proust?
Bien. J’ai lu A l’ombre des jeunes filles en fleurs en prison, le
premier tome. On était dans la cour de la prison et on échangeait des
livres en douce. C’était pendant la guerre, et comme je n’étais pas
tellement préoccupé par les livres, je suis un des derniers et on me dit
: « Tiens, toi, tu prends ça ». Et je vois Marcel Proust. Et je me dis :
« Mais ça doit être emmer­dant ». Et alors… Mais là je vous demande
de me croire : si je ne suis pas toujours sincère avec vous, cette fois,
je le suis. J’ai lu la première phrase de A l’om­bre des jeunes filles
en fleurs qui est la présentation de monsieur de Norpois à un dîner chez
le père et la mère de Proust, enfin de celui qui rédige le livre. Et la
phrase est très longue. Et quand j’ai fini la phrase, j’ai fermé le
livre et je me suis dit : « Maintenant, je suis tranquille, je sais que
je vais aller de merveille en mer­veille». La première phrase était si
dense, si belle que cette aventure était une première grande flamme qui
annon­çait un grand brasier. Et j’ai mis à peu près toute la journée
pour m’en remettre. Je n’ai rouvert le livre que le soir, et en effet,
je n’ai été que de merveille en mer­veille, ensuite.
Vous aviez déjà écrit un de vos romans avant de lire Proust?
Non, ou j’étais en train d’écrire Notre-Dame des Fleurs.
Est-ce qu’il y a d’autres littératures qui vous ont frappé comme celles de Proust?
Ah oui ! Bien plus même ! Il y a Les Frères Karamazov.
Et Balzac?
Moins. Il y a tout de même un côté un peu trivial dans Balzac.
Stendhal?
Mais oui. Mais oui. Bien sûr Stendhal. La Chartreuse de Parme et puis
même Le Rouge et le Noir. Mais plus La Chartreuse de Parme. Mais rien ne
vaut pour moi Les Frères Karamazov. Il y a tellement de temps
différents. Il y avait le temps de Sonia et le temps de Illioucha, il y
avait le temps de Smerdiakov et puis il y avait mon temps propre à la
lecture. Il y avait le temps de déchiffrer et puis il y avait le temps
qui précédait leur apparition dans le livre. Que faisait Smerdiakov
avant qu’on en parie ? Enfin, tout cela, il fallait que je le
reconstitue. Mais c’était pas­sionnant. C’était très beau.
Est-ce que vous me permettez une paren­thèse sur le temps?
Oui.
Comment vivez-vous le temps?
Vous m’obligez à une réponse difficile parce que depuis vingt ans,
vingt-cinq ans, je prends du nembutal et pendant toute la matinée je
suis sous l’effet du nembutal qui fait dormir presque instan­tanément…
enfin en dix minutes… un quart d’heure… oui. Mais il y a des
effets, c’est-à-dire il ne suffit pas par exemple de boire un verre de
café le matin. Il faut vraiment que le nembutal ait cessé d’agir sur le
cerveau. Bon. Pendant tout le temps que le nembutal a son effet sur moi,
je ne me rends pas compte du temps. Quand il s’agit de faire des
actions précises, mais que pour parler vite j’ap­pellerai profanes,
aller d’ici à là, pour acheter, je le fais de façon très nette, avec un
temps très déterminé, je ne m’égare pas. Il n’y a pas de problème. Quand
je veux écrire, il me faut tout le temps pour moi. J’étais un peu
irrité l’autre jour chez Gallimard, puisque je venais de voir Monsieur
Huguenin et j’ai demandé une assez grosse somme d’argent. Et Claude
Gallimard voulait me donner une men­sualité, une mensualité confortable.
Mais j’ai dit non. « Je veux que vous me don­niez tout, aujourd’hui. Je
veux être abso­lument libre. Dormir quand je veux. Aller où je veux.
Sinon, je ne fais rien. Je ne fais rien, ce n’est pas possible. Il faut
que je puisse rester deux jours ou trois jours en train d’écrire au lit
jour et nuit, etc., ou bien ne rester qu’une heure, etc. Ça dépend. »
Et il n ‘a pas voulu?
Ah si ! J’étais assez embêté puisque j’avais les poches pleines de billets de banque.
Une mensualité d’écrivain, ce serait combien en France?
Moi, je ne sais pas ce que gagnent les écrivains. J’ai jamais demandé
des détails. Comme je n’ai pas honte de l’argent, de dire ce que je
gagne, je ne pour­rais pas dire gagner… quand on écrit, c’est à la
fois un tout petit peu doulou­reux… et un tout petit peu agréable.
C’est pas du travail. Donc, gagner si vous vou­lez. J’ai gagné l’année
dernière vingt millions environ. Et puis, il y a mon théâtre.
Est-ce que l’argent en lui-même a une importance pour vous, les billets, les mon­naies?
Oui, surtout s’ils sont gros.
Oui, j’aime bien ça.
Est-ce que l’argent vous est moyen de temps ou moyen de sensualité?
Non, de temps. Pas de sensualité. Je ne gagne pas beaucoup d’argent.
Mais c’est suffisant pour me permettre d’être mal habillé, de ne pas me
laver, de faire des choses comme ça, de ne pas me faire cou­per les
cheveux, je n’aimc pas ça. Couper les cheveux, c’est tellement
emmerdant. Si je n’ai pas les cheveux coupés, ça n’a pas d’importance.
Dans le temps, vous vous trouviez de ce côté-ci du fossé.
Maintenant, vous êtes de l’autre côté. Qu’est-ce que ça vous fait, en
face de jeunes asociaux que vous rencontrez?

