22 de juny de 2010
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Bonjour tristesse!

Record, passió, malenconia, desig, sacrifici, desolació, cansament, bellesa, calma, serenitat, lluita, carnatge, rencor, facilitat, prohibició, desfici, humiliació, llàgrimes, suplici, malaltia, revelació carícia, reny, dolcesa, ensomnis, rapinyada, cruor, vertigen, escriptures, celebritat, plagi, estudi, sospir, por, vetlla, inutilitat, fondària, epidermis, masturbació, ensurt, claror, refugi, encesa, clariana, esclavatge, solitud, sí, sobretot la solitud d’un adolescent que volia fer de la vida art, allà, a Manacor, els anys seixanta del segle passat, amarat de nostàlgia de futur.
Per a Saramago, in memoriam,  que vaig conèixer a la Universitat de les Illes Balears fa quinze anys i em va caure bé. No l’he llegit. El seu discurs a Estocolm és impressionant.

Discours de José
Saramago devant l’Académie royale de Suède à l’occasion de son
Prix
Nobel. (Déclaration du lundi 7/12/98).

        
L’homme le plus savant que j’ai connu dans toute ma vie ne
savait ni
lire ni écrire. A quatre heures du matin, quand l’annonce d’un
nouveau jour s’entendait encore des terres de France, il
quittait sa
couche et partait aux champs. Il emmenait avec lui une
demi-douzaine
de porcs dont le produit de l’élevage servait à nourrir sa
femme et
lui-même. Ainsi vivaient de ce peu de choses mes grands
parents
maternels : De l’élevage de cochons qui, après le sevrage
étaient
vendus aux voisins du village. Azinhaga, c’est le nom du
village dans
la province de Ribatejo. Mes grands-parents s’appelaient
Jerónimo
Melrinho et Josefa Caixinha. Ils étaient analphabètes l’un et
l’autre. L’hiver, quand le froid de la nuit était si intense
que
l’eau gelait dans les jarres, ils allaient chercher les
cochonnets les
plus faibles et les mettaient dans leur lit. Sous les
couvertures
grossières, la chaleur des humains protégeait les animaux du
gel et
les enlevait à une mort assurée. Ils étaient de bonnes
personnes
mais leur action, en cette occasion, n’était pas dictée par la
compassion : Sans sentimentalisme ni réthorique, ils
agissaient pour
maintenir leur gagne-pain avec le comportement naturel de
celui qui,
pour survivre, n’a pas appris à penser plus loin que
l’indispensable.
Souvent j’ai aidé mon grand-père dans son travail de berger,
je
creusais la terre de la ferme, je sciais le bois pour la
cheminée,
j’ai fait tourner tant de fois la roue qui amenait l’eau du
puits
communautaire. Eau que bien des fois j’ai transportée sur les
épaules
en cachette des hommes qui gardaient les surfaces cultivées.
Avec ma
grand-mère, au crépuscule, je me souviens d’être allé glaner
la
paille qui servait ensuite de litière au troupeau. Et parfois,
après
le dîner, lors des nuits chaudes de l’été, mon Grand-Pére
disait :
” José, aujourd’hui nous allons dormir tous les deux sous le
figuier, ” Il y avait trois figuiers mais sans doute parce que
l’un d’entre eux était plus grand et plus ancien, tout le
monde
savait dans la maison où était le figuier. Plus ou moins par
antonomase, mot érudit dont je n’ai appris la signification
que
plusieurs années après.

Dans la
paix de
la nuit, entre les branches des arbres, m’apparaissait une
étoile
puis lentement, elle se cachait derrière une feuille. Alors,
regardant dans une autre direction comme un fleuve qui coule
vers la
voute concave surgissait l’opale clarté de la voie lactée, le
chemin
de Santiago comme on l’appelait encore dans le village. Tandis
que le
sommeil tardait à venir, la nuit se peuplait des histoires que
me
racontait mon Grand-Père : Légendes, apparitions, étonnements,
épisodes
bizarres, morts passées, bagarres de pierres et de bâton, mots
d’antan ; une infatigable rumeur qui me maintenait éveillé
tout en
m’étourdissant doucement. Je n’ai jamais pu savoir s’il se
taisait en
s’apercevant que je m’étais endormi ou s’il continuait à
parler afin
d’éviter mon éternelle question lors des pauses les plus
longues :
” Et après ? “. Peut-être répétait-il les histoires pour
lui-même afin de ne pas les oublier ou pour les enrichir de
péripéties
nouvelles. À cette époque, en ce temps de nous tous, faut-il
préciser
que je voyais mon Grand-Père Jerónimo comme un puits de
sciences.

