Jaume Renyer

per l'esquerra de la llibertat

26 de setembre de 2017
0 comentaris

Anotacions a Maurice-Ruben Hayoun: “L’antisémitisme de Heidegger et la mansuétude de Hannah Arendt”

En aqueix apunt reprodueixo comentaris Maurice-Ruben Hayoun  sobre un assaig d’Emmanuel Faye que encara no he pogut llegir, « Arendt et Heidegger: Extermination nazie et destruction de la pensée”», Albin Michel, 2016. Em criden l’atenció per la crítica radical que fan d’Hannah Arendt, fonamentalment per promoure l’autoculpabilització dels jueus en l’holocaust nazi i la indiferenciació entre víctimes i botxins.

L’entrevista a l’autor apareguda a Le Point el 9 de setembre de l’any passat és rellevant perquè ofereix una altra visió de la personalitat i el capteniment intel·lectual d’Arendt: “Il importe de prêter attention aux sources nazies des écrits d’Arendt”, (traduïts al castellà pel bloc “Sin permiso“). A The times of Israel, el blocaire Alexandre Gilbert publica el 16 de setembre del mateix any un breu Dialogue avec Emmanuel Faye:

Peut-on supporter, une fois encore les sous-entendus qui font de l’holocauste, une entreprise d’auto-extermination ?

Emmanuel Faye : Que l’extermination des juifs soit une forme d’auto-extermination (Selbstvernichtung), c’est précisément la thèse de Heidegger dans ses Cahiers noirs, thèse que je combats. Ce que ne fait pas Arendt, bien au contraire, notamment lorsqu’elle prétend dans Eichmann à Jérusalem que Heydrich serait « demi-juif ».

Hannah Arendt justifierait l’auto-extermination des juifs en suggérant que Heydrich serait demi-juif ?

Emmanuel Faye : Arendt ne suggère pas que Heydrich serait « demi-juif », elle l’affirme comme un fait établi. Il s’agit pourtant d’une rumeur qu’aucun historien n’a jamais confirmée et dont je rappelle dans mon livre le caractère infondé.

Rumeur véhiculée habilement par Goering. Croyez vous vraiment qu’elle justifie ainsi le concept de l’auto-extermination ?

Emmanuel Faye : Il est choquant de voir Arendt relayer une affirmation issue de règlements de comptes entre nationaux-socialistes. Sur l’auto-extermination : ce n’est pas exactement ce que je soutiens. Arendt n’est pas Heidegger. Sa thèse problématique est celle d’ « A specific jewish responsibility ».

Pardonnez-vous avec Primo Levi, à C.Rumkovski ses hauts faits de collaboration, pendant la liquidation du ghetto de Łódź, à côté de qui R.Kastner est un saint homme?

Emmanuel Faye : Les victimes seules peuvent pardonner.

Considérez-vous Arendt comme une victime qui aurait pardonné aux penseurs du Reich ?

Emmanuel Faye : Certainement pas. Arendt tend à récuser le pardon et parle de réconciliation. Voyez le début du Journal de pensée. Or, comment accepter l’idée d’une réconciliation avec un national-socialiste comme Heidegger qui, après 1945, persiste à affirmer « la vérité interne et la grandeur » du mouvement nazi ? »

Per la seva part, avui que fa 128 anys del naixement de Martin Heidegger, s’escau rellegir el filòsof jueu francès Maurice-Ruben Hayoun que va publicar el proppassat 20 d’agost aqueix article a The Times of Israel sobre la complexa relació de vida i obra entre el pensador alemany filonazi i la filòsofa jueva amb motiu de l’aparició d’un llibre de l’assagista francès Emmanuel Faye.

“Imposant par sa taille, sa documentation si sérieuse et si complète et ses analyses rigoureuses (en dépit, tout de même, d’un manque évident d’appétence pour Arendt et son œuvre), cet ouvrage d’Emmanuel Faye, paru chez Albin Michel, a au moins deux mérites majeurs : attirer l’attention sur une grand nombre de références à l’antisémitisme patent de Heidegger, avant et après la guerre, et dénoncer (c’est le terme qui s’impose au gré de l’auteur) la complicité d’Arendt dans la disculpation de son professeur et ancien amant de toute accusation concernant la contamination de sa pensée philosophique par ses idées antisémites.

