Jean Szlamowicz és lingüísta i professor a la Université de Bourgogne, avui mateix ha publicat aqueix punyent article a la Revue Politique et Parlementaire que haurien de llegir els antisionistes nostrats que monopolitzen els mitjans de comunicació, públics i privats, a Catalunya.
En 2023, l’assemblée générale des Nations Unies a produit des résolutions condamnant Israël 14 fois, le reste du monde 7 fois. Depuis 2015, les résolutions contre Israël atteignent 140, le reste du monde entier, 68. Cette singularisation d’Israël par les institutions qui font « le droit international » a tous les symptômes d’une obsession. Depuis l’agression dont Israël a été victime le 7 octobre 2023, cette obsession a gagné le monde politique européen et — singulièrement, français, par la figure de Rima Hassan — non pour être remise en cause mais pour être amplifiée.
Les partis d’extrême-gauche se sont ainsi emparé de la « cause palestinienne », l’installant péremptoirement dans la politique française et la campagne des élections européennes de 2024 qui semblent envahies par cet horizon thématique : le parlement français a même vu le drapeau palestinien être brandi dans son hémicycle par LFI.
La question du conflit judéo-arabe y est posée dans les termes de la « cause palestinienne », syntagme sloganisé et indiscuté tant il semble aller de soi. Cette évidence est le résultat d’une habituation discursive ayant établi qu’existait une injustice à laquelle mettre fin. Si le massacre perpétré le 7 octobre par le Hamas a brièvement montré le visage douteux de cette cause, il a rapidement été remplacé par une avalanche d’assertions retournant l’accusation de violence contre Israël. Nombre de députés et de responsables politiques ont joué le jeu du manichéisme et de la binarisation stratégique, sommant chacun de se positionner selon un chantage moral hyperbolique faisant peu de cas de la réalité militaire ou politique.
Nous voulons signaler ici comment le parti pris idéologique islamo-gauchiste, pour reprendre la catégorie descriptive élaborée par Pierre-André Taguieff, trouve une légitimation en construisant une série d’arguments fortement dépendants de leur mise en forme verbale. Nous recourons au concept de « mythéologie » pour désigner cet arsenal argumentatif créant une réalité alternative, volontiers moralisante, à des fins idéologiques. La dynamique des croyances est un vaste domaine d’étude qui concerne la sociologie de la connaissance et la psychologie sociale et cognitive1 et je me concentrerai plutôt sur les manifestations verbales du champ spécifique de l’antisionisme.
Dans le discours antisioniste, le déséquilibre argumentatif ciblant Israël répond à une logique de dénigrement. En effet, l’arsenal lexical servant à mettre en forme le conflit se distribue selon une axiologie positive et négative dont l’articulation se fait à l’encontre d’Israël :
L’axiologie de ce vocabulaire est consensuelle sur le plan sémantique, mais elle ne l’est pas sur le plan politique : paix est sémantiquement positif comme guerre est négatif, mais en invoquant ces valeurs philosophiques au détriment de la réalité, on élimine la possibilité des nuances et de la description proprement politique. En effet, des notions comme guerre et paix recouvrent une diversité de configurations dans le réel. En l’occurrence, malgré toutes ses connotations négatives, guerre désigne l’action d’un pays qui se défend après son agression et une absence de réplique israélienne n’aurait pas vraiment décrit un état de « paix ». C’est donc un jeu rhétorique que de solliciter la négativité de termes d’une grande élévation abstraite pour escamoter la réalité politique.
