1 d'octubre de 2010
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SOLLERS, MON AMI

UN ARTICLE MAGNÍFIC DE SOLLERS SOBRE MONTAIGNE
Montaigne est bordelais, catholique et bordelais. Philippe Sollers ne pouvait manquer de le découvrir très tôt et d’en être durablement influencé. 
A l’occasion de la sortie en Pléiade des Oeuvres Complètes, il en parle dans le dernier numéro du Nouvel Observateur. Le titre : Montaigne Président [1].

En 1984, Sollers avait déjà écrit un texte – Montaigne, le mutant – repris dans Théorie des exceptions (1986, Folio 28). 
” Montaigne : le premier qui signe vraiment en son nom. Et qui le sait. Et qui l’affirme. “
” ” C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. ” Voilà. Vous me copierez cette phrase mille fois. Oui, vous, là, élève machin, au deuxième rang à droite, au lycée Montesquieu ou Montaigne. Je me rappelle que je n’en croyais pas mes yeux. Quelqu’un avait oser l’écrire. Pour les siècles des siècles. Ici même. Dans ce paysage du temps filtré. ” Savoir jouir. ” “.
Puis, dans Le Monde du 11 septembre 1992, Sollers écrivait un autre article sur le Journal de voyage de Montaigne : Un voyageur secret
” Le Journal de voyage est le supplément secret des Essais. Depuis sa découverte, en 1770, il dérange un peu tout le monde.
Les philosophes du dix-huitième siècle, immédiatement intéressés, auraient préféré qu’on en publie seulement des extraits. C’est que le désir de Rome de Montaigne a de quoi gêner la pensée de l’époque, comme, sans doute, de toute époque. ” 

[Imatge d’André Masson]


De toute époque : on peut effectivement le vérifier aujourd’hui encore.

Le 22 juin 1580, à quarante-sept ans, un bizarre voyageur entouré d’une douzaine de compagnons, quitte la région de Bordeaux, en emportant dans ses bagages deux exemplaires d’un livre auquel il tient beaucoup et dont il est l’auteur. On s’étonne qu’un film n’ait pas encore été réalisé à partir de cette idée-force : un écrivain décide d’aller vérifier la réalité universelle de ce qu’il a écrit et de faire reconnaître son originalité par les plus hautes autorités de son temps.

Un des exemplaires est destiné au roi Henri III, l’autre au pape Grégoire XIII. Parallèlement, le voyageur compte soigner son corps qui lui donne bien des soucis. Sur sa route, il cherchera des sources, des bains, de l’eau salutaire contre la gravelle, colique douloureuse et pierreuse qui n’en finit pas de voiler sa vision.

Rentrera-t-il guéri ? Peut-être. Reconnu ? On peut l’espérer. Le roi, ce n’est pas trop difficile. Mais le pape ? Est-ce bien celui qui vient d’approuver l’horrible massacre de la Saint-Barthélemy contre les protestants ? Le pape de la Contre-Réforme active ? Celui, enfin, du calendrier grégorien aboli, plus tard, pendant la Terreur française, avant d’être rétabli autoritairement par Napoléon ? Montaigne va s’agenouiller, son livre à la main, devant Grégoire XIII, en cette fin de siècle chaotique, ruinée par le fanatisme, le doute, les guerres de religion ? Mais oui. Le Journal de voyage est le supplément secret des Essais. Depuis sa découverte, en 1770, il dérange un peu tout le monde.

Les philosophes du dix-huitième siècle, immédiatement intéressés, auraient préféré qu’on en publie seulement des extraits. C’est que le désir de Rome de Montaigne a de quoi gêner la pensée de l’époque, comme, sans doute, de toute époque : ” J’ai eu connaissance des affaires de Rome longtemps avant que je l’ai eue de celles de ma maison… J’ai su le Capitole avant le Louvre et le Tibre avant la Seine. “

La Rome de l’Antiquité, passe encore, et l’on peut s’amuser au passage de cette volonté de l’auteur des Essais d’exhiber, avec une vanité qu’il reconnaît lui-même, son diplôme (obtenu à grand peine) de citoyen romain. Mais la Rome catholique ? Qu’est-ce que cela veut dire pour un sceptique (paraît-il) comme lui ? A-t-il été investi par le roi de France d’une mission diplomatique cachée ? On peut toujours l’imaginer, mais rien ne le prouve. Quoi qu’il en soit, voici le moment culminant du film. Nous sommes à Lorette. Là se trouve, nous dit-on, la maison de la Vierge qui, selon la légende, aurait été directement transportée par des anges, via la Dalmatie et au-dessus de l’Adriatique, jusqu’à ce lieu de pèlerinage.

