“J’ai le grand plaisir d’effectuer, à l’invitation du Président Emmanuel Macron, ma troisième visite d’Etat en France.
Pour les Chinois, la France a un charme unique. C’est le berceau de tant de grands philosophes, écrivains et artistes qui ont inspiré l’humanité. Il y a plus de 150 ans, des Français ont participé au développement de la construction navale au Fujian et à la création de l’Ecole navale du Fujian. La France a été l’un des premiers pays à accueillir des boursiers gouvernementaux chinois avant de recevoir sur son sol, il y a un siècle, de jeunes étudiants chinois, dont certains éminents ont apporté une contribution remarquable à la fondation et au développement de la Chine nouvelle. Et elle est le premier grand pays occidental à avoir établi avec la Chine nouvelle des relations diplomatiques au niveau d’ambassadeur.
En cette année 2024 qui revêt une signification particulière, je viens en France avec trois messages de la Chine.
– La Chine travaillera avec la France à faire rayonner l’esprit présidant à l’établissement de leurs relations diplomatiques pour valoriser les acquis et bâtir l’avenir des relations sino-françaises.
Cette année marque le soixantenaire des relations diplomatiques sino-françaises. Il y a 60 ans, le Général de Gaulle, avec une vision stratégique, a pris la décision d’établir des relations diplomatiques avec la Chine nouvelle, décision difficile tant elle exigeait l’esprit d’indépendance en pleine guerre froide, mais juste et visionnaire, comme les faits l’ont prouvé. L’action pionnière a jeté des ponts d’échanges entre l’Orient et l’Occident et fait évoluer les relations internationales vers le dialogue et la coopération.
Depuis 60 ans, les relations sino-françaises ont toujours su évoluer avec le temps. C’est avec la France, parmi tous les pays occidentaux, que la Chine a instauré le premier partenariat global stratégique et le premier dialogue stratégique institutionnalisé, lancé les premières coopérations en matière d’aéronautique, de nucléaire civil et en marchés tiers, et pris les initiatives de la création réciproque de centres culturels et des années croisées, qui ont joué un rôle d’orientation dans l’inspiration mutuelle entre les civilisations dans le monde. A cela s’ajoute aussi une coopération qui a permis la conclusion de l’Accord de Paris et du Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal et grandement contribué à l’agenda climatique mondial.
L’Histoire est le meilleur professeur. Le monde d’aujourd’hui, loin d’être tranquille, fait face de nouveau à des risques multiples. Avec la France, nous entendons faire valoir l’esprit présidant à l’établissement de nos relations diplomatiques pour faire progresser sans cesse le partenariat global stratégique sino-français et apporter une nouvelle contribution au renforcement de la coopération dans le monde.
– La Chine élargira son ouverture de haut niveau pour approfondir sa coopération avec la France et les autres pays du monde.
Cette année marque le 75e anniversaire de la fondation de la Chine nouvelle. Depuis 75 ans, grâce au travail persévérant du peuple chinois tout entier, la Chine est passée d’un pays pauvre et arriéré à la deuxième économie mondiale, et a sorti de la pauvreté les plusieurs centaines de millions de ruraux, accomplissant par là un miracle dans les annales du développement de l’humanité. Son économie a enregistré une croissance de 5,2% en 2023 et vise pour 2024 une croissance d’environ 5%, et surtout, un développement de meilleure qualité. Elle restera un moteur de la croissance mondiale et offrira des opportunités à tous les pays.
Une expérience importante que la Chine a tirée de son développement est de poursuivre inébranlablement l’ouverture sur l’extérieur. Nous serons heureux d’avoir davantage de produits agricoles et cosmétiques français de qualité sur le marché chinois pour répondre à l’aspiration croissante à une vie meilleure. Nous souhaitons la bienvenue aux entreprises françaises et d’autres pays et pour ce faire, nous avons ouvert complètement le marché pour l’industrie manufacturière et accélérerons l’assouplissement de l’accès au marché en faveur du secteur des services tels que les télécommunications et la santé. Nous avons accordé l’exemption de visa pour un séjour de 15 jours aux titulaires de passeports ordinaires de la France et de plusieurs autres pays, et mis en place de nouvelles mesures pour faciliter les visites touristiques et le paiement des étrangers en Chine.
