Jaume Renyer

per l'esquerra de la llibertat

19 de setembre de 2016
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Les diferències que separen el republicanisme a la francesa del liberalisme anglosaxó

Françoise Mélonio, (Docteur d’État et agrégée de Lettres, normalienne, est professeur de Littérature à l’Université Paris-Sorbonne. Ancienne directrice adjointe (Lettres) de l’École normale supérieure (Ulm), elle a été doyenne du Collège universitaire puis directrice des Études et de la Scolarité de Sciences Po Paris. Spécialiste de Tocqueville, elle a notamment dirigé la collection d’Histoire culturelle de la France publiée aux éditions du Seuil), ofereix en una entrevista publicada el proppassat 16 d’aqueix mes, a Le Figaro, una documentada panoràmica de les diferències que separen el republicanisme francès del liberalisme anglosaxó:

Une étude du CEVIPOF de 2016, réalisée pendant les débats sur la loi Travail, montre qu’un tiers seulement des électeurs sont libéraux au sens économique. De Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon comme à l’intérieur des partis dits de gouvernement, il est de bon ton de critiquer une «révolution néolibérale» responsable des maux économiques du pays. À l’inverse, très peu d’hommes politiques assumeront en France un programme libéral. La France a-t-elle un problème avec le libéralisme?

Françoise MELONIO. – Jean Tirole rappelle aussi (1) que les Américains sont deux fois plus nombreux que les Français à trouver des vertus aux marchés. La dénonciation du «grand méchant marché», pour reprendre le titre d’Augustin Landier et David Thesmar (2007), est un lieu commun politiquement d’autant plus séduisant qu’il permet de faire retomber la responsabilité de nos difficultés sur le monde extérieur «néolibéral»: l’Europe, la City, etc.

Je ne dirai pas pour autant que la France a un problème avec le libéralisme, terme qui se pense mal au singulier. Il y a des traditions nationales différentes parmi les libéraux. Il est vrai que nous sommes héritiers d’une tradition qui pense que la vie économique doit être encadrée par le politique. Les Français, aujourd’hui comme hier, se méfient du marché, s’inquiètent des conséquences sociales de l’individualisme radical ; ils craignent une «société qui tombe en poussière», pour reprendre une métaphore postrévolutionnaire. Cette dénonciation française de l’individualisme lié au monde de l’argent vient des contre-révolutionnaires et des catholiques, et se trouve reprise par les premiers socialistes. La tradition anglo-américaine, protestante, est très différente: le mot «individualisme» en anglais est d’emblée positif, les Américains valorisent l’héroïsme entrepreneurial. En français le mot «individualisme» qui apparaît vers 1820 est resté très généralement négatif. Aussi bien coexistent en France à la fois une tradition illibérale, étatiste, et une tradition libérale qui dès le XVIIIème siècle défend l’individu moderne émancipé, valorise les initiatives individuelles tout en repoussant l’individualisme et en souhaitant un encadrement politique de l’économie.

Lisez les admirables chapitres de Tocqueville en 1840 sur l’individualisme, ce «sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables, et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même». Tocqueville en vient à redouter l’émergence d’une nouvelle «aristocratie manufacturière», qui «après avoir appauvri et abruti les hommes dont elle se sert, les livre en temps de crise à la charité publique pour les nourrir». La description qu’il fait des usines de Manchester est tout aussi horrifique que celle que donnent le catholique Montalembert ou les socialistes – ce qui ne l’empêche nullement de dénoncer dans l’étatisme économique la «route de la servitude». Il est donc vrai qu’il y a dans notre tradition peu de partisans d’un marché sans régulation forte de l’État, peu de partisans d’un «État Croupion» ou du laissez faire – Frédéric Bastiat, malgré son talent, est peu écouté. L’attachement aux libertés politiques a suscité historiquement chez nous plus de combats que la liberté d’entreprendre, le politique prime sur l’économique – ce n’est pas nécessairement ilibéral…

N’a-t-on pas aussi tendance à oublier que le libéralisme n’est pas d’abord une doctrine économique de «laisser-aller», mais qu’il est au départ une doctrine philosophique, politique et juridique relative au rapport entre les individus, la société et l’État?