Cette thèse si sérieuse et si documentée, a suscité – et ce n’est pas la première fois – de graves polémiques avec les thuriféraires de l’auteur de Sein und Zeit (1927) qui lavent Heidegger de tout soupçon d’adhésion aux thèses nazies. J’avoue qu’après lu E. Faye le crayon à la main, j’ai été ébranlé par ce qu’il faut bien nommer une duplicité du philosophe de Messkirch, lequel adaptait son propos selon l’interlocuteur ou le destinataire de telle ou autre lettre… Il y a aussi la programmation des publications posthumes, notamment les plus compromettantes, comme les différents Cahiers noirs (schwarze Hefte), dans le but évident de se soustraire à de graves critiques.

On peut, au vu de toutes ces références – notamment lorsque Heidegger semble vouloir relativiser la Shoah en la comparant à d’autres calamités ou cataclysmes naturels – discuter du degré d’antisémitisme chez Heidegger, mais on ne peut pas, en toute bonne foi, en nier l’existence. Certaines déclarations, même après-guerre, ne laissent pas d’étonner, notamment lorsque Heidegger semble vouloir relativiser la Shoah en la comparant à d’autres calamités ou cataclysmes naturels. On se défend mal de l’impression que cette attitude à l’égard des Juifs est profondément ancrée dans sa sensibilité de philosophe allemand.

On peut, au vu de toutes ces références, discuter du degré d’antisémitisme chez Heidegger, mais on ne peut pas, en toute bonne foi, en nier l’existence. Voyons, par exemple, ce passage tiré d’un cours universitaire, prononcé vers 1943/44, qui représente les juifs, déjà victimes de meurtres en masse dans les camps d’extermination, comme un principe de destruction, et qui est absolument insoutenable et indigne… Et le fils de Heidegger, Hermann, était justement soldat sur le front de l’est , en Ukraine, et avait été promu adjudant de son bataillon ; Heidegger dit lui-même savoir à quoi s’en tenir concernant ce qui se passe dans ce sinistre théâtre d’opérations (p 215)…

Voici un passage tiré des œuvres intégrales qui ne laisse place à aucun doute sur le négationnisme ontologique (Faye) de Heidegger qui juge le judaïsme dépourvu d’histoire, de terre (Heimatlosigkeit) et de racines ; dans d’autres textes il retire le caractère de mortel aux hommes, aux femmes et aux enfants assassinés dans les camps de la mort, même si son ancienne étudiante et maîtresse avait parlé en anglais de fabrique de la mort (death factory) et aussi en allemand de Fabrikation von Leichen (fabrication de cadavres) :

« Et dans ce «combat» où l’on combat sans restriction pour l’absence de but et qui ne peut être pour cette raison que la caricature du « combat», «triomphe» peut-être la plus grande absence de sol qui n’est liée à rien, qui se soumet tout (le judaïsme) pourtant, la victoire authentique, la victoire de l’histoire sur ce qui n’a pas d’histoire, ne sera remportée que là où ce qui est sans sol s’exclut soi-même, puisqu’il ne risque pas l’être, mais ne compte toujours qu’avec l’étant et pose ses calculs comme la réalité. » (p 251, note 2)

