Jean-Paul Fhima és un professor d’història i llibreter que manté un bloc personal a The Times of Israel, en l’edició francesa, on el proppassat 28 hi va publicar aqueix interessant article sobre Herbert Marcuse, un pensador recuperat per les tesis del wokisme i l’antisionisme:
“En mars 2004, Le Monde diplomatique publiait un entretien intitulé « Marcuse, Israël et les Juifs »[1] que le philosophe hégélien avait accordé au Jerusalem Post trente ans plus tôt, le 2 janvier 1972.
Le sous-titre de l’article « une pensée prémonitoire » laissait entendre que Herbert Marcuse, considéré comme l’un des pères de la gauche radicale, annonçait avec une lucidité quasi prophétique ce qu’il adviendrait du petit État juif face au monde arabe.
C’est en réalité la stratégie globale de la nouvelle gauche actuelle que cet entretien révèle et démontre avec clarté.
Aux origines de la nouvelle gauche radicale
Herbert Marcuse est un intellectuel juif néo-marxiste, issu de la haute société d’affaires allemande. Il a contribué avec d’autres intellectuels juifs à l’École de Francfort, un institut de recherche en sciences sociales créé en 1923. Ce groupe de travail, profondément marqué par le nazisme et son exil en Amérique, initie progressivement une nouvelle théorie critique d’inspiration révolutionnaire dont les fondements, nés d’abord dans les campus américains des années 1960, continuent d’influencer les différentes ramifications idéologiques de la gauche antisioniste.
L’envergure universitaire des philosophes, économistes, sociologues, psychanalystes, qui ont contribué – et contribuent toujours – à ce groupe pluridisciplinaire de réflexion, a fortement participé à son rayonnement : Théodore Adorno, Max Horkheimer, Erich Fromm, Walter Benjamin, Jürgen Habermas, Axel Honneth, sont tous membres de nombreuses organisations scientifiques prestigieuses en Allemagne et en Amérique.
Avec « L’homme unidimensionnel » publié en 1964[2], Marcuse exerce un impact conséquent et durable sur la jeunesse étudiante, et plus généralement sur ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le wokisme. Ce mouvement prétend, au nom de toutes les minorités, effectuer la déconstruction des hiérarchies et des inégalités, exercer sa propre loi par delà les États et les institutions, briser le tabou des injustices typiques des sociétés industrielles et développées.
Pour y parvenir, tous les moyens sont bons, y compris les pires, comme manipuler « la réalité historique ou biologique [qui] doit faire l’objet d’un révisionnisme ; déconsidérer la vérité historique qui n’est pas importante car ce qui compte c’est […] une lecture subjective et intentionnelle du passé »[3] ; user et abuser de la violence, de l’intimidation et de toute forme de coercition sociale pour arriver à ses fins.
Le grand retour de l’idéologie se désolidarise du réel dont ne demeure plus qu’une perception globale, exclusive, binaire. On y croit ou on n’y croit pas[4].
Dans [cette] logique dissidente […] héritée d’Herbert Marcuse et de l’École de Francfort, on […] accuse le dominant et son système d’un mal, et une fois qu’on l’a fait, […] on a le droit et même le devoir d’user de ces mêmes maux pour répliquer[5].
Les minorités étant par essence des victimes, les adeptes wokes appellent à un éveil des consciences pour combattre un système profondément discriminant.
Les victimes sont ontologiquement des victimes et les bourreaux ontologiquement des bourreaux[6].
L’emportement radical des nouveaux indignés doit beaucoup à la méthode d’Herbert Marcuse parfaitement illustrée dans le texte qui nous intéresse ici. Son point de vue sur Israël est un cas d’école.
Une stratégie contre Israël
Marcuse se propose, dans cet entretien, de donner son point de vue au sujet du conflit israélo-palestinien après, dit-il, avoir beaucoup rencontré, discuté et s’être documenté sur le sujet. On en doute.
Le présupposé indiscutable à ses yeux consiste à couper tout lien entre les Juifs et la Palestine[7]. « La fondation d’Israël est illégitime » expliquait déjà Marcuse en 1967 après la guerre des six jours, car elle est issue d’un accord international sur « un sol étranger » sans tenir compte de « la population locale », autrement dit arabe et autochtone.