Le fondement de toute argumentation étant d’adopter les valeurs de l’interlocuteur, l’image de la cause palestinienne — pourtant écornée par le massacre du 7 octobre — a été l’objet d’un travail de mise en forme verbale reposant sur le consensus martyrologique. Le mot « génocide », évocation du mal absolu (et rappel pervers de la Shoah ainsi convoquée comme arrière-plan pathétique) a ainsi été la figure de proue d’un discours victimaire. L’intention d’annihilation d’une population qu’implique le terme est sans rapport avec l’opération militaire ciblant le Hamas, organisation armée qui elle, en revanche, annonce clairement ses intentions génocidaires anti-juives et a montré comment elle entendait les mettre en pratique. Même les propres chiffres du Hamas évoquant 35 000 victimes ne correspondent pas à un massacre massif et indiscriminé. La minutie avec laquelle Tsahal procède dans le cadre opérationnel le plus complexe de toutes les guerres contemporaines est au contraire la preuve de l’inverse d’un génocide, l’évitement des morts civils faisant intégralement partie de la doctrine d’engagement de Tsahal2.
De manière révélatrice, le ministre des affaires étrangères espagnol a dû demander aux autres membres du gouvernement de cesser l’usage du mot « génocide » de peur des conséquences juridiques obligeant l’Espagne à accueillir des réfugiés3. Cela signale bien que l’usage du mot n’a pas vocation à poser un diagnostic objectif mais ne participe qu’à la conglobation accusatoire servant à attaquer Israël. Au passage, le mot « génocide » permet de substituer l’image d’une population martyre et passive à celle du Hamas comme acteur militaire, gommant ainsi non seulement le soutien de la population gazaouie au massacre du 7 octobre4 mais sa participation (ainsi que celle de nombreux membres de l’UNRWA) et le flou entre combattants et non combattants.
Le flou factuel est entretenu par un vocabulaire misérabiliste : on parlera ainsi de « camps de réfugiés palestiniens » en Jordanie ou en Syrie, là où il s’agit de villes ou de quartiers bien établis depuis des décennies. Cela constitue un mensonge par approximation puisque la signification du mot « camp » comporte comme trait intrinsèque l’idée de son caractère éphémère. On se représente ainsi des tentes miséreuses alors qu’il s’agit de villes. De même, la notion de « réfugié » adoptée pour les Arabes de Palestine par l’UNRWA est définie de manière absolument unique sur le plan sémantique puisqu’elle décrit un statut administratif transmissible au-delà des générations, un tel « réfugié » n’ayant jamais subi de déplacement et leur nombre grandissant en permanence par le jeu de la transmission5. En comparaison avec le statut de tous les autres réfugiés dans le monde, qui bénéficie d’agences d’aides dont l’action est ponctuelle, on a souvent considéré que l’UNRWA trahissait donc sa vocation humanitaire pour, au contraire, pérenniser un problème afin de l’utiliser contre Israël. De fait, les réfugiés juifs des pays arabes, en nombre équivalent aux Arabes ayant quitté Israël en 1948, n’ont jamais reçu une telle attention6.
L’accusation de « colonialisme », malgré sa force incantatoire, est également en décalage avec toutes les définitions connues de la colonialité puisque Israël n’est la colonie d’aucune métropole extérieure et reste le foyer multimillénaire du peuple juif. En appliquant à Israël l’adjectif colonial, on sollicite évidemment les connotations négatives qu’a pris le mot dans la culture politique contemporaine et non sa dimension descriptive. De tels termes polémiques et accusatoires imposent une réalité alternative qui revient à une falsification historique complète. Israël est en effet le parangon de l’état décolonisé, celui d’un peuple retrouvant sa souveraineté suite à la présence britannique, ottomane, omeyyade, abbasside, seldjoukide, croisée, romaine… S’il y a un peuple qui a été dépossédé de sa terre pour la retrouver, c’est bien Israël. Ce hiatus entre le fait historique et l’accusation de colonialisme peut paraître paradoxal mais révèle, par cet écart même, que l’épithète colonial a essentiellement une fonction infamante et non descriptive. Il n’a d’ailleurs de sens que dans la vision du fondamentalisme islamique : une terre dar al-harb (territoire de la guerre), une fois conquise devient dar al-islam (territoire de l’islam) et ne peut être cédée7. C’est uniquement dans cette perspective qu’Israël peut être envisagée comme colonie. Ainsi, quand les manifestants hurlent « Libérez la Palestine du fleuve à la mer » — sans toujours bien savoir de quelle réalité historico-géographique il s’agit — ils parlent de la totalité d’un territoire dont il faudrait chasser les Juifs.
