Jaume Renyer

per l'esquerra de la llibertat

12 de juliol de 2024
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Pierre-André Taguieff: “il existe aussi un antisémitisme de gauche”

Tribune Juive reprodueix íntegrament aqueixa entrevista a Pierre-André Taguieff publicada inicialment per la revista Marianne: Pour le philosophe et historien des idées Pierre-André Taguieff, les réticences actuelles d’une partie de la gauche à reconnaître une forme d’antisémitisme en son sein ne sont pas nouvelles et traduisent sa difficulté à admettre que la judéophobie n’a pas toujours été, au cours de l’histoire, l’apanage de l’extrême droite.

Marianne: L’antisémitisme qu’on observe depuis quelque temps dans certains cercles de gauche est-il une simple parenthèse dans l’histoire ?

Pierre-André Taguieff : La croyance qui domine dans les milieux intellectuels de gauche est qu’on serait en présence d’une forme simplement “contextuelle”et non “ontologique” d’antisémitisme, qui, propre à “l’extrême droite”, serait seule véritablement inquiétante et condamnable. Quand les “actes antisémites” sont attribuables à des individus ou à des groupes perçus comme des extrémistes de droite, ils sont alors identifiés et dénoncés comme des traits distinctifs fondamentaux de ces mouvements.

L’antijudaïsme chrétien serait le berceau de cette haine ciblée. Or toutes les formes historiques de la haine des juifs, depuis la fin du XVIIIe siècle, ne sont pas seulement le produit de divers recyclages de l’antijudaïsme chrétien par des forces politiques antimodernes, il existe aussi un antisémitisme de gauche qui n’est pas “occasionnel” et qui a peu à peu remplacé l’antijudaïsme originel.

À partir de quand a-t-on considéré que l’antisémitisme était exclusivement une caractéristique de l’extrême droite ?

La vision selon laquelle “l’antisémitisme” est ontologiquement “de droite”, est le résultat d’une construction polémique de “l’antisémitisme” esquissée au moment de l’affaire Dreyfus, avant de se transformer en évidence idéologique ou en idée reçue après le procès de Nuremberg. D’où la croyance bien partagée, après la chute du Troisième Reich, que la gauche était devenue judéophile, voire qu’elle l’avait toujours été, car antiraciste, et que la judéophobie était l’apanage de l’extrême droite. Illusion rétrospective s’il en est.

La haine des juifs ne pouvait être qu’un phénomène de résurgence de l’antisémitisme nazi. Le raisonnement biaisé est simple : être de droite, c’est la traduction politique de l’ethnocentrisme, disons de la peur et/ou de la haine de l’autre, dont “l’antisémitisme” est un rejeton ; alors qu’être de gauche, c’est opter pour l’universalisme et l’ouverture à l’autre, donc rejeter cette haine particulière de l’autre qu’est la haine des juifs. Or, cette vision “de gauche” de ce qu’on appelle “l’antisémitisme”, vision dominante dans le monde occidental, se heurte à la vérité historique.

À quand remonte cette “judéophobie” des milieux de gauche ?

L’association du juif et du capitaliste, constitutive de la figure de l’ennemi principal des révolutionnaires (socialistes, anarchistes, communistes), est au cœur de la première forme historique prise par la judéophobie moderne. Cet amalgame faisant des juifs des “spéculateurs”, des “banquiers” au service de la “finance internationale”, est l’acte fondateur de la haine des juifs telle qu’elle se reconfigure dans le champ politique au lendemain de la Révolution française, au moment où surgissent les premiers théoriciens du socialisme, oscillant, au cours du XIXe siècle, entre le pôle libertaire (ou anarchiste) et le pôle communiste. Ce sont eux qui confèrent une touche révolutionnaire aux stéréotypes “juif = argent” et “juif = capitalisme financie”, qui caractérisent l’ennemi commun de tous ceux qui prétendent vouloir mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme pour réaliser, en principe, l’émancipation du genre humain.