L’ouverture sur l’extérieur de la Chine consiste également à encourager les entreprises chinoises à se développer à l’international. Actuellement, la France est engagée dans une réindustrialisation basée sur le développement vert et l’innovation, et la Chine accélère le développement des forces productives de nouvelle qualité, ce qui permet aux deux parties d’approfondir leur coopération en matière d’innovation pour promouvoir le développement vert. C’est déjà le cas d’un certain nombre d’entreprises chinoises qui ont installé des usines de batterie en France. Le gouvernement chinois soutient davantage d’entreprises chinoises dans leur investissement sur l’Hexagone et espère que la France leur offrira un climat d’affaires juste et équitable.
– La Chine travaillera avec la France à renforcer la communication et la coordination pour préserver la paix et la stabilité dans le monde.
Cette année marque le 70e anniversaire des Cinq Principes de la Coexistence pacifique. En 1954, le Premier Ministre Zhou Enlai les a avancés pour la première fois : le respect mutuel de la souveraineté et de l’intégrité territoriale, la non-agression mutuelle, la non-ingérence mutuelle dans les affaires intérieures, l’égalité et le bénéfice mutuel, et la coexistence pacifique. Depuis 70 ans, ces principes sont largement acceptés et reconnus par les différents pays et sont aujourd’hui des normes importantes régissant les relations internationales contemporaines.
La Chine applique fidèlement ces principes. Depuis la fondation de la Chine nouvelle il y a plus de 70 ans, elle n’a jamais déclenché de guerre ni occupé un seul pouce de terre d’autrui. Elle est le seul pays au monde à avoir inscrit dans sa Constitution l’attachement au développement pacifique, et le seul parmi les grands pays dotés d’armes nucléaires à s’être engagé à ne pas y recourir en premier.
Ces dernières années, j’ai avancé l’Initiative pour le développement mondial, l’Initiative pour la sécurité mondiale et l’Initiative pour la civilisation mondiale, qui apportent la proposition chinoise à l’amélioration de la gouvernance mondiale et à la réponse aux enjeux de développement de l’humanité, et bénéficient du soutien de plus de 100 pays et organisations internationales.
Nous comprenons le bouleversement qu’engendre la crise ukrainienne pour les Européens. La Chine n’est pas à l’origine de cette crise, et elle n’y est pas non plus partie ou participant. Mais, nous avons toujours joué un rôle constructif pour favoriser un règlement pacifique. A plusieurs occasions, j’ai appelé à observer les buts et principes de la Charte des Nations Unies, à respecter la souveraineté et l’intégrité territoriale de tous les pays, et à prendre en compte les préoccupations sécuritaires légitimes des différentes parties, et insisté sur l’impératif de ne pas utiliser d’armes nucléaires ni de mener de guerre nucléaire. Nous avons fourni à l’Ukraine des aides humanitaires, et notre envoyé spécial a fait plusieurs déplacements dans les pays concernés. Plus la crise persiste, plus l’Europe et le monde en pâtissent. Nous espérons que la paix et la stabilité reviendront rapidement en Europe, et entendons œuvrer avec la France et toute la communauté internationale à trouver de bonnes pistes pour résoudre la crise.
Le conflit palestino-israélien est aussi un sujet qui nous préoccupe. La solution fondamentale est la création d’un Etat palestinien indépendant. Comme l’Histoire l’a démontré à maintes reprises, les instabilités persistantes s’expliquent au fond par l’absence d’une mise en œuvre effective des résolutions des Nations Unies, l’érosion incessante du fondement de la “solution à deux Etats” et la déviation du processus de paix du Moyen-Orient. La Chine et la France partagent un large consensus sur la question palestino-israélienne. Nous devons renforcer notre coopération pour contribuer au retour de la paix au Moyen-Orient.
Confucius disait : “Le sage cultive l’harmonie dans la diversité et se tient dans le juste milieu sans incliner d’un côté ou de l’autre. Que sa fermeté est courageuse ! ” Romain Rolland écrivait : “N’avoir plus à penser par soi-même, se laisser diriger… Cette abdication, c’est le noyau de tout le mal. ” Nous sommes deux grands pays attachés à l’esprit d’indépendance. Depuis de longs siècles, nous avons toujours su dégager une énergie prodigieuse pour influer sur le cours du monde à chaque fois que nous sommes ensemble. Aujourd’hui, à une nouvelle croisée des chemins historique, nous sommes sur un nouveau point de départ. A nous de travailler ensemble pour que les relations sino-françaises remportent de plus grands succès au bénéfice de nos deux pays et du monde entier.”