Montaigne, raisonnable et calme Montaigne (ici, froncement de sourcil de d’Alembert, lecteur du manuscrit), sort de ses bagages un tableau qu’il est venu accrocher en cet endroit de crédulité populaire. ” Un tableau dans lequel il y a quatre figures d’argent attachées : celle de Notre-Dame, la mienne, celle de ma femme, celle de ma fille (…). Nous fîmes dans cette chapelle nos pâques, ce qui ne se permet pas à tous. Un jésuite allemand m’y dit la messe et donna à communier. ” Voici donc une scène incroyable : Montaigne, discrètement mais ouvertement, est en train de voter pour la Contre-Réforme.

Si je me permets d’insister sur cette séquence, c’est que je n’en ai jamais entendu parler, en écoutant, jour après jour, mes professeurs de Bordeaux, aux lycées Montesquieu et Montaigne. Par la suite, pas davantage. Il y a, dans ce Montaigne communiant près de son tableau, quelque chose de choquant et de désolant, comme si nous le découvrions, abdiquant toute dignité, à Lourdes (mais Lourdes, c’est trois siècles plus tard). Et pourtant, oui, c’est bien lui. Un exemplaire des Essais pour le pape de la Saint-Barthélemy, un ex-voto familial pour la Vierge. Il faut croire que les ” innovations calviniennes ” avaient fini par le fatiguer, de même que les discours abstraits des philosophes ” certitudiniens “.

La Rome pontificale comme préservatrice du doute et de la relativité ? Voilà un paradoxe que notre histoire récente, peut-être, permet de mieux comprendre. En réalité, Montaigne est d’abord pratique. Il y a lieu de rendre hommage, dans la Rome de toujours, à un pape dont les dépenses sont justifiées ” en ports, en hâvres, fortifications et murs, en bâtiments somptueux, en églises, hôpitaux, collèges, réformations de rues et chemins “.

N’oublions pas que La Boétie, dont l’ombre plane sur toute l’aventure, aurait préféré naître à Venise que dans le Périgord (et cela pour des raisons très précisément politiques). Montaigne, à son retour d’Italie, rajoutera, dans les Essais, que son ami “avait raison ” sur ce sujet. Alors ? Cette grande affaire du siècle et des suivants ? Protestantisme ? Catholicisme ? J’ai lu récemment qu’un spécialiste de Montaigne reconnaissait, comme à regret : ” Il s’est dit catholique, pourquoi ne pas le croire ? ” Eh oui, pourquoi pas ?

Contrairement aux idéologues pressés, de toutes tendances et de tous partis, Montaigne ne se déplace et ne parle jamais sans rappeler son corps. Cette respiration rythmique donne à ses notes – ou à celles de son secrétaire, qui écrit sous sa dictée, – une fluidité sans hiérarchie qui est sa trouvaille, sa puissance romanesque de style. Tout est également important, ce qui peut vouloir dire aussi que tout est également dérisoire. Le voyage, au sens de Montaigne (voyage au bout de la conscience de soi), ne ” trace aucune ligne certaine, ni droite, ni courbe “.

La désinvolture qui anime le voyageur accable d’ailleurs ses accompagnateurs à qui ” il répondait qu’il n’allait quant à lui en nul lieu que là où il se trouvait “. On retrouve ici la fameuse proposition du Livre III des Essais (et l’on est prié de se souvenir de la signification ancienne du verbe ” branler ” qui signifie ” mouvoir “) : ” J’entreprends seulement de me branler quand le branle me plaît. Et me promène pour me promener.” Ou encore : ” Mon dessein est divisible partout. Il n’est pas fondé en grandes espérances ; chaque journée en fait le bout. Et le voyage de ma vie se conduit de même. “

Montaigne, tout ” coliqueux ” qu’il soit, nous dit qu’il peut rester à cheval jusqu’à huit ou dix heures. ” La vie est un mouvement matériel et corporel, action imparfaite de sa propre essence, et déréglée ; je m’emploie à la servir selon elle. ” Soit. Mais si, finalement, l’Italie, y compris le pape, est préférable à tout, c’est qu’on peut s’y arrêter n’importe où au milieu de jardins, de fontaines, de jets d’eau, de grottes féeriques, et que Rome, ” ville rapiécée “, fait que chaque étranger se sent chez soi.

Contrairement à l’idée reçue, Rome est un lieu d’ouverture, et les jésuites sont ” une pépinière de grands hommes de toutes sortes de grandeur “. C’est le mélange qui compte : les prostituées abondent en même temps que les processions, les bénédictions, les excommunications. On peut tout voir à Rome. Le 28 janvier 1581, le secrétaire de Montaigne note : ” Il eut la colique, ce qui ne l’empêcha de ses actions ordinaires, et fit une pierre assez grossette, et d’autres moindres. ” Et le 30 : ” Il fut voir la plus ancienne cérémonie de religion qui soit parmi les hommes, et la considéra fort attentivement et avec une grande commodité : c’est la circoncision des Juifs ” (suit une description dont la minutie et la neutralité ont de quoi étonner, aujourd’hui encore).