Le lecteur attentif ne se laissera distraire par ce vernis philosphico-ontologique visant à masquer les propos de l’auteur. Pour Emmanuel Faye, le philosophe juif allemand Hans Jonas qui avait fréquenté le séminaire de Heidegger avant la guerre, écrira dans ses Mémoires avec lucidité ceci : « Ce n’était pas une philosophie, mais une affaire sectaire, presque une nouvelle croyance… » (p 225). Dans un autre passage cité (p 194), Heidegger montre clairement qu’il adhère entièrement à l’idéologie nazie et au grand projet du Führer : opérer une transformation totale de l’essence de l’homme. Et Heidegger n’hésite pas à se faire l’exégète de cette transmutation qui comprend évidemment un destruction et une purification de tout élément allogène, en l’occurrence, même s’il ne le dit pas ici mais bien ailleurs, les juifs et le judaïsme, coupables d’enjuiver l’esprit germanique et les universités d’Allemagne : “Lorsque le Führer parle sans cesse de la rééducation en vue de la vision du monde national-socialiste, cela ne signifie pas : inculquer n’importe quel slogan, mais produire une transformation totale, un projet mondial, sur le fondement duquel il éduque le peuple tout entier. Le national-socialisme n’est pas n’importe quelle doctrine, mais la transformation fondamentale du monde allemand, et comme nous le croyons, du monde européen… » (pp 194-195)

La lecture de ce commentaire nous stupéfie : un grand philosophe de renommée internationale, auteur de Sein und Zeit et d’une multitude d’autres écrits, moins connus mais tout aussi importants, se fait l’interprète d’une pensée totalitaire, du projet d’un dictateur sanguinaire, sans la moindre réserve, sans la moindre distance. Car cette sinistre transformation poursuivie par Hitler et son régime comme l’objectif de tout le IIIe Reich n’était autre que l’anéantissement de millions d’êtres humains. Cette idée de Vernichtung est récurrente sous la plume de ce philosophe aux yeux duquel, c’est l’essence allemande, la germanité pure de toute influence extérieure et notamment juive, qui brandira l’étendard d’une humanité nouvelle. E. Faye a relevé avec grande pertinence la dilection de Heidegger pour des termes comme détermination, décision, anéantissement, etc… On admettra sans peine que de tels termes ne figurent que très rarement dans la lexie des philosophes qui affectionnent plutôt l’analyse, le commentaire, la dialectique, le raisonnement, la recherche du vrai, etc…

On ne peut plus dire que la philosophie politique de cet homme est hermétiquement séparée de sa spéculation philosophique. En reprenant à son compte, sans la moindre hésitation, le programme politique du nazisme (Heidegger acquittera sa cotisation au parti jusqu’en 1945 !), ce philosophe s’est lui-même gravement dévoyé. Pourtant, bien des juifs ont contribué à sa célébrité, à commencer par son maître Edmund Husserl, d’origine juive, qui en fit son successeur à la chaire de philosophie de l’université de Fribourg et dont il confiera dans une lettre à un correspondait que « Husserl n’a jamais été un philosophe, pas même un seul jour de sa vie… ». Curieux jugement sur l’une des figures les plus marquantes de la phénoménologie.

Ce qui constitue le second volet de ce livre d’Emmanuel Faye n’est autre qu’une présentation très critique du rôle pernicieux joué par Arendt dans ce sauvetage de Heidegger avec lequel elle entretint dans sa jeunesse les relations que l’on sait. A ce sujet, Faye cite un extrait d’une recension critique des Origines du totalitarisme par Raymond Aron (p 160) ; le recenseur reproche à Arendt de s’être laissée fasciner (ou séduire) par les personnalités monstrueuses et les idées barbares qu’elle expose :

On finit par voir le monde tel que les totalitaires le présentent… Je ne suis pas sûr que Madame Arendt ne soit pas quelque peu fascinée par les monstres qu’elle emprunte au réel mais que son imagination logicienne, à certains égards comparable à celle des idéologues qu’elle dénonce, amène à leur point de perfection…

Et si cette déclaration d’une lucidité visionnaire d’Aron disait la vérité sur l’intention profonde de l’auteur qu’il recense de manière très critique ? Ce serait un principe explicatif suffisant pour décrypter l’étrange mansuétude dont elle fait preuve à l’égard d’un homme avec lequel elle partagea tant de choses.

Il y eut le livre de Weinreich sur les Professeurs d’Hitler qu’elle eut entre les mains mais ici aussi le cas Heidegger est à peine évoqué dans une note alors que tant le Discours de rectorat que les différents Cahiers noirs commandent de ramener l’auteur de Sein und Zeit dans le creuset de la critique.

