Jaume Renyer

per l'esquerra de la llibertat

9 de juny de 2020
0 comentaris

Llibres (CCVI)

“L’émancipation promise”, Pierre-André Taguieff, Les Éditions du Cerf, 2019, París.

El polifacètic intel·lectual francès Pierre-André Taguieff, s’endinsa en aqueix nou assaig en la idea d’emancipació humana tal com ha anat evolucionant a partir de la Il·lustració i la Revolució francesa fins arribar als nostres dies en una cerca permanent i inassolible: l’autonomia personal dins un context universal de llibertat col·lectiva apta per a tota la humanitat. L’autor contraposa l’anhel global d’emancipació total envers els valors concrets que cal sacrificar en aqueix procés més o menys traumàtic segons les ideològies (socialisme, comunisme, liberalisme) i les formes organitzatives emprades per arribar-hi (dictadura del proletariat, revolució socialista, reformisme social). Les identitats personals i nacionals, l’arrelament social i territorial, el sentit de la continuïtat, les memòries individuals i col·lectives, les tradicions jurídiques i culturals. L’home nou alliberat de tots els condicionants familiars i socials contraposat a l’home concret fet de la conjunció i la pròpia transformació d’aqueixos mateixos elements que l’envolten.

La religió del Progrés basada en la creença que la humanitat es pot perfeccionar millor i més ràpidament si es desfà de les rèmores del passat i de tot condicionant present ha legitimat la destrucció material i moral de societats senceres per tal de fer possible l’alliberament promès: “Ma critique ne porte donc pas tant sur l’émancipation comme telle que sur ses usages politiques et les formes de son ideologisation, voire de sa mythologisation, disons l’émancipationisme” (pàgina 18). Distingeix netament entre l’esperit de revolta d’Albert Camus i el dels Indignats a l’estil Stéphane Hessel i els professionals de la insubmissió buida de contingut com Jean-Luc Mélenchon. També critica que: “Le culte de l’émancipation semble être l’un des piliers de la culture del élites culturelles et intellectuelles. En le pratiquant, on accède, sans le savoir, au stade suprême de l’individualisme, dans lequel l’idéal de l’individu sans attaches fusionne avec celui de l’authenticité personnelle” (pàgina 14). Taguieff analitza el desplegament d’aqueix neo-progressisme sense fi a la França contemporània, ja sigui en la versió anticapitalista i altermundialista, ja sigui en la versió abstracta (ni dreta ni esquerra) del macronisme.

Però el capítol que més m’ha impactat és el que dedica a “L’émancipation et la question juive selon le jeune Marx” analitzant un opuscle escrit l’any 1843 on apareix el nucli dur de la teorització marxista de la judeofòbia en aqueixos termes: el fons de la judeïtat és l’interès personal per cobrir les necessitats pràctiques, essent el marxandatge el culte dels jueus i el seu Déu el diner. A partir d’aqueixa percepció elabora la noció d’alliberament lligant-la a l’abolició de la dominació del diner i de l’esperit pràctic jueu i l’interès privat, escriu el jove Marx. Amb aqueixes pretensions derivades de l’auto-odi propi dels jueus assimilats, Marx esdevé el primer teoritzador de l’antisemitisme jueu no religiós, ja que conclou que l’emancipació de la humanitat no pot realitzar-se sense la desaparició de la judeïtat que impregna les societats capitalistes.