En effet le libéralisme se pense d’abord comme l’émancipation de l’individu par rapport à la tutelle de l’Église et à celle du souverain absolu, plus tard aussi par rapport à la tyrannie de la majorité que dénonce Tocqueville aux États-Unis. Ce qu’il y a de commun entre tous les penseurs libéraux, c’est l’idée que la liberté n’est pas un moyen mais une fin, ce qui peut se décliner dans des secteurs très divers: religieux, culturel, politique, économique…

John Dewey estimait en 1935 que «le fait que le libéralisme accorde une réelle valeur à l’expérience a entraîné une réévaluation continuelle des idées d’individualité et de liberté» (2). L’adaptation est-elle la première force du libéralisme?

Oui sans doute, parce que ce n’est pas une doctrine, peut être pas même une philosophie, mais un attachement à un principe qui est l’autonomie de l’individu. Les libéraux français, si divers, mettent leur pensée à l’épreuve des responsabilités: Malesherbes (l’arrière-grand-père de Tocqueville) réclamant de la monarchie plus de transparence fiscale et luttant pour la reconnaissance des droits des protestants ; Benjamin Constant grand orateur parlementaire sous la Restauration, Guizot, Tocqueville, députés et ministres, Laboulaye… Raymond Aron est un «spectateur engagé». Une génération est plus sensible à l’urgence d’obtenir des garanties pour les individus (sous l’Empire, Mme de Stael ou Constant, sous le second Empire Laboulaye et Jules Ferry), une autre sera plus soucieuse d’assurer l’ordre (Guizot sous la monarchie de juillet). Il y a des moments libéraux et des générations libérales plus qu’un libéralisme, du fait même de cette volonté d’adaptation aux circonstances.

N’existe-t-il pas aujourd’hui un libéralisme culturel ou sociétal, qui s’ajoute à la division traditionnelle entre libéralismes économique et politique? Quel est le lien entre libéralisme et progressisme?

Le principe de liberté se déploie dans des secteurs très divers ; la reconnaissance de la singularité individuelle dans l’ordre culturel ou sociétal est aujourd’hui un enjeu considérable. Mais les libéraux du 19ème siècle (Constant, Tocqueville notamment) étaient déjà des défenseurs acharnés de la liberté des associations, de la presse, et des cultes… Le progressisme est une autre catégorie: on peut vouloir le progrès en opprimant les individus. Parmi les libéraux, il y a des «progressistes» qui réclament une extension des libertés – sous la Restauration par exemple contre l’emprise du clergé et d’une noblesse conservatrice ; plus tard les orléanistes comme Guizot ou les libéraux de la fin du siècle tendent à penser qu’ils ont atteint la fin de l’histoire et leur libéralisme tourne à l’immobilisme… cette tension se retrouve dans toute l’histoire des libéraux.

Se référant à Tocqueville, Lucien Jaume estime qu’historiquement, les Français sont davantage attachés à l’égalité qu’à la liberté. Cela peut-il expliquer un certain antilibéralisme de l’Hexagone?

En effet Lucien Jaume met très vigoureusement ce point en lumière dans ses travaux sur l’histoire du libéralisme. Pour Tocqueville, la préférence pour l’égalité caractérise toutes les démocraties, mais elle est bien plus forte chez les Français car elle résulte de l’éducation politique que leur a donnée la monarchie. Les rois ont accaparé tous les pouvoirs et divisé pour mieux régner: en donnant une multitude de petits privilèges, ils ont attisé l’envie entre les Français, tout en les privant de toute expérience pratique de la liberté. Si bien que la Révolution – dont Tocqueville admire l’élan en 1789 vers la liberté – a vite renoué avec la tradition absolutiste ; c’est à ce peu de goût pour la liberté et au désir insatiable de l’égalité que Tocqueville attribue la récurrence des révolutions en France et la fascination pour des régimes autoritaires comme celui de Napoléon III.

Tocqueville fait néanmoins à la fin de sa vie de cette culture révolutionnaire et despotique un trait du continent européen plus que spécifiquement français: l’aire germanique lui semble ressembler à la France d’ancien régime (il apprend l’allemand pour aller voir en 1854 de l’autre côté du Rhin l’ancien régime encore tout vivant) ; la Russie qu’il ne connaît que par les livres lui semble un exemple extrême d’égalité dans la servitude. Il y a une histoire longue du continent européen qui enracine nos politiques dans l’expérience des anciens régimes. Cela dit, ni Tocqueville ni aucun des penseurs libéraux ne tombent durablement dans l’illusion d’une malédiction des origines qui rendrait impossible la liberté sur le continent européen.