Israël est né d’une souffrance, l’Holocauste, drame collectif de tous les Juifs qui ont vécu la discrimination et la persécution. Création expiatoire de cette souffrance, l’État juif est le résultat d’une victimisation sacralisée au sens symbolique, mais ici parfaitement détachée de ses racines religieuses et identitaires.
Cette légitimité victimaire s’annule toutefois, nous dit Marcuse, car Israël est une puissance régionale colonialiste et ségrégationniste née dans l’injustice par la conquête de terres qui ne lui appartiennent pas et de la dispersion d’un peuple de souche dont il a provoqué l’exil. Les racines bibliques et historiques d’Israël et des Juifs en Palestine sont parfaitement ignorées voire méprisées, comme si elles n’existaient pas.
Israël opprimé serait donc devenu oppresseur, crime originel du nouveau malheur juif, dont l’épicentre s’est déplacé d’Europe au Proche-Orient. En réparation d’une injustice, la création d’Israël aurait provoqué une autre injustice.
On remarquera l’exploit de faire passer les Arabes pour une minorité et Israël pour un État d’apartheid alors que, s’il y a bien des Arabes dans un pays juif, il n’y a aucun Juif dans les pays arabes.
L’inversion de victimité est destinée d’une part à culpabiliser l’État hébreu mais aussi à le soumettre à une forme de relativisme existentiel : Israël est une forteresse assiégée dont l’avenir est menacé voire impossible, s’il ne compose pas avec des voisins qu’il doit considérer non comme des ennemis, mais comme des interlocuteurs et des partenaires de paix. Israël aurait donc tout intérêt à rompre sa politique guerrière d’annexion par un dialogue constructif et un accord progressif de coexistence. Sinon, comprend-t-on en substance, l’existence et la survie même d’Israël seraient condamnées à terme. Et le monde arabe ne pourra retrouver la paix que par sa disparition pure et simple.
Ainsi, la question ontologique du devenir d’Israël dépendrait des seuls Israéliens, de leur volontarisme politique et de leurs choix propres, comme s’ils étaient uniques acteurs et responsables de tout ce qui leur arrive. Comme si vouloir la paix suffisait seul à la réaliser.
Marcuse avertit pour mieux circonscrire le danger qui s’annonce ; ses propres origines dit-on, et sa compassion à l’égard d’Israël, lui dictent cette vision des choses qu’il semble davantage asséner pour convaincre que vraiment confronter à un argumentaire contradictoire et potentiellement gênant.
Marcuse devise et fait une démonstration imparable en théorie, soucieux de s’adresser principalement aux jeunes, comme il aime le faire régulièrement, moins par goût de l’interaction que par souci de communication habile, en une circularité d’opinion qu’il inculque davantage qu’il partage, comme un gourou auprès de ses disciples. Il évoque un débat préalable dont les conclusions semblent toutes faites dès le départ, parle en faisant croire qu’il écoute, dicte son opinion au lieu de l’interroger et de la confondre.
Un procédé couramment employé qui relève moins du discernement que de l’endoctrinement. Recette éculée mais efficace qui a fait des émules auprès de ses disciples actuels.
Ce qui frappe, ce sont surtout les éléments de langage simplistes et caricaturaux qui ont cours plus que jamais aujourd’hui auprès d’un certain public friand de vérités toutes faites. On s’attendrait à moins de généralités et d’approximations, et plus de considérations pour une réalité politique, historique et sociale autrement plus complexe. Rien de tout cela ici. Le champ lexical abondamment utilisé tire ainsi les ficelles d’une pensée unique et péremptoire manipulant avec délice les clichés éculés, et les perceptions univoques et manichéennes si chères aux faux moralistes de notre époque.
Un fanatisme anti-Juif
On voit aujourd’hui les ravages de cette méthode dans les écoles et les universités françaises : inculquer une vérité non pas logique ou scientifique, factuelle ou rationnelle, mais « parfaite » au sens utopique ; faire croire que cette utopie, par un superficiel « éveil des consciences » permet d’appartenir au camp du bien et vouloir le meilleur, ce qui bien sûr ne se discute pas. L’enseignant devient militant, l’orateur devient instructeur.