Dans ce contexte il faut rappeler que Arendt a maintes fois tissé un lien douteux entre les tortionnaires et leurs victimes dans les camps. Elle plaide aussi pour une ambiguïté, une équivocité qui aurait régné dans ces camps.

Elle insinue aussi que les Kapos, presque tous juifs, ont contribué à la liquidation de leur propre peuple et qu’au fond, dans de telles circonstances, on ne saurait distinguer nettement entre ceux qui agissaient bien et ceux qui se comportaient mal. C’est peut-être à cela que Heidegger fait allusion quand il parle d’auto-extermination.

Qu’il me soit permis de rappeler ici un échange vigoureux entre juifs en 1912 dans une revue pangermanique intitulée Kunstwart.

Résultat de recherche d’images pour « Kunstwart. »

Un jeune Juif, Moritz Goldstein, avait, peu avant son mariage (sic) publié un texte très critique sur les édiles juifs d’Allemagne qui se refusaient à regarder la réalité en face : les Allemands ne portent pas leurs compatriotes juifs dans leur cœur et leur reprochent de gérer un patrimoine culturel qui n’est pas du tout le leur. Ce débat, pourtant crucial, n’a jamais vraiment retenu l’attention, ni à l’époque ni par la recherche historique subséquente.

Moins de deux décennies plus tard, on sent l’acuité de ce débat chez Heidegger qui déplore clairement l’enjuivement de l’esprit allemand. Il désigne bien les juifs comme la source de tous les maux qui s’abattent sur ce pays germanique qu’est l’Allemagne, une Allemagne promise au meilleur avenir après s’être débarrassée de l’influence jugée néfaste des enfants d’Israël.

Heidegger parle aussi d’une curieuse déracification provoquée par les Juifs qui séduisent des femmes allemandes et engendrent des enfants portant atteinte à la pureté de la population germanique.

C’est un point assez curieux de la part d’un homme dont la plupart des aventures extra conjugales impliquaient des femmes… juives et qui, de l’aveu même de sa femme Elfride, n’était pas le vrai géniteur de son second fils…

En fait, Heidegger justifie et légitime la lutte d’un peuple dont l’essence même, la substance propre, est menacée par d’autres ; il a donc le droit d’anéantir les éléments qui le menacent au point de le dénaturer (p 249). Nous n’irons pas jusqu’à dire que Heidegger est l’inspirateur de la solution finale mais son expression si évidente en a puissamment renforcé l’éventualité.

Même après la guerre, Heidegger n’a jamais pris ses distances avec certaines de ses déclarations passées, du temps où les armées du IIIe Reich allaient de victoire en victoire. Quand il fait une distinction si peu humaniste entre ceux qui meurent (sterben) et ceux qui disparaissent (verenden), quand il affirme que certains hommes ont une histoire et d’autres pas, quand il ajoute que les juifs n’ont pas racines, pas de territoire, ni rien qui leur permette de servir l’être…

A ce sujet, Faye est fondé à dénoncer ce qu’il nomme un négationnisme ontologique (p 203) ; curieusement, l’auteur de Sein und Zeit ne parle jamais de sous-homme, ni de race inférieure mais se sert de termes qui connotent ces idées là sans jamais les nommer expressis verbis.

On sait que les Alliés ont, sur proposition du professeur Karl Jaspers frappé Heidegger d’un interdit d’enseignement mais pas de publication. Or, en 1946, Arendt échangea avec ce même Jaspers des lettres portant sur les mesures exécutées par Heidegger en tant que recteur nazi de l’université. Conformément aux lois raciales du Reich, aucun juif ne pouvait plus détenir de chaire de professeur ni fréquenter les institutions telles que les bibliothèques.