Le discours antisioniste adoptant le vocabulaire des droits de l’homme est, de toute évidence, un paravent verbal, simple outil de masquage d’une hostilité principielle. De fait, l’extrémisme et la violence sont du côté du jihad palestinien et l’ont toujours été : l’irrédentisme antisémite s’exprime sur 13 siècles de domination du monde musulman sur les Juifs et de vindicte coranique8. Pourtant, le dispositif discursif antisioniste fait d’Israël, goutte d’eau territoriale juive dans un océan musulman, le fauteur de trouble d’un conflit recueillant tous les épithètes du maudissement : « colonialisme », « impérialisme », « racisme », sont les mots moralement consensuels qui servent à diaboliser Israël. Cette diabolisation repose uniquement sur la répétition massive d’un arsenal lexical hyperbolique. On a vu comment le mot « génocide » est devenue l’arme écœurante dont le martellement a fini par imposer une évidence malgré sa totale disjonction du réel, les opérations militaires de Tsahal étant justement le plus ciblé possible.
Il existe donc une tension entre l’argumentation anti-israélienne dans le cadre des valeurs occidentales, adoptant le lexique et les valeurs des droits de l’homme, et la logique des intérêts non pas d’un potentiel État palestinien à émanciper mais d’entités qui prônent l’élimination d’Israël au nom du jihad. Si le réel est ainsi congédié par l’incantation, c’est que le discours antisioniste est avidement attendu comme validation d’un préjugé construit par des décennies d’obscurcissement9.
Les mythes à vocation idéologiques, que je nomme mythéologies, sont des micros-récits et des micro-argumentations, relayés sous forme sloganique pour finir par constituer des réalités alternatives qui valent comme justifications politiques. L’engagement antisioniste trouve sa source dans une série de mythéologies qui sont régulièrement activées, au fil des événements, comme motifs de condamnation préformulés.
Nous avons évoqué la mythéologie coloniale, portée par la seule notion de colonisation, qui efface l’histoire multiséculaire d’une terre juive précédant même la naissance de l’islam. En faisant démarrer les récits en 1948, ce gommage historique sert à établir le mythe de la spoliation originelle qu’aurait réalisé Israël. Ce discours correspond à la stratégie islamique de délégitimation de la présence juive. Dans le fil de ce dispositif, la volonté de faire disparaître Israël — explicite dans le discours du Hamas ou de l’Iran — c’est Israël qui est présenté comme impérialiste.
Le syntagme « solution à deux États » constitue à cet égard une redoutable illusion. D’abord, parce que cette formule présuppose qu’il existe une « solution » et qu’il suffirait de la mettre en place, comme si le conflit relevait d’une question technique que les acteurs seraient trop entêtés pour résoudre. Ensuite parce que la source du conflit est justement le refus de principe d’une solution à deux États par le camp arabe depuis 1947, ce qui a été réitéré récemment par Khaled Meschaal10 : l’objectif jihadiste est la disparition de l’entité sioniste et non le développement d’un territoire propre. Enfin, si l’on regarde les faits, la Palestine mandataire a déjà donné lieu à un partage en quatre territoires : la Jordanie, donnée par les Britanniques à la dynastie hachémite11 ; Israël ; les territoires sous contrôle de l’Autorité Palestinienne12 ; Gaza, évacué par Israël en 2005. On ne voit même pas quel serait le territoire colonisé par Israël, sinon Israël même. Qu’est-ce qui fait que Gaza et les territoires de la zone A-B ne sont pas de véritables États ? Ce sont tout simplement des territoires dont le statut politique et programmatique, dans l’esprit de ses dirigeants, est de préparer la conquête d’Israël. Au lieu de développer une vie économique propre, ils investissent donc leurs ressources financières et humaines dans la guerre de destruction qu’ils livrent de façon permanente à leur voisin et dont ils ont fait leur seule raison d’être. A ce titre, il n’existe pas de projet d’émancipation nationale palestinienne, puisqu’il pourrait être déjà réalisé sous une forme ou une autre, mais une volonté d’annihilation de l’ennemi juif.
