Grave erreur. Car l’antisémitisme n’est pas un «problème secondaire» ! Il n’est pas non plus un problème communautaire, qui n’affecterait que les Juifs (pourquoi accorderait-on plus de place aux Juifs qu’aux autres ?) ou qu’on pourrait résoudre par un surcroît d’attention ou de compassion envers eux («Nous vous protégerons»). Non, l’antisémitisme est l’un des meilleurs critères, sinon le meilleur, pour mettre à l’épreuve les convictions républicaines d’un parti ou d’un individu. Car l’antisémite, en repoussant le Juif, lui refuse la participation à la communauté des citoyens : ce faisant, il brise la communauté nationale et liquide rien de moins que l’universel du corps politique. Ce dernier ne tient en effet qu’à condition d’être un, de tourner vers l’unité l’assemblée des citoyens tous soumis à la même loi, détenteurs des mêmes droits et des mêmes devoirs. Qu’une partie du corps politique soit désignée à la vindicte d’une autre, et c’est l’universel qui est en faillite. Dès lors, désigner le Juif comme coupable revient tout simplement à liquider le peuple français, et partant à se disqualifier soi-même pour gouverner au nom dudit peuple.
L’antisémitisme discrédite par conséquent l’extrême gauche pour les mêmes raisons qu’il discrédite l’extrême droite. Il n’est pas moins grave chez les uns que chez les autres. Alors pourquoi ceux-là mêmes qui demeurent infaillibles dans leur lutte contre l’extrême droite ferment-ils les yeux sur l’antisémitisme de gauche ? Pourquoi le considèrent-ils comme un détail négociable ? Aucun «contexte» (pour reprendre un mot tristement populaire dans cette gauche compromise) ne saurait excuser la blessure infligée au corps politique que constituent les atteintes aux Juifs. L’antisémitisme de gauche ne vaut pas mieux que l’antisémitisme de droite : il est à combattre, inconditionnellement. Un point c’est tout.
Signataires :
Dan Arbib, philosophe, enseignant-chercheur à l’ENS
Dominique Schnapper, sociologue, membre honoraire du Conseil constitutionnel
Perrine Simon-Nahum, philosophe et historienne, directrice du département de philosophie de l’ENS
Catherine Kintzler, philosophe, vice-présidente honoraire de la Société française de philosophie
Jean-Michel Muglioni, philosophe, vice-président honoraire de la Société française de philosophie.
Souad Ayada, philosophe, ancienne présidente du Conseil supérieur des programmes au ministère de l’Éducation nationale
Post Scriptum, 27 de juny del 2024.
El proppassat 21 va aparèixer a Le Monde aqueix article col·lectiu: « Une partie de la gauche radicale a disséminé un antisémitisme virulent et subverti les valeurs qu’elle prétend défendre ».
Il y a désormais un 7 octobre (2023) comme il y a eu un 11 septembre (2001), tant l’horreur suscitée par les deux événements est singulière et se détache du contexte dans lequel ils se sont produits. A quelques kilomètres de Gaza, sur le territoire de l’Etat d’Israël, le Hamas et ses alliés ont massacré 1 192 personnes et commis de multiples viols, avant d’emmener près de 240 personnes, bébés, enfants, femmes, hommes et vieillards, en otages.
L’antisémitisme a explosé dès le lendemain du pogrom : avant même l’entrée de l’armée israélienne à Gaza, on a pu entendre, en France et ailleurs, le slogan, inscrit dans les chartes du Hamas et de ses alliés, appelant à la disparition de l’Etat d’Israël ; en France, 1 676 actes antisémites ont été recensés en 2023 (quatre fois plus qu’en 2022), qui mobilisent les plus vieux motifs du répertoire antisémite à peine transposés : la domination de la finance juive sur le monde, l’emprise des juifs sur les médias qui étoufferait les voix des Palestiniens, la duplicité des juifs français.
Conséquence : au quotidien, la réassignation constante des Français juifs à leur origine et la multiplication d’un antisémitisme à bas bruit qui commence par des blagues, continue par des « dérapages », des jeux sur les noms propres, et finit par des insultes, des menaces, des actes de malveillance.
Que s’ajoute l’amalgame entre les juifs et Israël ou entre les Israéliens et leur gouvernement, et l’on comprend que l’antisionisme est presque toujours le signifiant de l’antisémitisme : c’est cela qui pousse à huer une chanteuse israélienne pendant l’Eurovision, à empêcher une jeune étudiante juive d’entrer dans un amphithéâtre, à déprogrammer des conférenciers israéliens d’ailleurs critiques à l’égard de leur gouvernement ; c’est cela qui pousse aussi à exiger le boycott des universités israéliennes, pourtant l’un des principaux foyers d’opposition au gouvernement Nétanyahou et d’engagements pour la paix, comme l’étaient les kibboutz décimés par le Hamas.