La France est l’un des plus anciens États centralisés au monde, tradition que la Révolution française n’a fait qu’amplifier. Cet attachement à l’État participe-t-il du même mouvement de méfiance à l’endroit du libéralisme?

Il y a en effet un illibéralisme originel de la démocratie française qui tient à l’ancienneté de la centralisation, à la tradition catholique aussi, qui a longtemps soumis la conscience individuelle aux droits de la vérité et au magistère du clergé. La première comme la seconde république ont repris l’idéal d’unanimité du catholicisme et de la monarchie. La pluralité des opinions est perçue comme suspecte. Et l’idée est très prégnante qu’entre le fort et le faible, c’est l’État qui protège. Cela dit, en pratique la centralisation de l’ancien régime n’est pas si forte qu’on le dit parfois: Tocqueville reconnaît que la règle est dure mais la pratique molle… ce qui peut se dire des régimes suivants. Aujourdhui, l’attachement à l’État n’empêche pas une forte revendication d’autonomie.

Historiquement, la France est aussi un pays de petits propriétaires, très attachés à leur liberté par rapport à l’État, mais aussi par rapport aux différentes «puissances», qu’elles soient économiques, politiques ou financières. Comment expliquer la conjonction entre ce phénomène et l’attachement à un État fort?

La glorification de la petite propriété (rurale surtout) est un lieu commun libéral. Locke en fait le moyen pour chacun d’assurer sa conservation et son indépendance ; en France les petits propriétaires ayant bénéficié de la vente des biens nationaux et de l’abolition des droits féodaux, la petite propriété apparaît comme une conquête révolutionnaire. Jusque sous la troisième république, on trouve des éloges de la moralité des petits propriétaires, qui tient justement à leur indépendance. Mais c’est de l’État que le petit propriétaire attend la garantie dans ses transactions – et aussi le maintien de l’ordre qui assure le respect de la propriété. Guizot et Tocqueville sont protectionnistes et très attachés à l’ordre social… Je ne vois donc pas de contradiction entre le goût de l’indépendance et l’attachement aux garanties apportées par un État fort.

Ne retrouve-t-on pas aujourd’hui cette ambivalence au sein du Front national entre une vision étatiste et interventionniste dans les anciens territoires ouvriers et une vision davantage poujadiste parmi les artisans, les commerçants, les indépendants et les petits patrons, notamment dans le sud de la France?

Je ne m’aventurerai pas dans un commentaire sur les électeurs du Front national sur lesquels il y a d’excellentes études (Dominique Reynié, Pascal Perrineau).

Au-delà du cas spécifique de cet électorat, ce qui nous frappe tous aujourd’hui est la perte de confiance dans le personnel politique, la crise de la représentation et le doute sur la capacité de l’État à défendre un bien commun. L’enjeu aujourd’hui est de fonder précisément ce que Tocqueville cherchait à fonder: une communauté de citoyens, une revalorisation de la décision politique, une participation de tous à la vie publique. À ceci près que Tocqueville comme ses contemporains pensait une démocratie guidée par des notables, et qu’il nous faut penser à nouveaux frais la question des «élites» en évitant la confiscation du politique. J’aime à citer cette phrase de L’ancien régime et la Révolution: «ll n’y a rien de moins indépendant qu’un citoyen libre».

Il y a quelques années, la loi française anti-Burka déclenchait un tollé dans les pays anglo-saxons, ce qui est arrivé derechef avec les arrêtés anti-burkini cet été. Le modèle républicain à la française vient-il se heurter au libéralisme politique?

La question est compliquée par la menace terroriste, et le disgracieux burkini n’est pas, je crois, l’objet le plus adéquat pour s’interroger sur la place du religieux dans nos démocraties libérales.