Escriu Taguieff: “L’élément juif à suprimer est donc multidimensionnel: il s’agit tout à la fois de la religion qu’est le judaïsme, de son fondement psychologique, social et économique qu’est l’intérêt personel, l’égoïsme et le besoin pratique (ces deux expressions étant toujours couplées par Marx), de l’objet réel de son culte: l’argent, et la pratique sociale typique du Juif: le trafic ou le marchandage (Schacher)” (pàgina 229). El jove Marx creu el capitalisme irreformable i proposa la seva destrucció per la violència revolucionària i aqueix pensament impregnarà la trajectòria de nombrosos jueus (Róza Luksembug, Trotski) que sacrificaran la pròpia identitat en pro de la causa del socialisme que durà a un món sense religions ni nacions. Hi afegeix una brillant referència a Chomsky, (pàgines 274 a 281), a qui atribueix una versió minimalista de la doctrina de l’emacipació (el dret de tothom a controlar la seva pròpia vida) i a qui retrata dient que “fut un grand linguiste, est un bien piètre penseur”. En resum, Marx inventà la versió abtracta progressista i internacionalista de l’odi (auto-odi) contra el jueus.

Al llarg d’un segle i mig, “l’utopie communiste oscille entre l’idéal d’une vie heures dans l’absence totale de conyraintes et celui de la maîtrise totale du devenir humain. Entre un eudémonisme libertaire et un prométhéisme révolutionnaire. Sur fond d’universalisme égalitariste: le chant de sirènes communiste suggère que tous les hommes (femmes comprises) sont voués au bonheur et à la position souveraine. Ses adeptes enthousiastes r<èvaient de faire naître l'"homme total", ou au moins un homme "amélioré" dans une société "meilleure". Ils ont engendré l'homme-masse. Et provoqué l'apparition d'une nouvelle caste dominante de profiteurs et d'exploiteurs. Rien ne permet d'imaginer qu'un autre communisme soit possible" (pàgina 271).

L'assaig acaba sense proposar remeis a les derives que critica, només suggereix la vàlua del principi de continuïtat dels pobles i les identitats en les quals les persones individuals es reconeixen i desenvolupen en la mesura que les condicions -vaiables però sempre existents- raonablement ho permeten

Post Scriptum, 19 de juny del 2020.

El filòsof Michel Onfray publica a Le Figaro un breu però punyent article titulat “La gauche acéphale”, on assenyala el pensament de Marx contraposat al de Proudhon a l’orígen enllaçant amb l’assaig de Pierre-André Taguieff:

l y eut une guerre franco-allemande perdue par la France dont on ne parle pas: c’est celle qui a opposé l’idéaliste Marx au pragmatique Proudhon.

Marx a bien sûr gagné ce combat. Il eut un allié de poids avec Lénine puis Staline, qui ont appliqué la théorie communiste sur une grande partie de l’Europe. Je sais que les dévots du concept estiment que le goulag n’était pas chez Marx, mais la légitimation de la violence s’y trouve. Or, le goulag n’est jamais que l’une des formes prises par cette violence.

Les intellectuels ont été nombreux à souscrire à la fable marxiste au XXe siècle, car elle réjouit leur goût pour les idées, les concepts, les mots, le verbe, la rhétorique, la dialectique, la sophistique. L’idéalisme marxiste a dominé la vie intellectuelle française pendant la moitié d’un siècle, jusqu’en 68. Car le mois de mai enterre cette vieille gauche portée par Sartre en France au profit d’un gauchisme structuraliste incarné par Foucault et quelques autres. Le vieux marxisme à la papa s’est effondré comme un château de cartes: la lutte des classes, l’avant-garde éclairée du prolétariat, la dictature de ce même prolétariat, le centralisme démocratique, la violence accoucheuse de la révolution, tout cela s’est trouvé jeté dans les poubelles de l’Histoire.Le structuralisme annonce, avec force démonstrations obscures, qu’il existerait des structures invisibles, indicibles, ineffables qui gouverneraient tout ce qui est !

Pour Marx, il n’y avait ni Noirs, ni Jaunes, ni Blancs, ni juifs, ni chrétiens, ni musulmans, ni hommes ni femmes, ni hétérosexuels ni homosexuels, mais des bourgeois exploiteurs et des prolétaires exploités.