Marcuse pose les jalons du mantra progressiste mondialisé qui vampirise l’intelligence politique, et excuse sans cesse toutes les condamnations : Israël existe mais doit composer avec un État qui n’existe pas ; Israël a le droit de se défendre mais sans répliquer ; Israël est toujours coupable quoiqu’il arrive. Israël est le problème, pas la solution.
Peu importe que la haine anti-juive fasse des ravages, que la bande de Gaza soit devenue un repaire de terroristes barbares, que les accords de paix successifs se soient resserrés chaque jour davantage autour du cou de chaque Juif. Dans la praxis marcusienne peu importe les approximations et les raccourcis faciles, ce qui compte c’est énoncer, avec un vocabulaire choisi, une exclusive « façon de décrire le monde et de le percevoir »[8].
Marcuse est bien marxiste quand il pense comme Marx, pourtant d’origine juive lui-même, qu’il existe un paradigme mythologique du Juif puissant de l’ombre, qui incarne le bourgeois hypocrite et malveillant. « La société bourgeoise, dit-il, engendre sans cesse le Juif »[9]. Par leur altérité revendiquée, par leur entêtement identitaire, par leur refus tactique de s’intégrer, les Juifs saboteraient la stratégie révolutionnaire permettant de changer le monde, nous dit encore Marx.
Faut-il y voir, dans le cas de Marx comme de Marcuse, une sorte de haine de soi qui fait que, parfois, les Juifs sont les pires ennemis d’eux-mêmes[10] ?
Marcuse, emporté par son imaginaire, suggère en filigrane qu’Israël, en refusant de se mêler à la population locale et en important le modèle occidental de la société héritée des Lumières, se heurte (et empêche?) la révolution panarabe unitaire et laïque. Israël est, selon lui, un État viable seulement s’il cesse d’être juif. Dans le cas contraire, l’État hébreu transformé en ghetto à ciel ouvert sera responsable de sa propre faillite. Son obstination causera sa perte.
À contrario, Marcuse, penseur néo-freudien, parle des Arabes comme d’une hypothétique et peu vraisemblable nation homogène qui lutterait pour sa libération au sens global du terme : il faut comprendre le rejet d’Israël par les Arabes comme une sorte de défensive pulsionnelle et instinctive. Cette réaction bien compréhensive, et nécessaire, traduirait selon lui un refus de la puissance totalitaire et dominatrice incarnée par le petit État (de trop) juif. « Le sionisme est un totalitarisme » dit son collègue psychanalyste Erich Fromm.
Derrière la sagesse apparente de ce discours, se cache l’invitation à manifester en toute occasion la violence sans contrainte et le fanatisme décomplexé que l’on voit fleurir aujourd’hui à Columbia ou à Sciences Po. Des hordes de jeunes gens hystériques laissent libre cours à leurs penchants animaux, tout en rugissements et postures sauvages. Dans cette hystérisation revendicative, la haine anti-juive se libère sans complexe en un slogan rassembleur que rien ne peut arrêter.
Dès lors, par incidence démographique – les réfugiés, même de père en fils, doivent pouvoir rentrer chez eux – et par primature naturelle – la Palestine a été, est et restera arabo-musulmane – il s’agit de remplacer la force guerrière par la force du droit, et de faire du dominant menaçant un dominé dissous puis disparu. « C’est la perversité de la pensée woke » qui dit aujourd’hui, « La Palestine libre, du Jourdain à la mer »[11].
On l’aura compris. De Marcuse à l’antisionisme, il n’y a qu’un pas que les militants fanatiques d’aujourd’hui, décérébrés et déculturés, franchissent allègrement avec la piété quasi mystique des croisés d’un nouvel âge[12].
La gauche marxiste radicale crée, organise et impose « une nouvelle morale païenne », destinée à des « esprits brutaux »[13].