Cela dit, la différence avec les pays anglo-saxons tient à l’histoire particulière des relations entre l’État et les religions en France ; la France a longtemps vécu sous un système concordaire depuis le concordat de Bologne en 1516 dont on célèbre l’anniversaire cette année et le concordat de 1801, complété par les articles organiques incluant les protestants (auxquels on ajoute les juifs en 1808) et ce jusqu’à la séparation de 1905. Le concordat reconnaît aux religions «reconnues» une mission publique, les protège en contrepartie d’un contrôle très tatillon (l’État propose au pape les nominations d’évêques, finance les cultes reconnus, surveille les réunions, le clergé doit prêter serment de fidélité etc.). Pour les libéraux (et aussi pour les catholiques à partir de 1830) cette forme de religion politique est une contrainte insupportable, mais ils réclament rarement avant la fin du 19ème siècle une séparation complète et immédiate comme aux États Unis, pour des raisons d’ordre public et aussi parce qu’ils pensent, comme Tocqueville, le maintien des croyances indispensable à la moralité et la cohésion: «pour qu’un peuple soit libre il faut qu’il croie». La loi de 1905 adoptée à la suite d’un conflit séculaire a été dans la pratique une loi de liberté: elle a mis fin à la fonction sociale et politique des religions tout en reconnaissant l’exercice public des cultes. Ce très long travail, très conflictuel, de la séparation explique la vigilance particulière des Français à l’égard de toute affirmation publique d’une religion qui menacerait l’espace commun de coexistence.

Le deuxième aspect tient en effet à notre modèle social républicain qui se veut très intégrateur et redistributif: on sait que la redistribution est plus poussée quand les populations se perçoivent comme homogènes. L’acceptation de la redistribution et le consentement à l’impôt sont liés à ce que Tocqueville met au cœur de l’anthropologie démocratique: le sentiment de la similitude. Aux États-Unis, la faiblesse historique de l’État providence et de la redistribution va de pair avec la fragmentation sociale et l’acceptation des singularités ou du communautarisme ; en France le poids de la redistribution et l’ambition du projet intégrateur sont inséparables d’un fort sentiment de ce qui est commun, sentiment qui est blessé par tout ce qui est perçu – à tort ou à raison – comme une volonté de sécession. Toute la difficulté est aujourd’hui de combiner l’acceptation du pluralisme et de la distinction avec l’affirmation vigoureuse de la similitude sur l’essentiel et d’un projet commun.

Alexis de Tocqueville, Benjamin Constant, Germaine de Staël, Victor Cousin, Hippolyte Taine, etc. la France a compté parmi les premiers intellectuels libéraux. Comment expliquer l’antilibéralisme qui siège aujourd’hui depuis longtemps parmi les «intellectuels» française.

Le refus du libéralisme par certains intellectuels n’est pas une nouveauté dans la tradition française – et la dénonciation de l’illibéralisme des penseurs français par les anglo-saxons est aussi une tradition. Friedrich Hayek s’en était pris très violemment à la tradition continentale européenne dans La route de la servitude en 1944 (titre emprunté à Tocqueville dans son grand discours contre le droit du travail en 1848): parmi les Européens infestés selon lui de rousseauisme il ne trouve à sauver que Kant, Constant et Tocqueville qu’il juge du reste peu français et pas exempt de toute contamination. Plus près de nous et dans un autre contexte idéologique, Tony Judt, s’en prend en 1992 dans Past imperfect french intellectuals 1944-1956 (trad. Fayard, 1992) à la fascination des penseurs français pour le marxisme.

Les libéraux français n’ont pas dans notre univers intellectuel la position dominante qu’ils ont en Angleterre ou aux États Unis pour les raisons historiques que j’ai données ; ils n’en ont pas moins un rôle essentiel quoique discontinu. Ils sont souvent meilleurs dans l’opposition…: sous le premier ou le second Empire, sous la Restauration. En France il y a dans les années 1970/1980 un grand moment libéral qui permet de penser le communisme ou le passé d’une illusion pour parler comme François Furet.

Donald Trump aux États-Unis, victoire du Brexit aux États-Unis, succès des partis populistes partout en Europe, éclosion de «démocratures» dans de nombreux pays émergents, le libéralisme ne connaît-il pas une crise profonde en tant que modèle politique? Dans Suis-je un libéral (1925), John Maynard Keynes écrivait: «Il nous faut inventer une nouvelle sagesse pour une époque nouvelle». N’est-ce pas aujourd’hui le défi du libéralisme pour se réinventer?