Avec quelques-uns, Foucault incarne le structuralisme qui fournit son idéologie au nihilisme contemporain. Le structuralisme annonce, avec force démonstrations obscures, qu’il existerait des structures invisibles, indicibles, ineffables qui gouverneraient tout ce qui est! Exit l’Histoire, vive le règne des Idées pures.

Tous les structuralistes reviendront de cette expérience car elle s’est avérée philosophiquement une impasse. Mais leur vie a continué outre-Atlantique. Ils ont été traduits aux États-Unis. Or, des textes fumeux en français traduits en anglais ne gagnent jamais en clarté, il s’y joint même une dose supplémentaire d’obscurité. Ajoutons à cela les gloses de professeurs qui rendaient plus incompréhensibles encore les thèses que ces auteurs français avaient eux-mêmes déjà abandonnées depuis une dizaine d’années.

Après mai 1968, l’Histoire européenne a contribué à rendre plus caduc encore l’arsenal conceptuel marxiste: abandon du socialisme par Mitterrand en 1983, précipitation de ses alliés communistes dans cette aventure, chute du mur de Berlin en 1989, fin de l’Empire soviétique en 1991: la gauche française ne pouvait plus regarder vers Moscou pour penser – sauf à méditer sur des ruines et des décombres.

Elle a donc tourné son regard vers l’ouest et, fascinée par les campus américains, elle a demandé du contenu idéologique aux néostructuralistes qui avaient dépassé le marxisme dogmatique au profit du gauchisme culturel. De sorte que ce qui fut une mode française, le structuralisme, est redevenu à la mode en France, un demi-siècle après sa mort, sous le nom de… French Theory!Le prolétaire n’est plus l’acteur de l’Histoire, il est sommé de laisser sa place aux minorités : il ira se consoler de ce congédiement théorisé par Terra Nova chez les Le Pen.

Cette théorie française, si peu française après qu’elle fut passée par les moulinettes de la traduction et de la glose universitaire, critique, entre autres: la raison occidentale, la possibilité d’une vérité, le «phallogocentrisme» pour utiliser le concept de Derrida qui dénonce ainsi le pouvoir des discours du mâle blanc occidental, les processus démocratiques du débat et de la décision, la séparation des sexes, l’écriture de l’Histoire par les Occidentaux.

En même temps, elle adoube les marges comme des centres: les homosexuels, les transgenres, les femmes, les Noirs et les Maghrébins, les immigrés, les musulmans, mais aussi, ce sont les sujets de prédilection de Foucault, les prisonniers, les fous, les hermaphrodites, les criminels, sinon, ce sont là les héros de Deleuze, les drogués ou les schizophrènes. Dès lors, le prolétaire n’est plus l’acteur de l’Histoire, il est sommé de laisser sa place aux minorités: il ira se consoler de ce congédiement théorisé par Terra Nova chez les Le Pen.

La gauche marxiste monolithique, perdue après la mort de Marx et de son empire, a laissé place à une gauche moléculaire. La première visait l’universalisation de sa révolution ; la seconde, la généralisation du communautarisme. L’ancienne faisait peur au capital, la seconde le réjouit: en détruisant les nations, les peuples, les pays et les États, elle accélère le mouvement vers un gouvernement mondial qui sera tout, sauf de gauche. Les Gafa y travaillent déjà.

Post Scriptum, 2 d’octubre del 2020.

Pierre-André Taguieff és entrevistat avui per Le Figaro desenvolupant i actualitzant les seves reflexions sobre la ideologia del progrès: «Feux et failles du progrès, la grande désorientation à gauche».

Post Scriptum, 15 de novembre del 2021.

El bloc L’éclaireur entrevista fa cinc dies Gérard Bensussan, filòsof, “Marx et le judaïsme”:

La judéité de Marx a-t-elle quelque chose à voir avec ses idées politiques ? Son combat en faveur du prolétariat est-il le lointain écho de celui des prophètes bibliques, chantres de la justice sociale ?