Toujours coupables
Tous ces raisonnements ont la même logique : les juifs sont toujours coupables, quels que soient les faits et la complexité de leur qualification.
La Cour internationale de justice a émis un avertissement, en janvier, estimant qu’il existe « un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé » à la population de Gaza et elle a invité le gouvernement israélien à « prendre toutes les mesures pour éviter des actes de génocide ». De nombreux mouvements, qui proféraient depuis le début une accusation de génocide, ont aussitôt voulu confondre cet avertissement avec un jugement définitif.
De même, les requêtes déposées par le procureur de la Cour pénale internationale, qui n’a pas retenu le chef d’accusation de génocide, ont été comprises et revendiquées comme des jugements définitifs. Approximations, simplification, distorsions, mépris pour le sens juridique et historique des mots alimentent la haine et la violence dans nos sociétés, en particulier dans les lieux d’apprentissage et de savoir. Nos universités, où s’enseignent en principe la complexité, l’esprit critique et la méthode dialectique, paraissent incapables de résister à la confusion entre l’affirmation radicale des opinions et l’examen critique des faits.
C’est dans les universités que l’accusation d’Israël comme Etat colonial, génocidaire, et d’apartheid a envahi les discours. L’anticolonialisme (souvent associé à l’anti-occidentalisme) est devenu l’argument central de l’analyse du conflit, ce qui conduit à effacer le caractère pivotal du 7 octobre. Dans cette vision partiale et partielle, il n’y a ni riposte ni guerre ; ce qui a lieu est présenté comme la continuation, l’aggravation d’une oppression coloniale ancienne.
Instrumentalisation du souvenir de la Shoah
Ceux qui désignent Israël comme un Etat colonial font du 7 octobre l’expression de la « résistance » des Palestiniens et nient la légitimité de l’Etat lui-même, dont la reconnaissance, rappelons-le, a été un des fondements de la reconstruction du monde après 1945. Ils renouent avec le fantasme de la disparition de l’Etat d’Israël, qui est au cœur des revendications du Hamas, du Hezbollah, de l’Iran et de leurs alliés.
Qu’on nous comprenne bien : nous sommes horrifiés par ce qui a lieu à Gaza, par la conduite de la guerre du gouvernement israélien, par le désastre de la colonisation en Cisjordanie. Nous ne parlons pas de cela ici. Nous parlons du fait que l’accusation de génocide transforme Israël en bourreau par un retournement qui déplace et instrumentalise le souvenir de la Shoah : c’est le même mécanisme qui fait des Israéliens des nazis, et de tous les juifs leurs complices.
Et voici qu’on arrache les photos des otages israéliens, qu’on « oublie » qu’il y a des Français parmi les otages retenus par le Hamas, qu’on ignore les violences sexuelles du 7 octobre, pourtant revendiquées par ceux qui les ont commises.
En faisant de l’ensemble de cet argumentaire l’axe principal de son discours politique, une partie de la gauche radicale a disséminé un antisémitisme virulent et subverti les valeurs qu’elle prétend défendre à un moment particulièrement périlleux où l’extrême droite arrive au pouvoir en France et en Europe. C’est dans ce contexte que nous appelons les universitaires à faire entendre leur voix et à dénoncer avec force la montée de l’antisémitisme dans notre pays.
Liste des signataires
Charles Dreyfus, vice-président de la Maison Zola-Musée Dreyfus ; Sophie Houdard,professeure en littérature française, Sorbonne-Nouvelle ; Judith Lyon-Caen, historienne, directrice d’études (EHESS) ; Claudia Moatti, professeure émérite d’histoire romaine à l’université Paris-VIII, professeure à l’University of Southern California ; Jean-Yves Mollier, professeur émérite d’histoire contemporaine, université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines ; Pascal Ory, de l’Académie française, professeur émérite à l’université Panthéon-Sorbonne ; Michelle Perrot,professeur émérite d’histoire contemporaine, université Paris-Cité ; Christophe Prochasson, historien, directeur d’études (EHESS) ; Jacques Revel, historien, directeur des études émérite (EHESS).
Post Scriptum, 30 de juny del 2024.
Avui, a Tribune Juive, la rèplica a la desinformació dels mitjans islamo-gauchistes: “Dans son édition du 26 juin, “Le Monde” évoque la tribune “L’appel des intellectuels : l’arc républicain contre l’antisémitisme” publiée dans “Le Point” et “Tribune juive”. Daniel Salvatore Schiffer, auteur du texte, répond point par point“.