Tocqueville écrivait en 1835: «Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau»… La crise de la politique désormais n’est plus pensable comme une exception française. Mais l’intelligence de cette crise nouvelle gagne à la méditation des grands classiques. Marc Bloch rappelait que «l”ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent, elle compromet, dans le présent, l’action même».

Notes

(1) Jean TIROLE, Économie du bien commun, p. 58, éd. PUF, 2016.

(2) John DEWEY, The future of liberalism, éd. Later Works, 1935

 

Post Scriptum, 6 de novembre del 2016.

L’escriptor Matthieu Baumier va publicar abans d’ahir  a Le Figaro aqueixa punyent reflexió sobre l’antiliberalisme francès titulat, “Libéralisme: un bouc émissaire français ?“:

Surprenant destin que celui du libéralisme en France. Cette conception philosophique du monde de laquelle découlent des conceptions économiques, politiques et culturelles, est une sorte de mot repoussoir, en particulier sur le plan économique — sous l’appellation de «néo-libéralisme». Autant le libéralisme politique et le libéralisme culturel sont des faits concrets que nous rencontrons quotidiennement, autant le libéralisme en tant que conception de l’économie est-il le bouc émissaire numéro un de tous les malheurs que chacun de nous vit, que ce soit dans sa vie personnelle et privée ou en tant que citoyen, à l’échelle nationale comme européenne. Si nous avons intégré le libéralisme politique, ne le questionnant plus guère, et que nous ne remettons pas trop en cause la démocratie sous sa forme parlementaire et représentative, il n’en va pas de même au sujet du libéralisme économique / «néo-libéralisme». Nous avons, Français, cette particularité célèbre dans le monde entier de hausser les yeux au ciel dès qu’en matière économique le mot «libéral» est prononcé — et de parfois considérer les dispositions concrètes de la doctrine économique libérale comme le Mal incarné. Sans aller jusque-là, le rejet du libéralisme économique est cependant massif et évident en France. Mais ce rejet est de façon tout aussi évidente confus. Que rejetons-nous quand nous fronçons les sourcils devant les mots «libéral», «libéralisme» etc? Tout un ensemble de choses plus ou moins complémentaires, parfois contradictoires, peu assurées sur le plan de la pensée, mélangeant le politique, le culturel et l’économique.

Ainsi, en vrac et de façon non exhaustive, nous sommes massivement antilibéraux car nous sommes convaincus que l’égalité prime sur la liberté (sans voir cependant que ce que nous nommons «égalité» tient plus de l’égalitarisme que de l’équité) ; que cette égalité est par nature menacée par la libéralisation économique de la société, laquelle permettrait à des individus de se comporter comme des prédateurs à l’encontre de leurs prochains (échangez sans entraves! aurait pu s’écrier la méchante libérale Ayn Rand), des prédateurs semble-t-il «naturels», et ce alors que les critiques fusent souvent de milieux politiquement anti-essentialistes — la gauche dite radicale par exemple ; que la libéralisation de l’économie serait le facteur déclenchant de la mise à mort des Nations, versant souverainiste, patriote et nationaliste de la position précédente ; que le marché libre échappe au peuple souverain dans un cadre tenant que la souveraineté et l’État doivent être des carcans limités. De façon plus diffuse, nous sommes aussi antilibéraux car nous ne voulons pas assumer les contraintes supposées par la responsabilité individuelle. La critique d’une France considérée comme «pays d’assistés» n’est plus à faire tant elle est devenue un lieu commun. Il serait du reste intéressant d’étudier la réalité de «l’assistanat» en France, pour déterminer quelle part de la population est réellement productive par le travail. Nous en tirerions de surprenants enseignements, sans doute.