Or, nombre de ces contempteurs du capitalisme dénoncent avec violence l’émancipation des juifs. L’ennemi déclaré de l’émancipation des Juifs qu’est Charles Fourier, penseur utopiste qui n’a cessé d’inspirer les mouvances socialistes, libertaires et communistes au cours du XIXe siècle, n’hésite pas à affirmer que “l’établissement d’un vagabond ou d’un juif suffit pour désorganiser en entier le corps de marchands d’une grande ville et entraîner les plus honnêtes gens dans le crime, car toute banqueroute est plus ou moins criminelle”. D’une façon générale, il adapte le stéréotype médiéval du “juif usurier” à l’époque du capitalisme triomphant et des “progrès de l’esprit mercantile”, qui est en même temps celle de l’émancipation des juifs, et stigmatise ces derniers comme incarnant une puissance de désorganisation du corps social. Il voit dans l’entrée en citoyenneté des juifs la pire des calamités de la société industrielle naissante : “Notre siècle philosophe admet inconsidérément deslégions de juifs, tous parasites, marchands, usuriers”.

Pour lui, les juifs forment une nation “croyant toute fourberie louable, quand il s’agit de tromper ceux qui ne pratiquent pas sa religion”. La “nation juive”, “cette nation spécialement adonnée à l’usure”, cette “race tout improductive, mercantile et patriarcale”, forme donc également une “secte” ou une “ligue secrète”. Bref, les usuriers-nés complotent, conformément à leur nature. Le théoricien socialiste résume ainsi sa pensée : “Les Grecs […] ont été véritablement le peuple de Dieu tandis que les juifs, qui s’arrogent le titre de peuple de Dieu, ont été le véritable peuple de l’enfer”.

Quelles grandes figures de gauche ont adhéré à cette idéologie du juif capitaliste ennemi de l’intérieur?

L’anarchiste Pierre-Joseph Proudhon parlait des juifs comme “une race insociable, obstinée, infernale” dans ses “Carnets”. Il y écrivait également : “Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer.” Le socialiste Alphonse Toussenel, dans une brochure intitulée “Travail et Fainéantise” (“programme démocratique”), parue en 1849, affirme : “Le despotisme qu’il nous faut briser est le despotisme juif”.

Marx, dans Le Capital, se laisse tenter par des pointes antijuives, comme dans cepassage du célèbre chapitre IV du livre premier : “Le capitaliste sait fort bien que toutes les marchandises, quelles que soient leur apparence et leur odeur, sont “dans la foi et dans la vérité” de l’argent, des juifs intérieurement circoncis [innerlich beschnittene Juden], et de plus des instruments merveilleux pour faire de l’argent”. Le syntagme “des juifs intérieurement circoncis” (ou “à l’âme circoncise”) est ordinairement censuré dans les traductions françaises du passage.

Dans sa remarquable étude synthétique intitulée “La gauche et les juifs” (1981), Michel Winock rappelle que Jaurès lui-même n’hésitait pas, à la veille de l’affaire Dreyfus, à “reprendre à son compte les arguments du lobby antisémite contre “la puissance juive””. Pour les socialistes, le juif, c’est toujours alors “l’usurier”, métamorphosé en banquier ou en capitaliste.

Globalement, le contre-type du “juif usurier”, du “prédateur de la finance” ou de l’”exploiteur” impitoyable va marginaliser progressivement, au cours duXIXe siècle, celui du “juif déicide”. La “gauchisation” de la haine des juifs va se traduire par sa déchristianisation progressive. Révolutionnaires, les nouveaux antijuifs se veulent athées et antireligieux, matérialistes et adeptes du progrès sans fin, non sans se laisser tenter par le scientisme, qui consiste à voir dans la science une méthode de salut. Une science de l’homme qui, se présentant comme une anthropologie raciale, distingue la “race aryenne” de la “race sémitique” tout en affirmant comme une vérité démontrée la supériorité raciale et civilisationnelle absolue des “Aryens”, les “Sémites” se définissant par la somme de leurs insuffisances et de leurs manques, mais aussi par leur nature haineuse et parasitaire.

Quand prend fin cet antisémitisme de gauche “décomplexé” ?