Rien du tout, rien du tout rien du tout. Je n’ai pas de sentiment de
culpabi­lité. Si on me demande ou si je m’aperçois même sans qu’on me
demande de l’argent, je le donne très facilement, vrai­ment très
facilement et ça n’a pas d’importance. L’injustice est dans le monde et
l’injustice n’est pas dans le monde parce que mes droits d’auteur sont
relativement élevés.
Vous vous décrivez vous-même dévali­sant les pédérastes en
recherche de sexualité. Est-ce qu’il vous est arrivé qu’un jour un jeune
homme vous confonde avec quelqu’un qu’il pourrait dévaliser?

Oui, ça s’est produit très très très sou­vent. Ça s’est produit à
Hambourg, par exemple, où je ne pouvais rien faire d’autre que laisser
les deux types, il y avait deux types, prendre l’argent qui était dans
mes poches.
Et cela ne vous terrifie pas?
Ah ! Pas du tout. Pas du tout. Pas du tout. Si la somme est importante,
ça peut m’embêter. Ça peut m’irriter parce qu’il faut que je retourne
chez Gallimard. Mais, vous voyez, j’ai eu cinquante-six ans hier…
cinquante-cinq…
Cinquante-cinq ou soixante-cinq?
Soixante-cinq. Donc, j’avais cinquan­te-six ans quand j’étais à Karachi.
L’avion est arrivé à une heure du matin. J’étais tout seul. L’aéroport
est à vingt-cinq kilomètres de la ville. Bon. Il y a an flic qui m’a
donné un tampon d’un mois et il a appelé un taxi. Et je n’avais pas vu,
c’était un taximan tout enveloppé de mousseline. Et avant même que j’aie
pu m’opposer, il y a un autre gars qui est monté à côté de moi. C’était
un changeur. Il insistait beaucoup. Et c’était en pleine nuit. «Où
allez-vous habiter ?», me demandait-il en anglais. J’ai dit : « L’hôtel
Intercontinental ». C’est le plus grand hôtel de Karachi. J’ai dit : «
Je peux changer dix dollars. » « Avec dix dollars, vous pouvez pas
habiter l’hôtel Intercon­tinental. » « J’ai des amis » — ce qui était
faux. « J’ai des amis qui m’attendent à l’hôtel Intercontinental». Je ne
voulais pas sortir l’argent. Mais, c’était encore facile de se
débarrasser de moi après m’avoir tout pris. Enfin, je tiens le coup. Et
je dis : « Voilà, c’est vraiment tout ce que je peux donner». Il m’a
donné les roupies et puis il est descendu quand on est arrivé à l’hôtel
Intercontinental. Et en arrivant à l’hôtel Intercontinental, je n’avais
pas assez avec les dix dollars pour payer le jeune gars. Alors j’ai dit
au por­tier… l’hôtel était plein. C’était la nuit. Tout le monde
dormait sur des chaises, sur des nattes, sur des tapis, j’ai dit: «
Est-ce que vous avez une chambre ? Je voudrais une chambre au moins pour
cette nuit?» «Non». Qu’est-ce que je vais faire ? Et mon million et
demi ? C’était une liasse qui était dans la poche de mon pantalon et
toute attachée avec des épingles. En tirant un billet, je devais
obligatoirement tirer toute la liasse. « Est-ce que vous pouvez me
changer tout de suite de l’argent ? » Et j’ai sorti tout l’argent
français. Immédiatement, j’avais une chambre. Bon. Mais le petit gars,
il ne savait pas que j’avais cet argent-là et je lui ai donné un peu
d’ar­gent pour le compenser. Mais, certaine­ment pas ce qu’il aurait
gagné s’il m’avait laissé à quinze kilomètres de Karachi. Maintenant, il
y a aussi des chances : j’ai été au Maroc. J’ai fait la connaissance
d’un jeune Marocain de vingt-quatre, vingt-cinq ans, très pauvre. Il
montait tous les jours dans ma chambre. Il restait dans ma chambre. Il
laissait l’argent. Il ne touchait rien du tout. Est-ce que je l’admire
pour ça ? Non- Je pense que c’était une ruse. Enfin, je l’admire d’avoir
été rusé à ce point-là.
Après, vous l’avez amené en France?
Bien sûr, oui, et il a été très habile, je ne regrette pas de l’avoir
emmené en France ; dans les pays arabes, dans les pays du tiers monde,
un garçon jeune, quand il rencontre un blanc un peu atten­tif à lui, il
ne peut voir qu’une victime possible, qu’un homme à dépouiller et c’est
normal.
Quels ont été les rapports d’un jeune homme doué, sensible,
intelligent, aimant les hommes mais misérable qui dévalise un vieux
pédéraste?