Enfants, nous préférons jouir sans entraves (le monde entier pense cela de nous), encadrés par des papas-politiciens, et il y aurait là aussi une étude à mener sur les raisons paternalistes du vote pour tel ou tel candidat — Juppé, actuellement, figure paternelle? Plus encore, et de manière tout aussi diffuse, nous sommes antilibéraux car la France est un pays vieillissant ou plutôt «bobo-vieillissant» (gageons que la formule fera son chemin). Quadra et quinqua culturellement de gauche forment toujours un «peuple électoral», votant souvent pour la gauche dite radicale au 1er tour, puis comme pour un mariage de raison pour la gauche sociale-démocrate au 2e tour, avant de morigéner cette dernière durant cinq ans et de l’assommer de tous les noms politiques d’oiseaux possibles, au motif qu’elle serait trop «libérale», «néo-libérale», «ultra» et cetera. Un peuple électoral qui est par nature antilibéral, pour les raisons évoquées, mais aussi par traces inconscientes de la Guerre Froide. La frange de la population concernée a connu l’affrontement et la partition du monde entre les deux blocs, puis la chute du mur de Berlin. Cette époque a été tellement prégnante, tellement doctrinale et endoctrinée, qu’il était impossible qu’il n’en reste rien. Et de fait, il existe un antilibéralisme diffus en France qui tient aux résidus de la Guerre Froide: nous sommes souvent, par réflexe, quand nous avons la cinquantaine et que nous sommes de gauche, défenseurs des valeurs d’un ancien régime non libéral. Il y a du communisme romantique en cela, à moins que ce ne soit du stalinisme mental. Ici, le libéralisme sous toutes ses formes, demeure l’ennemi absolu, que l’on combat sans poser de question.

Cela fait beaucoup de plus ou moins bonnes raisons d’être antilibéraux. La liste est évidemment plus ample, je ne la complète pas, mon propos n’étant pas ici de lister ces raisons de façon exhaustive. Il s’agit plutôt de noter ceci: les diverses raisons de l’antilibéralisme à l’œuvre en France tournent à vide, et cet aspect de l’antilibéralisme — le fait de tourner à vide — explique en partie l’incroyable confusion politique dans laquelle nous sommes. Par «tourner à vide», je veux signifier ceci: l’antilibéralisme français, antilibéralisme presque obligé, longtemps enseigné dans les établissements scolaires, tourne à vide car il manque son objet (le libéralisme économique). Et si cet antilibéralisme manque son objet, c’est pour cette raison que le libéralisme visé est avant tout un libéralisme fantasmé. La cible n’existe pas. Ou alors de manière tellement atténuée qu’on peut difficilement encore parler de libéralisme économique. Si par exemple Ayn Rand, égérie outre-Atlantique de ce que nous nommerions ici «néo-libéralisme», vivait encore et qu’elle nous regardait sortir les drapeaux rouges contre le «libéralisme économique» en Europe, elle poufferait de rire et d’incompréhension, se demandant contre quel libéralisme économique nous arpentons de nouveau les mêmes trottoirs usés de Paris. Car de libéralisme économique, l’auteur de La Grève, roman-programme du libéralisme philosophique intégral autant qu’économique, certainement l’outil le plus ciselé pour comprendre ce que «libéralisme» veut dire, roman dont la rumeur soutient qu’il s’est vendu autant que la Bible dans le monde anglo-saxon, n’en verrait point. Ayn Rand se demanderait probablement contre quel étrange fantasme nous, Français, nous combattons. D’autant que ce rejet intellectuel et mental d’un libéralisme fantasmé qui n’existe que très peu dans les faits est peut-être une des raisons de ce sentiment de vide envahissant la vie politique française. Comment pourrait-il y avoir autre chose que ce sentiment de vide quand une majorité de nos concitoyens combat un ennemi qui, à l’instar du Désert des Tartares, semble échapper toujours et ne jamais paraître à l’horizon de la barricade? Où est l’ennemi? Telle est la question que l’antilibéralisme contemporain devrait se poser. Où sont l’individualisme et les individualistes forcenés en matière économique? Où est la raison? Car le libéralisme est fondé sur la raison, et le fonctionnement de notre économie paraît pour le moins soumise à l’irrationalisme électoraliste de politiciens peu soucieux d’action libérale raisonnée.