La mesure frappa donc le professeur Husserl, lui-même juif converti au protestantisme, qui se vit interdire l’accès à la bibliothèque de l’université où il avait enseigné durant tant d’années. Voici ce qui dira Arendt, très clairement pour une fois, au sujet de son ancien amant :

Comme je sais que cette lettre et cette signature l’ont (Husserl) quasiment assassiné, je ne puis m’empêcher de tenir Heidegger pour un meurtrier potentiel… (p301)

Interdire en tant que recteur, muni du brassard nazi, l’accès à la bibliothèque à un vieux maître, le vôtre, en dit long sur la nature profonde d’un ancien disciple…

Mais ce n’est pas tout, Heidegger n’aurait pas même hésité, dit-on, à faire des offres de service aux occupants français de son pays ; il aurait proposé, dans une lettre adressée vraisemblablement au professeur Emile Bréhier de la Sorbonne, de prendre en charge la rééducation du peuple allemand… Quand on pense qu’il faisait jadis le thuriféraire de son Führer, on n’a plus d’illusion sur le caractère de ce personnage : grand philosophe mais petit homme.

C’est ce que fait Arendt pour disculper son ancien mentor qu’elle présente ironiquement comme un opportuniste, ignorant tout des faits politiques. Pour renforcer ce point de vue, elle met en vis-à-vis sa profession de foi envers Adolf Hitler de 1933 et son offre de service qui équivalait à une rééducation du peuple allemand qu’il avait lui-même aidé à se fourvoyer, à se nazifier.”

Post Scriptum, 6 de novembre del 2017.

El proppassat 1 d’aqueix mes, François Rastier, investigador del CNRS francès, va publicar al digital The Conversation un punyent article, “Heidegger, théoricien et acteur de l’exterminiation des juifs ?“.

Post Scriptum, 17 de novembre del 2021.

Avishag Zafrani ha escrit l’escrit “Arendt, une énigme”, a la revista “K. Les Juifs, l’Europe, le XXIè Siècle”: Hannah Arendt est une des figures intellectuelles majeures du XXe siècle. Vient de paraître un volume des prestigieux Cahiers de l’Herne consacré à Arendt, riche de nombreux textes inédits et qui nous invite à découvrir de nouvelles facettes de Hannah Arendt théoricienne de la politique, penseur engagé de son temps, et intellectuelle juive. Avishag Zafrani, pour K et Akadem, s’est entretenue avec les philosophes Martine Leibovici et Aurore Mréjen qui ont dirigé cette publication. Il y est notamment question des liens d’Arendt avec Heidegger, des réflexions d’Arendt sur l’antisémitisme politique, de son rapport au sionisme, et de la responsabilité devant la Shoah.

« Hannah était une juive consciente, mais ignorant tout du judaïsme, ce qu’on appelle donc une am-ha-arez. Mais elle était aussi une Trotzjüdin, une juive combative[1]. »

Née en 1906 à Hanovre dans une famille juive, Hannah Arendt fait partie des figures intellectuelles les plus célèbres du XXe siècle. Et dans une certaine mesure, l’importance de sa parole publique contraste avec le retrait dans la solitude propre à la vie contemplative philosophique, telle qu’elle-même la définissait. La figure d’Arendt oscille ainsi entre le public et le privé, entre l’engagement politique par la parole qui s’insère dans un récit commun et la suspension de la vie collective, nécessaire pour s’adonner à l’introspection et pour y trouver des certitudes isolées et souvent « impuissantes ». Dans les termes d’Arendt : vérité pure (philosophique) et politique s’excluent. De sorte qu’elle disait d’elle-même qu’elle n’était pas une philosophe mais une théoricienne du pouvoir.

L’entrée en politique d’Arendt est le fruit d’une contrainte spécifique, qui la fit passer de citoyenne à un potentiel « ennemi objectif ». C’est là une des spécificités du totalitarisme que de définir des ennemis objectifs, dont l’existence même est incompatible avec le régime. Son ami Hans Jonas écrit ainsi qu’ « elle fut amenée – par l’influence de son mari Gunther Stern également – à redécouvrir le politique sous la contrainte du phénomène hitlérien. C’est seulement lorsque la réalité fit brutalement irruption dans cette existence située à l’écart, au sein d’une atmosphère philosophique bien propre, que s’ouvrit à elle la sphère politique »[2]. Mais notons également, que la conscience de l’antisémitisme ambiant dans l’Allemagne de sa jeunesse et une interrogation sur le processus d’émancipation des juifs depuis le siècle des Lumières l’auront préalablement conduite à interroger le processus d’assimilation avant de chercher les raisons de l’impuissance des juifs devant le désastre qui s’annonce. Ainsi, dans un premier temps, elle participera au mouvement de l’Alyah des jeunes qui s’occupait de sauver des enfants et adolescents juifs en les transférant en Palestine. Elle formulera cependant quelques années plus tard une critique radicale du sionisme pour lequel elle s’était initialement enthousiasmée.