Post Scriptum, 12 de maig del 2014.
Jean-Sylvestre Mongrenier publica avui a Desk Russie: “Sur la Chine populaire, suppôt de la Russie-Eurasie : mensonges du discours géopolitique chinois“.
Accueilli à Paris les 6 et 7 mai, Xi Jinping, le nouveau Grand Timonier chinois, a poursuivi son itinéraire vers la Serbie et la Hongrie, deux pays dont les dirigeants sont acquis à la thèse d’un grand basculement vers l’Asie. Plus tard dans le mois, il recevra Vladimir Poutine. En Europe, les esprits admettent enfin la réalité et la profondeur de l’axe stratégique Pékin-Moscou, moteur des dynamiques anti-occidentales et du ressentiment impérialiste. Sans le soutien multiforme de Pékin, la Russie-Eurasie de Vladimir Poutine serait en mauvaise posture sur le front ukrainien.
Plutôt que cultiver leur différence diplomatique sur la question chinoise, il importe donc que Paris et Berlin tirent les conclusions des faits observables : la Chine populaire est une puissance hostile qui approvisionne et finance la guerre russe en Ukraine, doublée d’une guerre indirecte contre les États membres de l’OTAN et de l’Union européenne. Simultanément, Pékin cherche à instrumentaliser l’Europe contre les États-Unis. A contrario, l’unité occidentale et la vitalité des solidarités transatlantiques exigent la formation d’un front diplomatique commun à l’encontre de la Chine populaire. Cela commence dans l’ordre des représentations, le discours géopolitique et les arguties historicisantes de Pékin devant être passés au crible. De fait, un certain nombre de rectifications s’imposent.
Sur la puissance historique de la Chine et son prétendu pacifisme
La fascination de l’Europe classique, puis de certains philosophes des Lumières, pour la Chine, la diffusion plus tardive des écrits de Sun Tzu ( « vaincre sans combattre ») et l’idéologie victimaire du nationalisme chinois moderne ont amplement véhiculé l’idée d’une Chine fondamentalement pacifique. Tout au plus aurait-elle été contrainte à se défendre par les armes. Dans le même registre, voici peu encore, certains expliquaient que la Chine n’étant pas universaliste, il ne fallait pas redouter sa montée en puissance. En opposition à cette thèse d’un monde chinois équilibré, de longue date pacifique, les travaux archéologiques ont depuis révélé le caractère sanguinaire des guerres menées sous la dynastie Zhou (1121-256 av. J.-C.). Par la suite, l’époque « Printemps et Automnes » (722-481 av. J.-C.) et celle des « Royaumes Combattants » furent marquées par des conflits hyperboliques entre des principautés rivales, rois et princes militarisant la société. Sous cet aspect, les théories stratégiques de Sun Tzu ne rendent pas compte de la réalité historique : jeux diplomatiques, espionnage et subversion de type intra-culturel, ruses et stratagèmes n’excluaient pas le recours à la force armée (loin s’en faut).
C’est par la guerre que le roi Zheng unifie l’espace chinois (221 av. J.-C.). Dès lors, il porte le titre de « Qin Shi Huang » (le « Premier Empereur »). Découvert à Xian, en 1974, le tombeau de Qin Shi Huang, avec les 7 000 cavaliers et fantassins de terre cuite qu’il contient, donne idée de sa puissance. Depuis le bassin du fleuve Jaune, noyau géohistorique des Han, les conquêtes territoriales se font en aval et dans les plaines septentrionales. Elles sont ensuite tournées vers le sud, en Asie des Moussons. Parallèlement, les conquêtes se portent vers la Haute-Asie et le Turkestan, espaces de confrontation avec les peuples tibéto-birmans et turciques ; il faudra attendre la dynastie Qing (1644-1912) pour que l’empire du Milieu conquière effectivement ces espaces. Quant aux peuples de la périphérie, ils sont réputés barbares (yi), et réduits à l’état de tributaires (la tradition chinoise distingue les « Barbares cuits » des « crus », ces derniers étant réputés inassimilables). Dès ses origines, l’histoire de l’État-civilisation chinois s’inscrit dans le cadre de frontières mobiles et conquérantes. Notons par ailleurs que les souverains d’ethnie Han furent régulièrement vaincus par des ennemis inférieurs en nombre. Ce sont leurs vainqueurs, notamment la dynastie mandchoue des Qing, qui repoussèrent les frontières de l’empire dont ils avaient fait la conquête.