Jürgen Habermas et Axel Honneth, utopistes marcusiens de la deuxième génération de l’École de Francfort, continuent d’œuvrer contre ce qui reste fondamentalement l’âme et la raison d’être d’Israël et des Juifs : apôtres du mondialisme, ils prônent l’émergence d’une société sans frontière et hors sol, ancrée dans une quête d’universalisme sans visage où l’individu serait en quête absolue de reconnaissance et de subjectivité. La disparition des conflits culturels, et des souffrances identitaires, assurerait à l’homme moderne l’avenir radieux d’un monde humaniste pétri de droits sans devoirs et de démocratie des « enchantés ».
En attendant, la barbarie anti-juive s’installe et s’ancre dans les habitudes. Rarement un jour sans crime ou attentat islamo-gauchiste, au nom de la justice à géométrie variable et du palestinisme armé : ici et là une tentative d’incendie volontaire contre une synagogue ; une virulence gratuite contre une kippa insupportablement voyante dans la rue ; le viol d’une petite fille parce qu’elle est juive ; l’assassinat odieux d’écoliers innocents dans leur cour d’école pour venger des criminels tombés au combat ; et des mots, beaucoup de mots de mépris, d’insulte ou de sarcasme comme « sale sioniste » qui ne choquent plus, indiffèrent même au nom du bien utopique qui, dans le monde réel, prépare l’avènement d’un mal qui s’empare encore une fois de l’Europe.
Ce n’est pas Israël, mais cette Europe suicidaire, qui sera bientôt une forteresse assiégée. De l’intérieur.
Notes
[1] « Marcuse, Israël et les Juifs, une pensée prémonitoire », Le Monde diplomatique, mars 2004, page 27.
[2] « L’homme unidimensionnel » a été publié et traduit en français en 1968.
[3] Nathalie Heinich, « Le wokisme serait-il un totalitarisme ? », Albin Michel, 2024.
[4] Dmitri Orlov, « Les cinq stades de l’effondrement : guide du survivant », Paris, éditions Le retour aux sources, 2016.
[5] Pierre Valentin, « La critique est-elle toujours constructive ? », 20 janvier 2024, France Culture.
[6] « La victimité restaure le concept de péché originel […] elle incarne le Bien – de même qu’elle incarne le Vrai », François Azouvi, « Du héros à la victime. La métamorphose du sacré », Paris, Gallimard, 2024.
[7] Peter-Rewin Jansen et Rafaelle Laudan, Le Monde diplomatique, op.cit.
[8] « Du « Grand refus » selon Herbert Marcuse », Jean-Marc Lachaud, revue Actuel Marx, 2009/1, n°45, pages 137 à 148.
[9] « À propos de la question juive » Karl Marx, 1843.
[10] Le père de Marx, Heinrich Marx, né Herschel Levi Mordechai (1777-1838), juge de la Cour Suprême, s’est converti au protestantisme en 1816. Le grand-père de Marx, Karl Heinrich Mordechai, était le rabbin de Cologne. Son beau-père était également rabbin.
[11] « Le wokisme est un opium des intellectuels […] une idéologie qui perçoit les sociétés occidentales comme étant fondamentalement régies par des structures de pouvoir, des hiérarchies de domination, des systèmes d’oppression, qui ont pour but d’inférioriser l’Autre, c’est-à-dire la figure de la minorité sous toutes ses formes (ethnique, religieuse, sexuelle…) par des moyens invisibles. Le woke, l’éveillé donc, c’est celui qui se donne pour but d’aller conscientiser les autres face à cette réalité néfaste cachée. » , Pierre Valentin, Marianne, 28 juillet 2021.
[12] À propos de Marcuse : « On pourrait croire que ses œuvres décrivent notre présent alors qu’elles ont été écrites voilà un demi-siècle et plus. […] Il prépare et annonce les dérives et excès de la cancel culture et du révisionnisme woke.» Denis Collin, Sébastien Barbara, « Comprendre Marcuse », Paris, éditions Max Milo, 2017.
[13] Stanley Ridgley, Brutal Minds : The Dark World of Left-Wing Brainwashing in Our Universities [Les esprits brutaux : Le monde obscur du lavage de cerveau par la gauche dans nos universités], Humanix Books, 2023.
Post Scriptum, 7 de setembre del 2024.
Jean-Paul Fhima publicà ahir a The Times of Israel aqueix article punyent denunciant “Le psychodrame de l’antisionisme” a França.
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