Bien sûr, personne ne contestera qu’il existe un individualisme diffus en France, et plus largement dans l’Union Européenne. Mais cela ne fait pas système ; et c’est bien pourquoi les rares hommes politiques libéraux en France ne comprennent pas les raisons de la virulence antilibérale, ou pourquoi un quotidien libéral comme L’Opinion a mis si longtemps à apparaître dans le paysage intellectuel français, existant d’ailleurs sous perfusion (une diffusion estimée à environ 40 000 exemplaires). De la même manière, l’état de fait antilibéral pavlovien qui mine ce pays explique pourquoi il y a, comme par réflexe animal, une levée de boucliers devant toute volonté de «réforme de structure», l’expression étant en réalité synonyme de réforme économique libérale. Le simple fait de la nécessité sans cesse rappelée de ces réformes suffirait à démontrer l’absence concrète de ce que nous nommons «néo-libéralisme», quand nous voulons attaquer les conceptions libérales du monde. Dans le réel de l’économie française, et en partie dans le réel de l’économie orchestrée par l’Union Européenne, la liberté, l’individualisme et l’égoïsme rationnel, pour reprendre la définition Randienne du libéralisme philosophique, sont des denrées rares. Ce qui prime concrètement ce sont les normes régissant tous les aspects de la vie publique, professionnelle et privée. Le citoyen européen et donc français est sujet chaque jour à de nouvelles normes, plus pesantes les unes que les autres, restreignant au quotidien tout esprit d’initiative et de liberté. Qui aura tenté de créer une entreprise en France comprendra bien sûr aisément de quoi je parle ici. Cependant, la problématique est beaucoup plus large que celle du soviétisme qui régit la création d’entreprise en France. Tout est normé, cadré, sans cesse. Et cela à l’échelle de l’Europe, dans le contexte d’une gouvernance européenne, la Commission, dont tout citoyen français sait qu’elle échappe entièrement à la souveraineté populaire — et dont les membres rejoignent des entreprises symboles de tout ce que déteste l’antilibéral moyen, à la première occasion. Tout semble sous contrôle étatique, depuis la nature des produits que nous consommons et produisons jusqu’à celle des mots que nous pouvons employer pour désigner une jeune femme n’ayant point encore enfantée. Si nous listions ce contrôle, tout un chacun aurait l’impression de vivre dans une ambiance de type soviétique, dans une espèce de communisme privé généralisé — et c’est bien de cela dont il s’agit. Sauf que ce communisme privé tend à devenir un épisode de Tintin au Pays des Soviets, tournant au ridicule permanent et aux parois des usines ou des institutions qui s’effondrent lorsque l’on s’appuie dessus, à l’instar de certaines planches de la bande dessinée d’Hergé. Comment, dans un tel contexte, ajouté à l’état de guerre, la France pourrait-elle vivre autre chose qu’une espèce de dépression collective généralisée? Jamais l’état de tristesse collective n’a été aussi prégnant dans ce pays.

Ainsi, et cela semble confusément partagé sur tout le territoire, nous avons le sentiment d’être dans une situation ubuesque. Massivement antilibérale sur le plan économique, la France des citoyens s’oppose à un libéralisme économique absent, une sorte de simulacre ou d’image du libéralisme que nous pensons appréhender et qui sans cesse nous échappe. Il y a bien des raisons à cela, dont celles évoquées plus haut. Cependant, la principale cause est ailleurs. Une raison d’une gravité telle que nous avons le devoir d’en mesurer rapidement les conséquences, au vu de la vitesse à laquelle le chaos s’installe sur le territoire français. Je veux parler de l’accaparement du pouvoir, à toutes les échelles, par ceux qui ont ici et là été désignés comme «oligarques» (ayant parfois largement atteint l’âge de la retraite) et/ou «oligarchie» (où l’entre-soi est devenu à ce point visible que n’importe quel citoyen en a la nausée et se sent exclu du navire France). Les mots sont provocateurs, bien sûr — et il faut parfois des mots qui provoquent. Ils n’en désignent pas moins une réalité, celle vécue quotidiennement par une majorité de nos concitoyens: tout se passe comme si nous errions dans un système tenu par une minorité de personnes devenues comme propriétaires de tous les pouvoirs, minorité ayant privatisé l’économie et le Bien commun à ses fins personnelles, aux fins de son minuscule commun, oligarchie vieillissante, inconsciente des enjeux de la chute libre de l’ascenseur social dans les postes de responsabilité concrètement décisionnels. La colère qui se diffuse partout sur le territoire doit d’urgence faire réfléchir, car à l’heure où le navire prend l’eau de toute part aucun mot creux ne peut venir colmater les brèches. Le moment est venu de décisions et de décisionnaires responsables et rationnels.

Post Scriptum, 4 de febrer del 2023.

L’historiador Loris Chavanette  afirma en aqueix article publicat ahir per Le Figaro que  “on ne peut réduire la Révolution française a un affrontement binaire entre «partisans de la Terreur jacobine» et «contre-révolutionnaires.»

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