Ça, je n’en sais rien ; d’abord, il peut avoir faim tout simplement et
le vieux pédéraste est encore l’homme qui se fait le plus facilement
dévaliser.
Vous vous décriviez le faisant vous-même?
Mais je l’ai fait évidemment, je l’ai fait en Espagne, par exemple, en Espagne et en France, et alors ?
Et il n’y avait pas de perspective, cette perspective…
Le point de vue, en tous les cas, c’était le vol. Quand j’allais avec un
pédé, âgé ou non, mais je le préférais plus faible, c’était le vol.
Par nécessité?
Bien sûr, bien sûr.
Ça ne vous choquait pas de trahir cette nécessité sexuelle
Mais je ne trahissais aucune nécessité sexuelle, je n’étais pas attiré
sexuellement par les vieux que je dévalisais ; ce qui m’attirait,
c’était leur argent ; alors, il s’agissait de prendre leur argent soit
en les tabassant, soit en les faisant jouir ; le but, c’était le fric.
Vous ne pensiez pas, en utilisant un vieux pédéraste, prêter la main à une société que vous haïssiez?
Oh ! il aurait fallu me demander de voir très clair, d’avoir une
conscience politique et révolutionnaire il y a cin­quante ans. Cinquante
ans, c’était à peu près la scission du congrès de Tours, la naissance
du parti communiste français ; vous imaginez ce que ça pouvait être pour
un paysan de quinze ans élevé dans le Massif central, qu’est-ce qu’il
pouvait penser? C’était la grande époque de Rosa Luxemburg ; vous pensez
que j’aurais pu penser ça, vous pouvez le penser mainte­nant.
Quand avez-vous découvert que vous aviez des penchants vers les hommes?
Très jeune : j’avais peut-être huit ans, dix ans au maximum, très jeune,
en tout cas, à la campagne et dans la maison de correction de Mettray
où l’homosexualité était réprouvée, évidemment ; mais puis­qu’il n’y
avait pas de filles, il fallait bien, tous les garçons avaient entre
quinze et vingt et un ans ; il n’y avait de recours que dans
l’homosexualité passagère ou qui devait demeurer, en tout cas dans
l’homosexualité, et c’est ce qui m’a per­mis de dire qu’en maison de
correction, j’étais véritablement heureux.
Et vous saviez que vous étiez heureux?
Oui, oui, oui, oui. Malgré toutes les punitions, malgré les injures,
malgré les coups, malgré les mauvaises conditions de vie, le travail,
malgré tout ça, j’étais heureux.
Vous rendiez-vous compte que cette façon d’agir pour vous était autre chose que pour les autres?
Non, je pense que je ne me posais pas la question. Je me suis rarement, à
cette époque de ma vie, posé la question des autres. Non, mon attitude
pendant très longtemps est demeurée narcissique. C’était mon bonheur.
C’était de mon bonheur qu’il s’agissait.
Est-ce que vous faisiez figure à part?
J’étais à part. D’abord parce que… mais je vous paraîtrais
contradictoire… malgré le bonheur que j’éprouvais, très profond, très
grave, d’être dans cette maison de correction et d’avoir des liens
chaleureux avec d’autres garçons de mon âge ou un peu plus âgés, ou un
peu plus jeunes, je ne sais pas… La contesta­tion de ce régime et du
régime péniten­tiaire, le régime social, je ne le connaissais pas. Vous
pensez que je n’ai su qu’en sor­tant, qu’en étant libéré pour aller à
l’armée, j’ai su que Lindberg avait traversé l’Atlantique. Je ne le
savais pas. Des choses comme ça, je ne les savais pas. On est isolé, on
est complètement coupé du monde. C’est une espèce de couvent. Bon. Ma
contestation était beaucoup plus dure et beaucoup plus féroce que celle
des durs, par exemple. Je crois que j’ai su assez vite mettre en relief
le dérisoire de la tentative de rééducation et le dérisoire des séances
de prière, puisqu’on priait, des séances de gymnastique, de la bonne
conduite pour avoir le drapeau, enfin des niaiseries tout ça.
Est-ce que cette conscience allait jusqu’à l’érotisme et à
l’accomplissement de la sexualité? Ou, est-ce que vous acceptiez dans
cet univers pénitentiaire les rôles que le système vous octroyait?