Lors de ses phases unitaires, l’empire du Milieu a effectivement imposé sa primauté en Asie de l’Est, sur ses contours et dans les profondeurs du continent. Partant de ce fait indéniable, d’aucuns expliquent que l’hypothétique accès de la Chine contemporaine au premier rang mondial, voire sa transformation en « superpuissance », ne serait que le retour du même. Initiés par Angus Maddison, les travaux de statistiques historiques de longue durée montrent qu’en 1700, la Chine représentait 23 % de la population humaine et 22 % de la production mondiale de richesses. Si l’on extrapole à partir des données macroéconomiques, la République populaire de Chine ne ferait donc que retrouver sa place de première puissance mondiale. Cependant, on confond ici l’effet de taille et la puissance, définie comme la capacité à imposer sa volonté à d’autres acteurs internationaux. La population chinoise de l’époque était essentiellement composée de paysans réduits à l’autoconsommation. Le surplus dégagé n’était pas suffisant pour financer une grande politique de puissance. Déjà supérieure à celle de la Chine dans le Nord-Ouest européen vers 1500, la richesse par habitant était moitié plus importante un siècle plus tard. Et si l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, au moment où le roi George III envoie Lord Macartney en ambassade, pesait moins que l’empire du Milieu, l’innovation et le dynamisme étaient de son côté : elle était destinée à l’emporter.
En d’autres termes, la pesée globale d’un ensemble humain n’est pas la puissance, et la primauté historique de la Chine s’exerçait sur le seul théâtre asiatique (une « superpuissance » régionale). Quant à la thèse selon laquelle l’empire du Milieu était le moteur de la mondialisation, elle n’a guère de sens. S’il est loisible de spéculer sur ce que la menée à terme des expéditions de Zheng He aurait pu produire (sept expéditions de 1405 à 1433), il s’agit là d’un exercice d’uchronie. Les Grandes Découvertes, la première circumnavigation et la traversée en tous sens de l’océan Pacifique sont le fait des nations occidentales. Certes, la découverte de la civilisation chinoise et l’attraction de ses produits étaient de puissants mobiles. Il reste que le commerce avec la Chine ne représentait qu’une fraction réduite de celui réalisé dans l’océan Atlantique, cet axe géopolitique de l’Occident moderne. Si l’on prend l’exemple des États-Unis au milieu du XIXe siècle, la Chine représentait les trois quarts du commerce réalisé dans le Pacifique, mais moins d’un dixième du total des échanges commerciaux américains. En rupture avec la thèse développée par certains historiens chinois, reprise par les tenants d’une « histoire interconnectée » qui dénie le rôle historique de l’Occident, il est faux d’affirmer que la richesse des marchands du Co-hong finançait le développement économique des États-Unis. Il faut ici souligner le postulat arbitrairement anti-occidental de l’histoire dite « globale » ou « interconnectée ».
Sur le syndrome victimaire de la Chine
Les guerres de l’Opium, explique-t-on, ruinèrent la Chine et discréditèrent moralement l’Occident. De prime abord, il importe de rappeler le contexte historique. Lorsque les deux guerres de l’Opium se produisirent (1839-1842 ; 1856-1860), l’Empire chinois était déjà engagé dans une spirale dépressive et, plus largement, un déclin à plusieurs dimensions. D’ethnie mandchoue, la dynastie Qing avait atteint son apogée au XVIIIe siècle. Si la Chine était distancée par la « révolution scientifique » du XVIIe siècle, elle atteignait alors sa plus grande extension territoriale, non point par subjugation culturelle, mais par le fer et le feu. Après un âge d’or (une « Pax Mandchourica »), la mort de l’Empereur Qianlong, en 1795, constitue un repère commode. La croissance démographique dépassait alors le potentiel économique du pays ainsi que la capacité d’encadrement de l’appareil d’État. Dans la grande dépression qui s’abattit sur la Chine au cours de la première moitié du XIXe siècle, les facteurs endogènes étaient les plus importants : famines et déforestation, sous-entretien des aménagements hydrauliques, gonflement de la population errante, crise du bimétallisme argent/cuivre ainsi que révoltes suscitées par la secte du Lotus Blanc qui mirent à sec le trésor impérial (1796-1804). Quant à l’opium, il était consommé et importé avant que des marchands-contrebandiers, britanniques mais pas exclusivement, y virent le produit qui permettrait de rééquilibrer les échanges avec la Chine (les importations de thé, de soie et de porcelaines étaient réglées en métal argent). Une fois la marchandise acheminée jusqu’aux littoraux, c’étaient des contrebandiers chinois qui, avec la protection de mandarins corrompus, contrôlaient ce commerce.