Quand à
la
première lumière du jour le chant des oiseaux me réveillait,
il était
déjà parti pour les champs avec ses animaux en prenant soin de
me
laisser dormir. Alors je me levais, pliais la couverture, et
pieds nus
(c’est ainsi que je suis allé jusqu’à l’âge de 14 ans), de la
paille encore dans mes cheveux, j’allais des parties cultivées
à la
porcherie près de la maison. Ma Grand-Mère, levée avant mon
Grand-Père,
posait devant moi un grand bol de café avec des tranches de
pain et
me demandait si j’avais bien dormi. Si je lui parlais de
quelque
mauvais rêve lié aux histoires de Grand-Père, elle me
rassurait
toujours : ” Les rêves n’ont pas de consistance. ” Et je
pensais alors que ma Grand-Mère malgré tout son savoir ”
n’arrivait pas à la cheville ” de mon Grand-Père qui, couché
sous le figuier, près de son petit-fils José, était capable de
mettre l’Univers en mouvement avec seulement deux mots. Bien
plus
tard, alors que mon Grand-Père avait quitté ce monde et que
j’étais
moi-même un homme, j’ai compris que ma Grand-Mère aussi
croyait aux
rêves. C’est la seule interprétation que je donne à cet
instant où
elle était assise, une nuit, à la porte de la pauvre maison où
elle
vivait seule ; elle regardait, au-dessus d’elle, les étoiles
grandes
et petites et elle a dit : Le monde est si beau, j’ai tant de
peine à
l’idée de mourir. Elle n’a pas dit qu’elle avait peur de
mourir mais
qu’elle en avait de la peine. Comme si cette vie dure de
travail qui
avait été la sienne, en ce moment de presque fin, recevait la
grâce
d’une suprême salutation, la consolation de la beauté révélée.
Elle était assise à la porte d’une maison comme il n’en existe
nulle
part ailleurs car dans cette maison avaient vécu des gens
capables de
dormir avec des cochons comme s’il s’agissait de leurs propres
enfants. Des gens qui étaient tristes à l’idée de mourir parce
que
le monde était beau. Des gens comme mon Grand-Père Jerónimo
qui,
sentant venir sa fin, est allé salué chaque arbre de sa ferme.
Un à
un, il les a entourés de ses bras en pleurant à l’idée de ne
plus
les revoir.

Plusieurs
années
après, alors que j’écrivais pour la première fois à propos de
mon
Grand-Père Jerónimo et de ma Grand-Mère Josefa, (J’ai oublié
de
signaler qu’aux dires de ceux qui l’avaient connue jeune
fille, elle
était d’une rare beauté) j’ai eu conscience du fait que
j’étais en
train de transformer les personnes communes qu’elles avaient
été en
personnages littéraires. Que c’était probablement la manière
de ne
pas les oublier en les décrivant et en faisant leur portrait
d’un
crayon qui change avec les souvenirs, colorant et illuminant
la
monotonie d’un quotidien terne et sans horizon comme quelqu’un
qui
recrée sur la carte instable de la mémoire l’irréalité
surnaturelle du pays dans lequel il a décidé de passer sa vie.

C’est
dans le même
esprit qu’après avoir évoqué l’énigmatique et fascinante
figure
d’un arrière-grand-père Berbère, j’en étais venu à décrire en
ces termes un vieux portrait (de plus de 80 ans aujourd’hui)
de mes
parents : – ” Ils sont tous deux debout, beaux et jeunes face
au
photographe. Ils ont une figure solennelle et grave peut-être
par
crainte de l’appareil qui va fixer l’image de l’un et de
l’autre.
Image qu’ils ne retrouveront jamais car demain sera
implacablement un
autre jour. “- Et je terminais ainsi : -” Un jour, il faudra
que je raconte ces choses qui n’ont d’importance que pour moi,
un
aieul berbére venu d’Afrique du Nord, un autre berger de
cochons, une
belle et merveilleuse Grand-Mère, des parents beaux et
sérieux, une
fleur dans un portrait. Quelle autre génealogie pouvais-je
souhaiter
? Dans quel meilleur arbre puis-je me situer ? ” J’ai écrit
ces
mots il y a presque trente ans, sans autre intention que celle
de
reconstituer et enregistrer des instants de la vie des
personnes qui
m’ont créé, en pensant que rien de plus n’était nécessaire
pour
expliquer d’où je viens, de quels matériaux est fait l’être
que
j’ai commencé à être et que je suis peu à peu devenu.
Finalement,
je m’étais trompé, la biologie ne détermine pas tout. Quant à
la génétique
ses chemins auront été fort mystérieux pour avoir fait un si
grand
tour. De mon arbre généalogique (Pardonnez-moi de le nommer
ainsi étant
donné le peu de substance de sa sève) il manquait quelques
branches
que le temps et les rencontres de la vie font naître du tronc
central. Il lui manquait également quelqu’un qui aiderait ses
racines
à pénétrer les couches les plus profondes de la terre,
quelqu’un
qui relève la consistance et la saveur de ses fruits,
quelqu’un qui
donne de la force à sa cîme afin d’en faire un abri pour les
oiseaux
migrateurs, un soutien pour leurs nids. En peignant mes
parents et
grands-parents avec l’encre de la littérature, je faisais des
personnes simples de chair et d’os qu’ils avaient été des
personnages à nouveau et d’une autre manière constructeurs de
ma
vie. Je traçais, sans le comprendre le chemin par où les
personnages
que je venais d’inventer, les autres, les littéraires,
allaient me
fabriquer et m’amener les matériaux et les outils pour le bon
et le
moins bon, dans le suffisant et l’insuffisant, les gains et
les
pertes, l’excès et le manque, qui feraient de moi la personne
en
laquelle je me reconnais aujourd’hui : Créateur de ces
personnages
mais aussi créature d’eux. Dans un certain sens, on peut même
dire
que lettre après lettre, mot après mot, page après page, livre
après
livre, j’en suis venu successivement à implanter dans l’homme
que j’étais
les personnages que j’ai créés.