Là-dessus, Montaigne croise Ivan IV (le Terrible) qui se trouve là en ambassade (ici, dans le film, on peut faire intervenir Eisenstein). Après quoi, il va visiter la bibliothèque du Vatican et vérifier qu’on y trouve bien Sénèque, Virgile et Plutarque, mais aussi ” un livre de Chine, le caractère sauvage, les feuilles de certaine matière beaucoup plus tendre et pellucide que notre papier “.

Il regarde l’écriture de saint Thomas d’Aquin, laquelle lui inspire un commentaire pas précisément modeste : ” Il écrivait mal, une petite lettre pire que la mienne. ” Bref, lesEssais seront peut-être là, un jour, en sécurité (ailleurs, rien n’est sûr). Bien qu’on lui fasse gentiment remarquer que certains mots ou certaines propositions de son livre pourraient être corrigés, rien de grave : des objections pour la forme, c’est la règle du jeu, aucune condamnation, et même des encouragements à continuer.

La superstition ? Certes, elle pullule (voile de Véronique ; fer de lance de la crucifixion conservé dans une boule de cristal ; foules énormes, la nuit, avec des flambeaux ; flagellants plus ou moins payés pour s’écorcher dans l’allégresse), mais, comme c’est étrange, Montaigne, oui, Montaigne, n’a pas l’air autrement troublé. On est loin de la crise nerveuse de Luther, et, d’ailleurs, le sac de Rome, en 1527, avec irruption de soudards luthériens allant écrire, avec la pointe de leurs épées, le nom de Luther sur les stanze de Raphaël, doit être encore dans toutes les mémoires.

Voyez, en revanche, cette notation d’un Montaigne charmé : ” Le dimanche des Rameaux, je trouvai à vêpres, en une église, un enfant assis à côté de l’autel sur une chaise, vêtu d’une grande robe de taffetas bleu, neuve, la tête nue, avec une couronne de branches d’olivier, tenant à la main une torche de cire blanche allumée. C’était un garçon de quinze ans ou environ, qui par ordonnance du pape, avait été ce jour-là délivré des prisons, qui avait tué un autre garçon. “

Il y a des exécutions ? Bien sûr. Mais Montaigne note que le condamné est d’abord étranglé (dans l’indifférence générale) avant d’être découpé en morceaux par le bourreau (ce qui émeut fort le peuple). Il en déduit une sorte d’humanité dans les supplices, ainsi qu’une intelligence didactique dans la mise en scène. Il est aussi question de Portugais ” qui s’épousaient mâles à mâles à la messe, avec mêmes cérémonies que nous faisons nos mariages, faisaient leurs Pâques ensemble, lisaient le même évangile des noces, et qui couchaient et habitaient ensemble… ” Cette innovation d’exagération conformiste produit sa sanction : “ Il fut brûlé huit ou neuf Portugais de cette belle secte. “

Tout est mystérieux dans le Journal. Le moment où Montaigne passe à la rédaction en italien, par exemple (on pense à Stendhal), pour raconter son séjour à Lucques et ses souffrances diverses, dont une violente rage de dents. Le changement de langue est-il dû à la pudeur ? Sans doute. A la déception que le pélerinage de Lorette (si insolite) n’ait pas produit la guérison attendue ? ” J’offris à plusieurs prêtres de l’argent : la plupart s’obstina à le refuser ; et ceux qui acceptèrent, ce fut avec toutes les difficultés du monde. ” Décidément la Contre-Réforme est bien là, plus de trafic d’indulgences. Quant au corps, il est insurmontable, on est pris dedans.

Il aurait fallu mourir là, en voyage, loin de chez soi, pour ne pas avoir à supporter la proximité toujours trop bavarde de ceux qu’on connaît ou qu’on aime. ” Vivons et rions entre les nôtres, allons mourir et rechigner entre les inconnus. ” Il va falloir revenir se plier à la simagrée sociale, jouer au maire de Bordeaux, faire le sage, l’humaniste, l’éclairé, le modéré, que sais-je. Ne pas s’expliquer, en tout cas, ne pas se plaindre : “Il faut étendre la joie mais retrancher la tristesse. Qui se fait plaindre sans raison est homme pour n’être pas plaint quand la raison y sera. “

La mort ? Oui. Pour finir, il y a Rome, et la mort. ” Cette partie n’est pas un rôle de la société, c’est l’acte à un seul personnage. ” Il faut rentrer. Il faudra écouter les opinions vides des uns et des autres, leurs approximations, leurs désirs illusoires et précipités, leur oubli de soi passionné. Un exemplaire des Essais laissé là-bas… Un si bizarre tableau… La morale du voyage, donc, sera de se tuer à écrire. Montaigne voulait une confirmation et une réponse ? Il les a.

Philippe SollersLe Monde du 11-09-92.

 

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