Non, Marx lui-même, sauf dans le secret de son intimité que personne n’explorera jamais, ne se considérait pas comme juif à proprement parler, pas plus que Hess, surnommé « le rabbin », son compagnon et son contemporain, au même moment, lequel deviendra pourtant, des années plus tard, le promoteur avant Herzl d’un véritable sionisme politique et culturel. Ses adversaires au sein de l’Association internationale des travailleurs, en revanche, Bakounine par exemple, n’oublieront pas que Marx était « juif », tout comme beaucoup de représentants du socialisme français, Proudhon par exemple, et aussi comme plus tard les extrêmes droites antimarxistes et antisémites. En tout cas, en première approximation, massive, on ne peut pas dire que, juif, Marx en ait tiré des conséquences théoriques ou des conclusions concrètes ou que cette situation, cet état de fait, ait été une ressource de sa pensée. Qu’une certaine filiation prophétique, et même une certaine lignée rabbinique dans son cas, puisse le déterminer effectivement, de façon attestable, c’est très difficile à établir. Ou alors de manière très vague, a posteriori, un peu au sens du beau vers racinien, dans Athalie : « Je vois que l’injustice en secret vous irrite / que vous avez encore le cœur israélite. » On a affaire à un indécidable. Un « écho », comme vous le dites ? Peut-être. Une irritation profonde devant l’injustice ? Sans doute, mais masquée toutefois sous la volonté de fonder une science des modes de production. Tout ceci reste à déterminer dans sa consistance, et ce n’est pas simple. À chacun ensuite, face à pareil indécidable, de décider, d’investiguer, de suivre telle ou telle piste, telle hypothèse, Marx prophète, Marx juif, Marx antisémite, Marx inventeur des sciences sociales, etc. Au-delà de Marx, on a pu également se demander si le marxisme n’avait pas au fond constitué un mode de sécularisation du messianisme juif, de son eschatologie ? C’est une thèse qui a été défendue, et parfois de façon convaincante. S’agissant de Marx lui-même, elle ne me paraît guère tenable.

Quel regard Marx posait-il sur les Juifs de son époque ?

Je dirais d’abord : aucun regard. Franchement, la question l’intéresse peu – ce qui ne peut être considéré que comme une sorte de déni puisque c’est pour lui une affaire familiale. Marx a 6 ans quand son père Hirschel se convertit au protestantisme et fait convertir ses enfants puis sa femme, il devient Heinrich Marx. Il est loin d’être le seul, c’est toute une génération de Juifs rationalistes et libéraux, de gauche dirait-on aujourd’hui, Heine, Börne, Rahel Varnhagen, qui opte pour le « ticket d’entrée dans la civilisation », selon le mot de Heine. Les Juifs rhénans, devenus fonctionnaires sous Napoléon, doivent quitter leur emploi après la chute de l’Empire sauf s’ils se convertissent. L’indifférence de Marx est donc un peu forcée, voire suspecte, une façon pour lui de sanctionner et de confirmer le choix du père, peut-être – et qu’en tout état de cause il ne peut pas avoir oublié, ou alors pour des raisons qui relèvent de la psychanalyse, d’une psychanalyse complètement sauvage en l’occurrence : l’antisémitisme de Marx comme justification de la conversion du père et la haine de soi comme sa conséquence enfouie. Tous ces motifs détiennent certainement chacun un peu de réalité, mais ils demeurent trop sous-déterminés pour expliquer quoi que ce soit, même si descriptivement ils ne sont pas sans intérêt. En tout cas, si Marx prend position sur les Juifs, c’est dans le cadre de choix politiques d’ensemble, de perspectives générales, universelles. Il est donc favorable à l’octroi des droits civiques aux Juifs, ce qui n’est pas le cas de toute la gauche hégélienne par exemple. Ensuite, une fois devenu « marxiste », qualification qu’il refusa avec constance, le regard porté sur les Juifs, pour l’essentiel ceux qu’il croise dans le mouvement international, Lassalle en particulier, est porté par un antijudaïsme ou un antisémitisme d’époque, grossier, vulgaire, indigne – mais nullement exceptionnel, courant même. Mais bon sang ne saurait mentir… ! Sa fille Éléonore sera, elle, sensible au sort misérable du prolétariat juif de Londres. Semprun a écrit un livre que je n’ai jamais lu, mais je me souviens de son titre : « Moi, Éléonore, fille de Karl Marx, juive ! ».