 Non. Mais je n’ai jamais vécu la sexua­lité à l’état pur. Elle a été
toujours accom­pagnée de tendresse, peut-être d’une affectivité très
sommaire et très rapide, mais jusqu’à la fin de ma vie sexuelle, il y a
toujours eu une… je n’ai jamais fait l’amour à vide… je veux dire
sans contenu affectif. Il s’agit d’individus, de gars, d’individus…
mais pas de rôle. J’étais attiré par un garçon de mon âge… ne
m’entraînez pas trop loin dans les défi­nitions… Je ne peux pas
définir ce qu’est l’amour bien sûr… mais je ne pouvais faire l’amour
qu’avec des garçons que j’aimais… sinon… j’ai fait aussi l’amour
avec des types pour avoir de l’argent.
Est-ce que vous avez une conception révolutionnaire de l’érotisme?
Oh non. Révolutionnaire ! Non. La fréquentation des Arabes m’a fait…
m’a heureusement satisfait en général. En général, les jeunes Arabes
n’ont pas honte… d’un vieux corps, d’un vieux visage. Vieillir fait
partie, je ne parle pas de la religion, mais fait partie de la
civili­sation islamique. On est vieux, on est vieux.
Est-ce que le fait d’avoir plus d’années a changé vos rapports avec vos amis Arabes?
Non. Mais je les comprends mieux. Quand j’avais dix-huit ans, j’étais en
Syrie, j’étais amoureux d’un petit coif­feur de Damas… il avait seize
ans… j’avais dix-huit ans… et tout le monde dans la rue au moins
savait que j’étais amoureux de lui et on riait, enfin, les hommes… les
femmes qui étaient voilées et qui ne paraissaient même pas… mais les
garçons, les jeunes, les vieux sou­riaient, s’amusaient. Ils me disaient
: « Eh bien ! va avec lui ». Et lui-même n’en était pas du tout gêné.
Je sais qu’il avait seize ans. J’avais donc dix-huit ans et demi, à peu
près… et j’étais très à mon aise avec lui. Très à mon aise avec sa
famille, très à mon aise avec la ville de Damas. J’étais à Damas un peu
après les bombardements qui avaient été ordon­nées après la révolte des
Druses, ordon­nés par le général Goudot… général Couraud… c’était un
type auquel il manquait un bras et il avait transformé Damas en un amas
de ruines. Enfin, il avait tiré au canon, et on avait des ordres très
stricts, de se déplacer toujours avec une arme et d’être trois, et il
fallait tenir le trottoir. Si des femmes ou des vieillards arabes, enfin
des Syriens passaient, venaient à nous croiser, c’est eux ou elles qui
devaient descendre. Ce rythme a été brisé, il a été brisé par moi… et
dans mon seul cas naturellement. Je me suis toujours effacé devant les
femmes et j’allais dans les souks qui étaient merveilleux à Damas.
J’allais dans les souks sans arme et on l’a su très vite, parce qu’à
Damas, il y avait peut-être deux cents, deux cent cin­quante mille
habitants et j’étais très très bien accueilli.
A l’époque de votre vie, est-ce qu’il y a un moment de paternalité qui joue dans vos rapports avec les jeunes?
