26 d'octubre de 2006
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UNA EXCEL·LENT NOVEL·LA DEL GRAN LITTELL (JONATHAN)

Jonathan Littell
Les Bienveillantes
Présentation
de l’ouvrage
Présentation de l'ouvrage
 

  Frères humains, laissez-moi vous raconter
comment ça s’est passé. On n’est pas votre frère,
rétorquerez-vous, et on ne veut pas le savoir. Et c’est
bien vrai qu’il s’agit d’une sombre histoire, mais édifiante
aussi, un véritable conte moral, je vous l’assure.
Ça risque d’être un peu long, après tout
il s’est passé beaucoup de choses ; mais si ça
se trouve vous n’êtes pas trop pressés, avec
un peu de chance vous avez le temps. Et puis ça vous
concerne : vous verrez bien que ça vous concerne.
Ne pensez pas que je cherche à vous convaincre de quoi
que ce soit ; après tout, vos opinions vous regardent.
Si je me suis résolu à écrire, après
toutes ces années, c’est pour mettre les choses au
point pour moi-même, pas pour vous. Longtemps, on rampe
sur cette terre comme une chenille, dans l’attente du papillon
splendide et diaphane que l’on porte en soi. Et puis le temps
passe, la nymphose ne vient pas, on reste larve, constat affligeant,
qu’en faire ? Le suicide, bien entendu, reste une option.
Mais à vrai dire, le suicide me tente peu. J’y ai,
cela va de soi, longuement songé ; et si je devais
y avoir recours, voici comment je m’y prendrais  : je
placerais une grenade tout contre mon c?ur et partirais
dans un vif éclat de joie. Une petite grenade ronde
que je dégoupillerais avec délicatesse avant
de lâcher la cuiller, en souriant au petit bruit métallique
du ressort, le dernier que j’entendrais, à part les
battements de mon c?ur dans mes oreilles. Et puis le
bonheur enfin, ou en tout cas la paix, et les murs de mon
bureau décorés de lambeaux. Aux femmes de ménage
de nettoyer, elles sont payées pour ça, tant
pis pour elles. Mais comme je l’ai dit le suicide ne me tente
pas. Je ne sais pas pourquoi, d’ailleurs, un vieux fond de
morale philosophique peut-être, qui me fait dire qu’après
tout on n’est pas là pour s’amuser. Pour faire quoi,
alors ? Je n’en ai pas idée, pour durer, sans
doute, pour tuer le temps avant qu’il ne vous tue. Et dans
ce cas, comme occupation, aux heures perdues, écrire
en vaut bien une autre. Non que j’aie tant d’heures que ça
à perdre, je suis un homme occupé ; j’ai
ce qu’on appelle une famille, un travail, des responsabilités
donc, tout cela prend du temps, ça n’en laisse pas
beaucoup pour raconter ses souvenirs. D’autant que des souvenirs,
j’en ai, et une quantité considérable même.
Je suis une véritable usine à souvenirs. J’aurai
passé ma vie à me manufacturer des souvenirs,
même si l’on me paye plutôt, maintenant, pour
manufacturer de la dentelle. En fait, j’aurais tout aussi
bien pu ne pas écrire. Après tout, ce n’est
pas une obligation. Depuis la guerre, je suis resté
un homme discret ; grâce à Dieu, je n’ai
jamais eu besoin, comme certains de mes anciens collègues,
d’écrire mes Mémoires à fin de justification,
car je n’ai rien à justifier, ni dans un but lucratif,
car je gagne assez bien ma vie comme ça. Une fois,
j’étais en Allemagne, en voyage d’affaires, je discutais
avec le directeur d’une grande maison de sous-vêtements,
à qui je voulais vendre de la dentelle. Je lui avais
été recommandé par d’anciens amis ;
ainsi, sans poser de questions, nous savions tous les deux
à quoi nous en tenir, l’un envers l’autre. Après
notre entretien, qui s’était d’ailleurs déroulé
de manière fort positive, il se leva pour tirer un
volume de sa bibliothèque et me l’offrit. Il s’agissait
des mémoires posthumes de Hans Frank, le General-Gouverneur
de Pologne ; cela s’intitulait Face à l’échafaud.
« J’ai reçu une lettre de sa veuve, m’expliqua
mon interlocuteur. Elle a fait éditer le manuscrit,
qu’il a rédigé après son procès,
à ses propres frais, et elle vend le livre pour subvenir
aux besoins de ses enfants. Vous vous imaginez, en arriver
là ? La veuve du General-Gouverneur. Je lui en
ai commandé vingt exemplaires, pour les offrir. J’ai
aussi proposé à tous mes chefs de départements
d’en acheter un. Elle m’a écrit une émouvante
lettre de remerciements. Vous l’avez connu ? »
Je lui assurai que non, mais que je lirais le livre avec intérêt.
En fait si, je l’avais brièvement croisé, je
vous le raconterai peut-être plus tard, si j’en ai le
courage ou la patience. Mais là, ça n’aurait
eu aucun sens d’en parler. Le livre, d’ailleurs, était
fort mauvais, confus, geignard, baigné d’une curieuse
hypocrisie religieuse. Ces notes-ci seront peut-être
confuses et mauvaises aussi, mais je ferai de mon mieux pour
rester clair ; je peux vous assurer qu’au moins elles
demeureront libres de toute contrition. Je ne regrette rien :
j’ai fait mon travail, voilà tout ; quant à
mes histoires de famille, que je raconterai peut-être
aussi, elles ne concernent que moi ; et pour le reste,
vers la fin, j’ai sans doute forcé la limite, mais
là je n’étais plus tout à fait moi-même,
je vacillais et d’ailleurs autour de moi le monde entier basculait,
je ne fus pas le seul à perdre la tête, reconnaissez-le.
Et puis, je n’écris pas pour nourrir ma veuve et mes
enfants, moi, je suis tout à fait capable de subvenir
à leurs besoins. Non, si j’ai enfin décidé
décrire, c’est bien sans doute pour passer le temps,
et aussi, c’est possible, pour éclaircir un ou deux
points obscurs, pour vous peut-être et pour moi-même.
En outre je pense que cela me fera du bien. C’est vrai que
mon humeur est plutôt terne. La constipation, sans doute.
Problème navrant et douloureux, d’ailleurs nouveau
pour moi ; autrefois, c’était bien le contraire.
Longtemps, j’ai dû passer aux cabinets trois, quatre
fois par jour ; maintenant, une fois par semaine serait
un bonheur. J’en suis réduit à des lavements,
procédure désagréable au possible, mais
efficace. Pardonnez-moi de vous entretenir de détails
aussi scabreux : j’ai bien le droit de me plaindre un
peu. Et puis si vous ne supportez pas ça vous feriez
mieux de vous arrêter ici. Je ne suis pas Hans Frank,
moi, je n’aime pas les façons. Je veux être précis,
dans la mesure de mes moyens. Malgré mes travers, et
ils ont été nombreux, je suis resté de
ceux qui pensent que les seules choses indispensables à
la vie humaine sont l’air, le manger, le boire et l’excrétion,
et la recherche de la vérité. Le reste est facultatif.

 
©
www.gallimard.fr 2006

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