Autre mythéologie servant à un retournement de l’agentivité historique, Israël est présenté comme agresseur alors qu’il subit des guerres d’invasion depuis 1948, des actes terroristes, des soulèvements, et même, le 7 octobre 2023, un pogrom. Le discours attribuant la violence à Israël au moyen d’un vocabulaire d’incrimination (« génocide », « crimes de guerre ») va à l’encontre non seulement de la réalité, mais même des déclarations des dirigeants du Hamas qui proclament ouvertement leur volonté de réitérer un « 7 octobre ». En attribuant à Israël l’initiative d’une violence aveugle, alors que Tsahal s’ingénie à des frappes sélectives, on masque radicalement le mode opératoire du Hamas qui se sert des infrastructures civiles pour ses opérations militaires et cherche à sacrifier ses propres civils pour en tirer un bénéfice en termes de communication et de pression diplomatique.
De même, la mythéologie de l’apartheid sert à convoquer une quintessence d’injustice, là encore, dans l’ordre de valeurs qui sont celles de l’Occident. Non seulement il n’existe pas de discrimination institutionnelle en Israël mais les musulmans, qui constituent 20% de la population, sont parfaitement intégrés, avec une représentation politique à la Knesset, l’accès à l’éducation et aucune restriction légale concernant leur statut de citoyen13. En revanche, le projet du Hamas à Gaza, comme celui de l’Autorité Palestinienne, repose sur un état islamique ne tolérant pas la présence de Juifs. C’est du reste la réalité de la majorité des théocraties musulmanes qui rejettent la diversité religieuse. Cet évident écart entre un apartheid revendiqué et un apartheid fantasmé rend évident le caractère mensonger de l’accusation de discrimination, ce qui n’empêche pas la valeur doxique de ce discours, instauré comme évidence politique à rebours des faits constatables.
Conglobation, répétitions, allusions, hyperboles, paralogismes, antanaclases, apodioxie, déni… la liste des figures argumentatives qui permettent d’inventer ce monde alternatif est sans fin14. La dynamique sloganique de l’antisionisme est le moteur puissant de ce dispositif accusatoire singularisant Israël selon une dynamique d’hyperbolisation et d’atténuation que nous avons déjà mise en lumière15 : hyperbolisation des torts et violences de l’adversaire et atténuation de celle de son camp sont des opérations discursives de légitimation relevant de la mauvaise foi.
Le dispositif discursif de post-vérité qui caractérise le post-modernisme — où le récit prend le pas sur le réel — et que j’appelle depuis longtemps mythéologie, consiste aujourd’hui à établir une accusation à partir de valeurs consensuellement honnies (« racisme », « colonialisme », « discrimination ») dont la réalité n’a pas besoin d’être démontrée. Dans ce dispositif, les formulations de l’accusation, par leur violence et leur répétition, suffisent à en établir la véracité pour qui veut y croire.
Dans le fil de sa description du contexte idéologique actuel16, le sociologue Shmuel Trigano propose de conceptualiser le dispositif idéologique qui s’exprime dans les discours antisionistes comme « palestinisme » :
« Nous assisons à une nouvelle version de la haine des Juifs que je définis comme le « palestinisme ». Le palestinisme, c’est la croyance des non-musulmans qui messianisent le peuple palestinien comme mythe pour motiver le rejet des Juifs et l’agression envers les Juifs. »17
Le palestinisme est ainsi une dérive proprement occidentale qui constitue le pendant de sa version islamique qu’est le jihad antijuif, mais envisagée dans l’ordre des valeurs politiques des droits de l’homme. C’est donc l’habillage rhétorique et contrefactuel d’une hostilité larvée, mais qui, à l’inverse du discours islamique, se défend de tout antisémitisme.