Une juive certes « consciente » pour reprendre la formule de Jonas, mais par ailleurs avec le sens aigu d’une nécessité de suspendre cet état de fait pour atteindre une impartialité, comme si la part juive devait empêcher une objective considération des rapports de force, des intérêts. C’est à propos de Kafka qu’Arendt formule la position qu’elle désire prendre elle-même : « Il a trouvé le lieu dans le temps qui est suffisamment éloigné du passé et du futur pour offrir à ‘l’arbitre’ une position à partir de laquelle juger les forces en lutte d’un œil impartial »[3]. De sorte que la trajectoire d’Arendt sera aussi celle d’une juive solitaire qui voudra penser la situation des juifs avec distance, impartialité, parfois avec une froideur qui confine à un détachement que beaucoup de voix juives, y compris parmi ses amis, estimaient coupable, mais qu’elle considérait comme le prix à payer pour parvenir à un jugement lucide. Cependant, la liberté ainsi acquise et la parole publique « désindividualisée »[4] qui en procède ne sont pas sans risque. Le mot juste proféré au moment opportun est de l’action, dit Arendt dans une célèbre formule à la tonalité aristotélicienne. Au sujet du procès Eichmann, de la responsabilité des conseils juifs, au sujet du jeune État juif aussi, il n’est pas certain qu’Arendt parvint au bon tempo. Dans une lettre à Arthur Hertzberg[5], elle admit finalement, au sujet des Judenräte, qu’elle manquait de matériau, que les questions demeuraient ouvertes. De même, sa rupture avec le sionisme scellée dans son article de 1944 Zionism reconsidered semble à plusieurs reprises atténuée par la suite comme on le lit dans sa correspondance avec Yehuda Magnes[6]. À la faveur de correspondances d’Arendt, inédites, on lit une vie personnelle, d’échanges dialogiques, qui viennent répondre en partie à nos interrogations, compléter une dimension privée et intime qui éclaire autrement la parole publique.

Arendt, « juive combative », pensait-elle sa judéité comme étant sa singularité, hors donc d’une appartenance collective ? Si tel était le cas, nous devrions alors admettre avec Scholem un manque d’amour du peuple (ahavat Israël). Or, Un jour d’échange avec Hans Jonas, inquiète de la survie de l’État d’Israël, elle affirme qu’en dépit des pires choses qui pouvaient arriver à ce jeune État, même son anéantissement, le peuple juif ne disparaitra pas, car « tout de même, un peuple avec une telle mémoire »[7]. La dimension politique, combative, dont se coloriait la condition juive Arendt a peut-être recouvert la part intime de ses liens de parenté ou de communauté qu’elle semblait éprouver et confessait rarement. Mais n’est-ce pas le propre de la condition juive moderne ?

Post Scriptum, 2 de maig del 2023.

El proppassat 19 d’abril Maurie-Ruben Hayoun publicava al seu bloc a The Times of Israel aqueixa ressenya de l’assaig de Michel Dreyfus, “Hannah Arendt et la question juive“. Avui, Le Figaro entrevista l’autor: Dans son dernier essai, l’historien et chercheur émérite Michel Dreyfus dresse une analyse saisissante de la notion d’antisémitisme chez Hannah Arendt. Le mépris pour la science historique qu’elle hérite d’Heidegger nuit à ses analyses sur le judaïsme en Europe.

Deixa un comentari

L'adreça electrònica no es publicarà. Els camps necessaris estan marcats amb *

Aquest lloc està protegit per reCAPTCHA i s’apliquen la política de privadesa i les condicions del servei de Google.

Us ha agradat aquest article? Compartiu-lo!