L’interdiction impériale de ces importations visait non pas à endiguer un fléau sanitaire, mais à empêcher les sorties d’argent métal. Si l’affaire aboutit à une guerre avec l’Angleterre, les enjeux étaient plus larges que le seul opium : la liberté du commerce, l’instauration de relations diplomatiques, la liberté religieuse. Significativement, les sources officielles chinoises ne parlent que de « troubles de l’opium ». Autrement plus meurtrières et coûteuses furent les terribles guerres et insurrections intérieures : révolte des Taiping dans la basse vallée du fleuve Bleu (1850-1864), des Nian au Nord (1853-1868), des Turbans rouges dans la région de Canton (1854). S’y ajoutèrent des révoltes de Hui au Yunnan (1855), puis dans le Nord-Ouest (1862-1863 et 1876), des épisodes de guerre entre les Hakka (des Han du Nord ayant migré en Chine méridionale) et les populations locales. Ces conflits et leur répression firent des dizaines de millions de morts. Il fallut l’appui des puissances occidentales et l’affirmation d’une élite politique et militaire provinciale pour que la dynastie Qing surmonte l’épreuve. La démographie chinoise subit les conséquences de ces pertes et les vides ne furent que progressivement comblés. La zone centrale de l’empire, c’est-à-dire la plus peuplée et la plus riche, était ravagée. La nécessité de restaurer l’économie rurale eut pour effet d’aggraver les charges sur le commerce et l’artisanat : de lourdes taxes sur la circulation cloisonnaient l’espace, ce qui pesait sur les efforts de modernisation. La Chine devint alors un État centré sur l’agriculture.
C’est dans ce contexte que la Chine se vit imposer d’ « injustes traités inégaux ». À l’aune de l’histoire universelle, rien de nouveau : induit en tentation, le plus fort impose sa loi au plus faible. Durant de longs siècles, les « traités inégaux » furent la règle entre l’empire du Milieu et ses périphéries tributaires, sans revenir sur les conquêtes et les dommages que ces dernières causèrent. Qui s’en indigne aujourd’hui à Pékin ? Avec les guerres de l’Opium, le cours des événements fut désormais autre : History as usual. L’analyse doit cependant aller plus loin que la simple religion du fait accompli. Il importe de comprendre que la cosmologie impériale mettait en scène des acteurs n’ayant pas le même statut ontologique. Au cœur d’une constellation de royaumes et de principautés tributaires, l’empire du Milieu occupait une position éminente et il prétendait à une forme de monarchie universelle (cf. le concept de Tianxa : « tout sous le ciel »). À l’inverse, l’Angleterre et les puissances occidentales entendaient traiter avec la Chine sur un pied d’égalité, sur le modèle du système westphalien. Les représentants diplomatiques que ces nations dépêchaient en Chine refusaient de se prosterner devant l’Empereur (le kowtow) et elles voulaient pouvoir ouvrir des ambassades permanentes à Pékin.
Si le traité de Nankin (1842) tient effectivement compte du rapport des forces issu de la première guerre de l’Opium, c’est surtout en raison de l’égalité de principe des parties signataires qu’il a traumatisé la conscience impériale chinoise. Dans la période qui suivit, les autorités chinoises s’appuyèrent pourtant sur les clauses de ce traité afin d’endiguer la pression anglaise. Conformément à l’antique stratégie qui consiste à « utiliser les barbares contre les barbares », elles proposèrent d’elles-mêmes aux Américains et à d’autres nations occidentales de jouir des mêmes avantages. Après le Mouvement du 4 mai 1919, nationalistes et communistes chinois réinterprétèrent cette période : c’est alors que le thème anachronique des « traités inégaux » s’imposa. Il est vrai cependant que le statut d’extraterritorialité des sujets occidentaux instaurait des relations sans équivalent dans le système westphalien. Encore est-il bon de savoir que l’extraterritorialité était de coutume en Chine : le droit chinois étant sacré, il ne pouvait être appliqué à des « barbares ». Les Occidentaux surent manœuvrer pour exploiter au mieux l’exclusivisme traditionnel des Chinois, l’institutionnalisation de l’extraterritorialité étant complétée par un système de territoires à bail (la méthode fut reproduite par les Qing en Corée, de longue date satellisée). À la différence de la Russie et du Japon, les puissances occidentales ne conçurent cependant pas de vastes programmes de conquêtes territoriales, ni ne songèrent à s’approprier la cosmologie impériale chinoise (le Japon de l’ère Meiji se voyait en nouvel empire du Milieu).