La présomption de culpabilité à l’encontre d’Israël se manifeste notamment par une construction narrative à charge que la rectification factuelle n’entame jamais. Les fausses informations, les déformations, les conditionnels présomptifs circulent ainsi dans un magma où chacun pioche les arguments renforçant ses préjugés dans un biais de confirmation presqu’ouvertement assumé. Les « vices épistémiques » rencontrent ainsi « l’ignorance volontaire »18 pour dessiner les contours d’une post-vérité qui ne semble plus déranger ceux qui s’y vautrent, tant qu’elle leur sert de justification idéologique.
Il y a de nombreux exemples de ce mouvement d’assertion fracassante et de reflux discret d’une information qui change de statut, d’abord révélation d’un scandale puis rétractation nébuleuse. Ainsi, après avoir excité l’opinion avec des chiffres dramatiques de femmes et d’enfants tués à Gaza, l’ONU dut modifier — mais sans en faire la publicité — les chiffres en les révisant à la baisse de moitié19, ramenant ainsi la proportion de victimes à un ratio parmi les plus bas concevables dans une guerre. Les médias ont également utilisé ces chiffres fournis par le Hamas visant à susciter l’émotion et à présenter une population innocente en masquant que la majorité des tués par Israël étaient des combattants. Cette opération discursive d’annonce sensationnaliste et de rétractation discrète est récurrente. C’est même un modèle de communication pour le Hamas : le mensonge, même rectifié, laisse toujours comme impact représentationnel une association négative envers Israël.
On a vu ce schéma discursif appliqué dans le cas de l’hôpital Al-Ahli Arab de Gaza, prétendument bombardé par Israël le 17 octobre 2023 qui commença par faire 471 morts et 342 blessés avant qu’il ne soit révélé que l’explosion était due à un tir palestinien raté — et que le bilan humain était fantaisiste (l’AFP l’estima même à une cinquantaine de tués)20. Mais il n’y a pas d’effet rétroactif des corrections factuelles : l’émotion anti-israélienne qui en résulte n’est pas effaçable, ni l’idée que ces morts civiles étaient imputables à Israël.
L’incendie de Rafah du 26 mai 2024, présenté également comme un bombardement délibéré de civils par Israël, fut l’occasion d’un cycle discursif similaire. Après avoir accusé par anticipation Israël de massacrer des civils, il fallut reconnaître qu’Israël avait réalisé une frappe ciblée, comme en témoigne la nature de la munition employée21, visant Yassin Rabia, commandant du « quartier-général du Hamas en Cisjordanie » et Khaled Najjar, membre de son unité. L’incendie qui en a résulté, qu’il s’agisse d’un réservoir de carburant22 ou d’un stock de munition23, n’était donc pas intentionnel. Le scandale humanitaire se dilue graduellement dans les incertitudes mais l’opinion, préparée par le modèle discursif de démonisation sensationnaliste, ne retiendra que la première information.
À côté des médias généralistes, circulent sur les réseaux sociaux quantité de vidéos montrant des scènes d’enfants palestiniens blessés, de destruction, de femmes en pleurs. L’horreur de la guerre ainsi spectacularisée et décontextualisée produit une banalisation scénographique de la violence censée être exercée par Israël et qui la constitue comme doxa. Mais on trouve aussi d’autres vidéos qui montrent les coulisses du tournage de certaines de ces scènes, avec ateliers de maquillage, preneurs de son, acteurs qui répètent, morts qui bougent dans leur linceul, blessés sur lit d’hôpital avec des faux appareils sur le nez. Sur les réseaux, on se moque de Saleh Al-Jafrawi, tantôt médecin, tantôt journaliste, qui meurt régulièrement sous les frappes israéliennes. Les photos d’horreur proviennent souvent d’autres conflits, les photos « historiques » de Palestiniens sont souvent celles d’Arméniens ou de Juifs. Tels habitants ensanglantés témoignent de la destruction de leur maison de façon récurrente (à Deir Al-Balah, la même maison de la famille Al-Attar aurait ainsi été bombardée six fois entre octobre 2023 et mai 2024…). L’intelligence artificielle fournit maintenant fréquemment des enfants palestiniens agonisant avec un nombre de doigts impressionnant. L’historien Richard Landes a nommé « Pallywood » cette industrie de la fausse information24, laquelle se déploie en toute impunité intellectuelle : on considère même parfois que cette propagande est justifiée car « c’est pour la bonne cause ».