Marx publie en 1843 Sur la question juive. Quelle thèse y défend-il ?

Il y défend une thèse qui n’a rien à voir avec le judaïsme ou la « question juive », encore que le prétexte, les Juifs, éclaire sous bien des aspects le texte, l’émancipation politique. Il ne faut pas se méprendre sur le titre. Il ne s’agit pas d’une intervention de Marx sur la question juive, mais d’une réponse à un texte d’un hégélien de gauche, Bruno Bauer, lequel portait justement ce titre. S’il y a une thèse centrale dans ce Sur la question juive de Marx, puisque c’est votre question, c’est que l’émancipation politique, civique, juridique n’est pas le tout de l’émancipation « humaine », comme dit Marx, parce que selon lui elle aboutit à une séparation du public et du privé, de l’homme et du citoyen par exemple. L’émancipation humaine affecterait l’essence générique de l’homme, l’émancipation politique, sortie de la Déclaration des droits de l’homme, relèverait, elle, d’une anthropologie individualiste où l’inaliénabilité des droits s’enracinerait dans la particularité, voire la condition, de chaque sujet. Je ne développe pas davantage ces points – très importants pour comprendre la position du mouvement communiste par rapport aux droits de l’homme, au formalisme juridique, à l’opposition de la liberté « formelle » et de la liberté « réelle ». Il faudrait également revenir sur Hegel, sur Feuerbach, et sur ce qu’ils préfigurent de la thèse marxienne. Je n’entre pas non plus dans la discussion sur le caractère antisémite ou non de l’ouvrage – enfin, je vais quand même en dire un mot. Alors pourquoi la « question juive » est-elle mobilisée dans ce débat ? Parce que Bauer, dans le livre portant ce titre, refuse les droits civiques aux Juifs aussi longtemps qu’ils n’ont pas renoncé à leur judaïsme, celui-ci étant incompatible avec ceux-là, et inversement, selon lui. Marx élargit le propos sans revenir sur l’antisémitisme de Bauer (qui, lui, ne fait pas de doute). Il donne même parfois dans la surenchère sur Bauer, y compris sur la question « juive » proprement dite. Il ne suffit pas que l’État s’émancipe de la religion pour que les droits soient effectifs, explique-t-il, il faut encore que la société tout entière s’émancipe de son « judaïsme », ce mot, ce syntagme devenant dans le texte de Marx le paradigme, le maître-terme de la société bourgeoise, et du capitalisme, de leur « égoïsme ». On peut lire alors un certain nombre de propos vraiment terribles sur le « judaïsme » ainsi décrypté, et en quelque sorte ramené à ce que Marx appelle son fond « profane », le besoin pratique, le « trafic », l’argent comme Dieu réel des Juifs. Que ces passages soient authentiquement antisémites ne fait pas de doute et ils seront d’ailleurs utilisés comme tels. Ce qui autorise, peut-être, qu’on prenne quelque recul, c’est que l’objet du texte n’est pas le judaïsme. Robert Misrahi qui consacra un ouvrage à cette question dans les années 1970 disait que Marx fut antisémite aussi longtemps qu’il n’était pas, ou pas encore, marxiste et qu’une fois devenu marxiste, dans sa maturité, lorsqu’il écrit en particulier Le Capital, il ne s’intéresse plus à la question, au judaïsme, aux Juifs. C’est une bonne façon de poser le problème, même si, par là, rien n’est réglé de cette douloureuse affaire.