C’est seulement avec l’article publié par Émile Zola le 16 mai 1896 dans Le Figaro, “Pour les juifs”, que commencent à se dénouer les liens de connivence, voire de complicité, entre les milieux socialistes et les antisémites. Mais il faut attendre la publication du “J’accuse” de Zola dans L’Aurore, le 13 janvier 1898, pour que la plupart des socialistes (Jaurès compris) en finissent, ou plus exactement commencent à en finir avec leurs hésitations.

Pourtant, aujourd’hui, contrairement à l’extrême droite, la gauche n’est pas sommée constamment de renier cet antisémitisme originel. Il faut dire qu’aprèsles années 50, nul ne faisait l’hypothèse que la haine des juifs pouvait trouver dans l’antiracisme un nouveau mode de légitimation et un puissant vecteur. C’est pourtant cette hypothèse qui s’est vérifiée des années 1970 à nos jours.

Comment expliquer cette dérive et cet aveuglement ?

Depuis les années 1950, on a assisté à la lente réinvention, longtemps inaperçue, d’une vision antijuive du monde, dont l’un des principaux traits est qu’elle s’est accomplie sur des terres de gauche et surtout d’extrême gauche, au nom de l’”antiracisme”, à travers la diabolisation du sionisme et de l’État d’Israël, et le soupçon que tout juif était un “sioniste” déclaré ou masqué.

La création de l’État d’Israël, le 14 mai 1948, a été aussitôt dénoncée comme une “catastrophe” ou un crime inexpiable par les ennemis du projet sioniste, de droite comme de gauche. Mais, dès les années 1950, l’antisionisme radical, dont l’objectif est l’éradication de l’État d’Israël, est devenu l’une des composantes fondamentales de la vision révolutionnaire du monde, commune à toutes les extrêmes gauches, des staliniens aux trotskistes et aux anarchistes, puis aux maoïstes.

Corrélativement, alors que les Palestiniens ont été mythifiés en tant que peuple martyr, victime du colonialisme et du racisme censés être consubstantiels au nationalisme juif, les sionistes ont été criminalisés par les propagandes antisionistes, celle des pays arabes comme celle de l’empire soviétique, avant de jouer le rôle de l’ennemi absolu dans les propagandes des divers groupes islamistes et de la plupart des mouvances gauchistes.

Les stratèges culturels de l’antisionisme, sous toutes ses formes, n’ont cessé d’alimenter et d’exploiter l’imaginaire et la rhétorique victimaires, autour de la figure du Palestinien victime, devenue progressivement celle du musulman-victime, l’islam étant défini comme “la religion des pauvres” ou des “opprimés”. Ce gros amalgame victimaire a permis d’articuler antisionisme radical et “lutte contre l’islamophobie”, au nom de la lutte contre “le racisme” et “le colonialisme”, thèmes mythologisés qui mobilisent les gauches et les extrêmes gauches. Ces dernières ont en effet remplacé la classe ouvrière ou le prolétariat par les “minorités” supposées opprimées et discriminées, et donc “racisées”.

Cet antisionisme gnostique globalisé s’est substitué en grande partie au vieil antisémitisme, qui survit cependant dans les milieux extrémistes de droite, qu’il s’agisse de chrétiens fondamentalistes ou de néo-nazis. Une partie des élites occidentales, situées à gauche et se disant “progressistes”, s’est convertie à la religion politique fondée sur le culte du Palestinien-victime et la criminalisation du juif-dominateur et génocidaire. L’inversion victimaire que cette conversion implique se traduit par la nazification des “sionistes” et plus largement des juifs.

Le message diffusé est le suivant : les juifs-sionistes sont les nouveaux nazis, tandis que les Palestiniens sont les nouveaux juifs. L’offensive décoloniale, marquée en janvier 2005 par la création du mouvement des Indigènes de la République à l’initiative de “militants issus de l’immigration post-coloniale”, a fortement contribué à banaliser à l’extrême gauche les thèmes de l’antisionisme radical et à conférer aux juifs, perçus comme “sionistes” ou “crypto-sionistes”, les statuts répulsifs croisés de “dominants” et d’”oppresseurs”, d’”islamophobes” et donc de “racistes”.

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