Ah oui ! Mais malgré moi. De leur fait, mais pas du mien.
Est-ce que vous voudriez leur donner une certaine sécurité quotidienne, leur ouvrir le chemin vers l’art?
Oh, bien sûr ! C’est un problème très compliqué, très long que vous
abordez. Aujourd’hui, vous me posez des ques­tions relatives à ma
personne, or il se trouve que je suis arrivé à un moment de ma vie où ma
personne ne compte pas beaucoup. Je ne pense pas que je veuille cacher
quelque chose, mais simplement, ça m’ennuie. Vous abordez mon pro­blème
singulier, mais mon problème sin­gulier n’existe plus.
Mais vos obsessions, les hasards, vos res­sentiments ont été
projetés sur le monde. Ils ont eu une influence sur le comportement de
toute une génération.

Peut-être. Mais vous parlez de choses qui se sont passées il y a
trente-cinq ans ou quarante ans et qui ont été plus ou moins gommées par
l’âge, par la mémoire, par les drogues que j’ai prises qui effacent
justement de la mémoire tout ce qui pourrait être désagréable, qui ne
laissent subsister que l’agréable et vous me rappelez un monde de forêt
vierge qui existe peut-être encore mais où je ne suis plus de la même
façon. De la forêt vierge qui existe sûrement, et j’ai élagué les plus
grosses branches. Je me suis fait une sorte de clairière, je ne vois
plus très bien la forêt primordiale. Et quand vous me dites : « Mais là
où vous habitez, il y avait des fougères, il y avait des lianes » — oui,
si vous me le dites, je sais que c’est vrai, mais comment elles
étaient, je ne le sais plus. Ça ne m’intéresse plus tellement. Tout ça,
c’est fané.
Quelle est donc votre théorie de l’homo­sexualité?
J’en ai pas. J’en ai plusieurs. Plusieurs ont été élaborées. Aucune
n’est sastisfaisante, que ce soit la théorie œdipienne de Freud, que ce
soit une théorie élaborée par les généticiens, que ce soit la théorie
sartrienne à propos de moi dans un de ses livres. Selon lui, j’ai
répondu d’une cer­taine façon, mais d’une façon libre, aux conditions
sociales qui m’étaient faites, ça ne me satisfait pas non plus. Enfin,
je ne sais pas. Je n’ai pas de théorie de l’homosexualité. J’ai même pas
de théorie d’un désir indifférencié. Je constate, je suis pédéraste.
Bon. Ce n’est pas une affaire. Chercher à savoir pourquoi ou même
comment je suis devenu pédéraste et comment je l’ai su, pourquoi je le
suis, c’est une amusette… c’est un peu comme si je cherchais à savoir
pourquoi mes yeux ont une pigmentation verte.
En tout cas, ce n ‘est pas une névrose, d’après vous.
Non. Et je me demande si je ne l’ai pas vécu comme la solution d’une
névrose, si la névrose ne préexistait pas à l’homosexualité. Je
n’affirme rien du tout.
Est-ce que cela ne vous frappe pas que dans tous les modèles
révolutionnaires que nous connaissons, il n’y ait pas une théorie de la
sexualité plus libre que théorie de la sexualité petite-bourgeoise?