Avez-vous une explication au fait que les Juifs furent accusés d’être tout à la fois les inventeurs du communisme et les apôtres du libéralisme ?

Je n’ai pas d’explication particulière ou bien originale. Les Juifs furent et sont encore en large part un peuple dispersé à travers le monde. Et rien de ce qui était international, comme le mouvement communiste, ou mondial, comme les transactions financières, ne leur était vraiment étranger. Par exemple, tout ce qu’on peut lire dans les Cahiers noirs de Heidegger à propos du Weltjudentum, du judaïsme mondial, relève de représentations de ce genre, assez communes, et meurtrières aussi, on dirait aujourd’hui complotistes. Ce « mondialisme », partagé par le communisme et le capitalisme internationalistes, entretient les accusations récurrentes de « cosmopolitisme », d’apatridie, d’hostilité aux intérêts des nations, et aussi de vision « abstraite » du monde et des hommes, coupés de leurs enracinements concrets, de leur sol, de leurs attachements nationaux. Mais cette vision, dominante dans les années 1930, a largement vécu. Aujourd’hui, les préjugés et les idéologies s’effectuent quasiment à fronts renversés. Ce qui me frappe, c’est le côté intempestif de toutes ces accusations, incriminations et imputations. Lorsque l’époque était aux nationalismes, aux revendications nationale-ethniques, à la défense des intérêts des groupes et des collectivités particuliers, les Juifs étaient accusés de n’avoir aucune racine et d’ourdir toutes sortes de manœuvres contre les peuples, contre les nations, les traditions, les authenticités patriotiques. Après la Seconde Guerre mondiale, la victoire sur le nazisme et sur le fascisme a emporté une vision mondiale de la liberté intégrant le tiers-monde, une défense des droits de l’homme dans leur universalité, un humanisme sans frontières – tout au moins dans les gauches occidentales. Le sionisme et l’État d’Israël sont alors apparus comme des vestiges surannés du vieux nationalisme européen. Les Juifs, Israël (mais il faut être aveugle pour ne pas voir que ça revient au même aujourd’hui) sont désormais accusés d’être militaristes, impérialistes, de promouvoir un intérêt national particulier, étroit et indifférent au sort des peuples, du peuple palestinien. Retour à la vieille imputation d’« égoïsme » brutal, de « privilège » juif en quelque sorte. Intempestivité chronique et retour éternel du même marquent ainsi le regard des peuples sur les Juifs, pour le dire sans nuances. Ils s’entrelacent à chaque fois de façon différente.

Les communistes d’aujourd’hui sont-ils « embarrassés » par la judéité de Marx ?

C’est une judéité dont ils se sont débarrassés bien vite, ce qui fut d’autant plus facile que Marx avait lui-même fait le travail. Aujourd’hui, puisque c’est la question, les communistes ou plus largement la mouvance qu’on peut appeler l’extrême gauche européenne et nord-américaine ne s’embarrassent pas beaucoup de judéité, ni de marxisme d’ailleurs, si l’on entend par là la pensée de Marx. Leur opinion et leur position paraissent établies : les Juifs sont du côté des dominants, voire des dominants parmi les dominants ; et aux classes et à leurs luttes se substituent les « races », un nouveau concept de race. Paysage plutôt désespérant…

Dans Contre tout attente (éd. Garnier, 2021), plusieurs auteurs s’intéressent au travail de Gérard Bensussan et retracent les chemins de sa réflexion philosophique. Il s’agit du manifeste d’une pensée qui se refuse à la passivité et ne peut qu’infinitiser la « faible force » de l’espoir d’un avenir autre, spectral, mélancolique.

Deixa un comentari

L'adreça electrònica no es publicarà. Els camps necessaris estan marcats amb *

Aquest lloc està protegit per reCAPTCHA i s’apliquen la política de privadesa i les condicions del servei de Google.

Us ha agradat aquest article? Compartiu-lo!