Sur les revendications territoriales chinoises en Asie-Pacifique
On sait que Pékin considère l’île-État de Taïwan comme une province rebelle. Historiquement, Taïwan n’a que peu de liens avec l’histoire de la Chine, moins encore avec la République populaire de Chine (RPC) proclamée en 1949. L’île était alors peuplée d’Aborigènes malayo-polynésiens. Au XVIe siècle, les Portugais en prirent possession et lui donnèrent le nom de « Formosa » ( « La Belle »). Les Espagnols, puis les Hollandais, leur succédèrent. Au fil de ces souverainetés successives, l’immigration chinoise commença à se développer. En 1684, la dynastie mandchoue conquit Formose mais elle n’en contrôlait que la partie occidentale ; les tribus locales avaient la réputation d’être constituées de féroces guerriers. À la suite de la guerre sino-japonaise (1895), le traité de Shimonoseki accorda Formose au Japon. De 1895 à 1945, l’île demeura sous la souveraineté de Tokyo, d’où une profonde empreinte culturelle. Ce demi-siècle au cours duquel Formose entra dans la modernité, le Japon tenant alors le rôle de passeur entre l’Asie et l’Occident, contribua à la formation d’un sentiment national taïwanais, distinct de la Chine continentale. Du fait de la guerre civile entre nationalistes et communistes chinois, la reprise par Tchang Kaï-chek de Formose, après la capitulation du Japon, ne put effacer l’histoire antérieure de l’île.
Depuis, l’histoire de Formose est celle de l’opposition à la République populaire de Chine. En 1949, les armées de Tchang Kaï-chek et deux millions de continentaux évacuèrent la Chine continentale pour se réfugier dans l’île et y perpétuer la République de Chine. Jusqu’en 1971, celle-ci était considérée comme la seule Chine officielle et disposait d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Sous la protection militaire des États-Unis, malgré la reconnaissance diplomatique de la République populaire de Chine (1979), la dictature modernisatrice de Tchang Kaï-chek conduisit une efficace politique de développement. Après sa disparition (1975), le régime se libéralisa progressivement, montrant ainsi que la « démocratie de marché » peut s’implanter à l’extérieur de la sphère occidentale. Avec le temps, une part grandissante des Taïwanais prit ses distances avec la théorie d’ « une seule Chine » et songea à une indépendance de jure. En mars 2005, Pékin adoptait une « loi anti-sécession » qui fait d’une éventuelle déclaration d’indépendance un casus belli. Depuis, la République populaire de Chine se donne les moyens de contrer la protection militaire américaine. En dépit du caractère despotique de la Chine populaire et du fait que Taïwan, qui n’a appartenu à la sphère chinoise que temporairement et partiellement, suive son propre chemin (sans pour autant franchir le Rubicon), l’Union européenne et ses États membres misent sur la perpétuation du statu quo. L’appui apporté par Pékin à la Russie, dans la guerre en Ukraine, sur fond de conflit latent entre l’axe Moscou-Pékin-Téhéran et l’Occident, devrait faire évoluer la situation. D’autant plus que la Chine populaire n’a en rien aidé à résoudre la crise nucléaire nord-coréenne.