Il faut en retenir que s’exerce ici une forme de « langage totalitaire » (selon la formule du philosophe Jean-Pierre Faye) frayant la mémorisation d’un mythe faisant d’Israël un assassin visant des civils. Ce récit, pourtant contrefactuel, correspond certes à une tactique victimaire de la part du Hamas, mais il est surtout reçu sans discernement par l’opinion antisioniste dont il alimente le discours où il figure comme preuve, alors même que chaque analyse détaillée de faits spécifiques prouve le contraire.
Inversement, la mythéologie martyrologique du peuple palestinien ne semble jamais devoir être démentie par les exactions du Hamas, la participation de la population et l’enthousiasme suscité par la guerre contre Israël. On se rappelle que le lynchage des réservistes israéliens à Ramallah en 2000 avait même suscité une interprétation accusatoire imputant la violence palestinienne à l’oppression israélienne25 la population israélienne [mais] reflét[e] parfaitement la colère et la haine des Palestiniens à l’égard d’Israël », Benny Morris, Victimes. Histoire revisitée du conflit arabo-sioniste, 2003, p. 719.]. Les explosions de violences palestiniennes sont ainsi toujours susceptibles d’un retournement appréciatif : elles prouveraient le désespoir des Palestiniens et l’intensité de l’oppression dont ils sont victimes. Par un paralogisme saisissant, toutes les manifestations de violence, de sauvagerie et d’irrédentisme palestinien sont ainsi potentiellement attribuables à Israël même.
On condamne souvent le pathos pour son irrationalité en lui opposant la raison du logos. Le 7 octobre 2023, un autre pathos, celui de l’effroi et de la compassion, du dévoilement et de l’évidence, avait fait comprendre au monde ce qu’endurait Israël. Le pathos révélateur qui fut celui du 7 octobre a vite été effacé par le pathos mensonger qui a repris ses droits : allié au discours de la falsification, le pathos de l’enrôlement s’est déployé dans les discours de l’extrême-gauche selon un plan de communication qui a atteint tout un pan de l’opinion occidentale. Il s’agissait d’ailleurs moins d’une véritable émotion face à la mort frappant des innocents — ni les Chrétiens du Niger, ni les victimes de la Guerre du Tigré, du Yemen ou du Darfour, ni les Kurdes de Turquie n’ont droit à une minute de compassion — que d’une indignation pré-mâchée, déjà structurée par un discours idéologique.
La frénésie verbale qui a déferlé dans le champ politique a pétrifié la raison par un assaut de slogans et de formules, de sommations et de pétitions de principe. Congédiant la factualité au bénéfice du chantage moral et de la mise en scène d’un humanitarisme stratégique, ce discours a consacré la post-vérité comme nouvel horizon de communication. La philosophe Claudine Tiercelin propose comme antidote de « cultiver nos vertus épistémiques et tenir l’évidence des faits pour une exigence première »26. Ce précepte éthique se dresse face à des biais cognitifs et des pressions sociales d’une force peu commune dans le champ public. La seule circulation langagière des vocables qui préconstruisent l’information et organisent l’actancialité du conflit entre Gaza et Israël selon une morale accusatoire constitue un défi formidable pour se désengluer des impressions initiales et des préjugés. Si le travail d’analyse rhétorique permet dans une certaine mesure de modéliser le mensonge, cette démarche intellectuelle doit encore affronter une autre donnée, déontologique, celle-là : l’action et le positionnement public. À cet égard, les phénomènes de meutes militantes qu’on a pu observer jusque dans les grandes écoles de la République ne sont pas rassurants.
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