On a l’impression en somme que les révolutions sont faites par les pères de famille.
Quand vous étiez accepté chez les Pales­tiniens et chez les
Black Panthers, est-ce que vous étiez accepté aussi comme pédé­raste?

C’est assez rigolo. La télévision améri­caine est venue enregistrer avec
David Hilliard, il y avait un noir qui posait des questions, et il a
dit à David, qui le savait évidemment puisqu’il lisait tous mes livres —
il les avait dans sa sacoche — il lui dit : « Est-ce que vous savez que
Jean Genet est homosexuel ? » David : « Et alors ? Oui. » « Et ça ne
vous gêne pas ? » « Non, quand tous les homosexuels feraient douze mille
kilomètres pour venir défendre les Panthers, ce serait pas mal. »
C’est gentil et c’est gratuit. Imaginez un bon socialiste grand coureur de femmes. Castro, par exemple.
Son frère est homosexuel. Raoul Cas­tro. On le dit.
Supposons un bon socialiste joli, puis­sant, coureur de femmes,
arrive chez les Black Panthers, on ne va pas peut-être jusqu’à
l’entremettre mais gentiment l’aider, on va, à la rigueur même, lui
pré­senter des filles. Accepter révolutionnaire-; fient l’homosexualité
de Jean Genêt au milieu des Black Panthers aurait été la ren­dre
vivable, la rendre concrète.

Bon. David aimait les femmes. Il était marié, mais il avait aussi des
maîtresses. Mais je sais qu’un noir, et je crois qu’il n’était pas
homosexuel… un soir après que j’ai parlé à Yale University, on
s’em-brassait toujours, tous m’embrassaient et il ne m’a pas embrassé
comme ‘ s, il m’a embrassé vraiment anecîueusc-ment, vraiment il
m’a serré contre lui, et il n’était pas… et il ne l’a pas fait en
cachette non plus. Il i’a fait devant vingt noirs.
Vous parliez tout à l’heure de la fin de votre vie sexuelle,
est-ce que votre fascina­tion, votre désir n’allaient pas  avec les
Black Panthers?