Au-delà de Taïwan, les vues chinoises portent sur la « Méditerranée asiatique » (la mer de Chine du Sud). En matière de liberté de navigation, Pékin ne cache pas ses ambitions et, au moyen d’un colossal programme de construction navale, se dote des moyens de conduire une politique de domination. Ainsi la Chine populaire considère-t-elle que ses eaux territoriales s’étendent jusqu’à quinze milles nautiques de ses côtes (douze selon le droit de la mer) et elle refuse le régime normal de « transit inoffensif » pour les bâtiments d’autres marines de guerre que la sienne. Au-delà de ces atteintes au droit international, Pékin prétend que la quasi-totalité de la mer de Chine du Sud lui appartient en propre. Il faut ici rappeler que cette « Méditerranée asiatique » est un espace plus vaste encore que la mer Méditerranée (2,5 millions de km²). Imagine-t-on un jour l’Union européenne en tant que telle, avec l’accord de ses États membres, proclamer que la mer Méditerranée constitue de nouveau une « Mare nostrum », excluant ainsi les riverains méridionaux et orientaux de tout droit sur cet espace maritime ? C’est pourtant ce que Pékin fait, au moyen d’une politique de poldérisation de rochers et de récifs (certains sont transformés en bases navales et aériennes), d’intimidation des pays voisins et de non-respect du droit : la Cour permanente d’arbitrage de La Haye a en effet repoussé les revendications de la Chine populaire sur ces espaces maritimes (12 juillet 2016).
Pour justifier ses ambitions sur la « Méditerranée asiatique », Pékin manipule différentes arguties historiques et se réfère à une « ligne en neuf traits ». Il s’agit d’une carte, dessinée en 1947, qui prétend reproduire les frontières du système tributaire chinois, au-delà de la Chine proprement dite. Ce document inclut des îles et archipels sur lesquels l’empire du Milieu n’a jamais exercé sa suzeraineté. Il aura fallu que la France et le Japon, dans l’entre-deux-guerres, se disputent les Paracels pour que la République de Chine les revendique (1932). Après avoir affirmé que la limite méridionale de sa souveraineté s’appuyait sur cet archipel, le gouvernement chinois « découvrit » les îles Spratleys, après que la France y eut étendu sa souveraineté (1933). Formé en France auprès de Jean Brunhes et d’Emmanuel de Martonne, entre 1926 et 1928, le géographe chinois Hu Huanyong tint un rôle essentiel dans ces revendications. Devenu conseiller du gouvernement de Nankin, il publia dans la Revue diplomatique chinoise un article intitulé : « La France et le Japon convoitent les îles de la Mer méridionale » (1934). La publication appela l’attention du gouvernement chinois. Depuis cette époque, les récifs et archipels de la « Méditerranée asiatique » sont considérés à Nankin, puis à Pékin, comme appartenant de toute éternité à la Chine populaire. Le passage à l’acte dans la région, envers et contre tout respect du droit international et relation de bon voisinage, préfigurait une politique agressive d’ensemble.
En guise de conclusion
En somme, la réalité historique et celle des agissements de la Chine populaire contemporaine, placée sous la coupe de Xi Jinping et d’une clique néo-maoïste, sont autrement plus parlantes que les strophes de Victor Hugo à propos de l’incendie du Palais d’été, brûlé lors de la seconde guerre de l’Opium, ou les propos lénifiants d’intellectuels chinois greffés sur l’antique concept de « Tianxia » ( « Tout sous le ciel »), concept présenté comme la solution universelle aux maux de l’humanité. Le discours manié à Pékin ne saurait en effet dissimuler l’agressivité de la superpuissance chinoise et le soutien résolu qu’elle apporte à la Russie-Eurasie. L’affaire ne se limite pas à des litiges commerciaux, à des questions de dumping et de voitures électriques ; il est crucial que les Occidentaux ne se divisent pas sur la question chinoise et l’attitude à adopter.
Les diverses illusions des dernières années — « Nixon in reverse » pour certains, « reset » sino-européen pour d’autres —, doivent être dissipées. L’important est de comprendre que Pékin et Moscou s’appuient réciproquement et s’accordent sur l’objectif de destruction de ce qu’ils appellent l’hégémonie occidentale. Il ne s’agit pas d’une convergence temporaire, provoquée par la guerre en Ukraine, mais d’un mouvement géopolitique long, qui commence dès la fin de la « guerre de Cinquante Ans » (la première guerre froide) ; feu Evgueni Primakov aura été le concepteur de cette coalition dite « anti-hégémonique ». C’est en conjuguant leurs efforts, de l’Ukraine au détroit de Taïwan, en se partageant le fardeau de la défense (voir le thème du « burden-sharing », que les Occidentaux pourront faire face au « cauchemar de MacKinder » : un bloc de puissance eurasiatique qui ferait de l’Europe un « petit cap » de l’Asie et isolerait l’Amérique.