Ce qu’ils me demandaient était vrai­ment très, très pénible ; je
continuais à prendre du nembutal puisqu’il fallait dormir. C’était des
gars de dix-huit à vingt-cinq ans, vingt-huit ans, David avait
vingt-huit ans, avec une activité extraordinaire, ils me réveillaient à
deux heures du matin, il fallait que je vienne tenir une conférence de
presse, à deux heures du matin et que je sois en état s-le répondre. Je
vous assure que je ne pen­sais pas à faire l’amour. Et puis, un autre
phénomène, c’est que je ne faisais pas de distinction entre les
Panthers, je les aimais tous, je n’étais pas attiré par un plutôt que
par un autre. J’aimais le phé­nomène Black Panthers. J’en étais
amou­reux.
Vous ne vous soumettiez donc pas à une abstention érotique que dans un monde plus libéral vous n’auriez pas acceptée?
Pas du tout. A tel point que Bobby Seale m’envoyait une lettre en me
disant de faire un article sur l’homosexualité ; et puis cette lettre,
ou elle a été mal traduite, ou elle était bâclée, en tous les cas, j’ai
répondu : « Si tu attaques les pédérastes, je vais attaquer les nègres. »
La semaine suivante, je reçois le journal, c’était New­ton qui a fait
lui-même l’article où il disait qu’il fallait absolument être du côté
des homosexuels, qu’il fallait les défen­dre, que c’était un groupe
minoritaire et qu’il fallait accepter qu’ils défendent les Panthers et
défendre du même coup ce groupe.
Est-ce que vous êtes sûr que cette défense irait jusqu’à la pratique?
Evidemment, je n’ai pas de preuves. Non. Parce que les Panthers étaient
très jeunes comme mouvement, je les ai connus en 70, donc ils avaient
deux ans d’âge, le mouvement avait deux ans d’âge. Ils disaient qu’ils
ne croyaient pas en Dieu, mais ils voulaient se marier à l’église, des
choses comme ça. Alors…
Je voudrais revenir sur votre création littéraire. Est-ce qu’il y
a eu d’autres importantes lectures à côté de la création de vos romans?

Dostoïevski.
En prison déjà?
Ah oui. Ah oui. Avant d’aller en pri­son. Quand j’étais soldat, j’ai lu
les Sou­venirs de la maison des morts, j’ai lu Crime et châtiment. Pour
moi, Raskolnikov, c’était un homme vivant, plus vivant, beaucoup plus
vivant que Léon Blum, par exemple.
En sortant de prison, c ‘était le monde littéraire qui vous
tombait dessus. Vous avez été l’ami de Cocteau. Il vous a défendu, je
crois?

Oui, mais ça fait partie d’une petite histoire pseudo-littéraire sans intérêt, sans importance.
Comme poète, vous estimez Cocteau?
Non. Vous savez, c’est très limité, mon compagnonnage de poètes. C’est Baude­laire, Nerval, Rimbaud, je crois, c’est tout.
Mallarmé?
Ah oui ! bien sûr, Mallarmé.
Plus Ronsard?
Non, non, non.
Rutebeuf ?
Oui, mais c’est épisodique, Rutebeuf. Je sais des vers de Mallarmé par
cœur, de Baudelaire par cœur, de Nerval par cœur, de Rimbaud par cœur,
de Rutebeuf, non.
Vous vous préparez à écrire un nouvel ouvrage, ce sera du théâtre?
Je ne peux pas parler de ça. Ce que ce sera, je ne sais pas.
Aujourd’hui, je vous ai embêté?
Vous ne m’avez pas embêté réellement. Les question que vous m’avez
posées m’intéressaient moins que celles d’hier et d’avant-hier. Vous,
vous voudriez aujourd’hui que je parle de moi. Je ne m’intéresse plus
tellement à moi-même.
Est-ce que vous croyez quand même que l’interview donne une idée de ce que vous pensez réellement?
Non.
Qu ‘est-ce qu ‘il vous manque?
La vérité, elle est possible si je suis tout seul. La vérité n’a rien à
voir avec une confession, elle n’a rien à voir avec un dialogue, je
parle de ma vérité. J’ai essayé de répondre au plus près de vos
ques­tions. En fait, j’étais très loin.
C’est très dur, ce que vous dites là!
Mais très dur pou qui?
Pour chacun qui vous aborde.
Je ne peux rien dire à personne. Rien dire à d’autres que des mensonges.
Si je suis tout seul, je parle peut-être un peu vrai. Si je suis avec
quelqu’un, je mens. Je suis à côté.
Mais, le mensonge a une double vérité.
Ah oui ! Découvrez la vérité qui s’y trouve. Découvrez ce que je voulais cacher en vous disant certaines choses.

  1. Sembla que les presons siguen fetes per als deliqüents.

    Si els delinqüents d’alt nivell social no poden anar a la presó, almenys sempre podràn llegir un llibre escrit a la presó.

    Algo és algo. 

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