Je crois
que
sans eux, je ne serais pas la personne que je suis
aujourd’hui, peut-être
que sans eux ma vie n’aurait pas été plus qu’une esquisse
imprécise,
une promesse comme tant d’autres promesses qui ne dépassent
pas ce
stade, finalement l’existence de quelqu’un qui aurait pu avoir
été
et qui n est pas arrivé à être.

Maintenant
je
vois avec clarté qui ont été les maîtres de ma vie, ceux qui
le
plus intensément m’ont enseigné la dure tâche de vivre, ces
dizaines de personnages de roman et de théatre qui défilent en
ce
moment devant mes yeux. Ces hommes et ces femmes faits de
papier et
d’encre, ces gens que je croyais guider à ma convenance de
narrateur,
obéissant à ma volonté d’auteur comme des pantins articulés
dont
l’action ne pouvait avoir sur moi plus d’effet que la tension
des fils
qui les faisait se mouvoir. De ces maîtres, le premier fut
sans doute
un médiocre peintre de portraits que j’ai désigné seulement
par la
lettre H., protagoniste d’une histoire dont je crois
raisonnable de
dire qu’elle est doublement initiatique (pour lui mais aussi,
d’une
certaine façon, pour l’auteur du livre). L’histoire s’intitule

Manuel de peinture et de Caligraphie “, elle m’a enseigné
l’honnêteté
élémentaire de reconnaître et respecter sans ressentiment ni
frustration mes propres limites. N’ayant ni le pouvoir ni
l’ambition
d’aller au-delà de mon petit terrain de culture, il me restait
la
possibilité de creuser, d’approfondir en direction des racines
; les
miennes et celles du monde si vous me permettez une ambition
aussi démesurée.
Évidemment, il ne m’appartient pas d’évaluer le résultat des
efforts fournis mais il me semble patent aujourd’hui que tout
mon
travail passé et à venir obéit à ce dessein, à ce principe.
Vinrent ensuite les hommes et les femmes d’Alentejo, cette
fraternité
des damnés de la terre à laquelle ont appartenu mes
grands-parents
Jerónimo et Josefa. Des paysans rudes contraints à louer la
force de
leurs bras en échange d’un salaire et de conditions de travail
tout
simplement infâmes, recevant moins que rien pour une vie que
les
hommes cultivés et civilisés que nous chérissons d’être aiment
à
appeler selon les occasions, précieuse, sacrée ou sublime. Les
gens
du peuple que j’ai connus étaient trompés par une église
complice
du pouvoir d’État et des seigneurs latifundistes, constamment
surveillés par la police, des gens tant et tant de fois
victimes
d’une fausse justice. Trois générations de paysans, ceux du
Temps
Mauvais qui va du début du siècle à la Révolution d’Avril 1974
qui
a terrassé la dictature, passent dans ce roman que j’ai
intitulé
” Redressé du sol ” (Levantado do chão). C’est avec de
tels hommes et femmes qui se sont remis debout, des personnes
vraies
avant de devenir personnages de fiction, que j’ai appris à
être
patient, à me confier et à me rendre au temps, ce temps qui
nous
construit et nous détruit pour, à nouveau nous construire et
encore
nous détruire. Je ne suis pas certain d’avoir assimilé de
manière
satisfaisante ce que la dure expérience a transformé en vertu
chez
ces femmes et ces hommes : Une attitude naturellement stoique
face à
la vie. Toutefois, si l’on tient compte que la leçon reçue il y
a
plus de vingt ans demeure intacte dans ma mémoire, que tous
les jours
je la sens présente avec insistance dans mon esprit, je n’ai
pas
perdu jusqu’à ce jour l’espérance d’en arriver à un peu de la
grandeur des exemples de dignité auxquels j’ai assisté dans
l’immensité des plaine d’Alentejo. Le temps le dira.

Quelles
autres
leçons pouvais-je recevoir d’un Portugais du XVIe siècle qui a
composé les ” Vers ” (Rimas) et les gloires, les naufrages
et les désenchantements patriotiques des ” Lusiades ” (Os
Lusíadas). Celui qui fut le génie poétique absolu, le plus
grand de
notre littérature, n’en déplaise à Fernand Pessoa qui
s’autoproclama le super-Camões de ladite littérature. Aucune
leçon
à ma mesure, aucune leçon que je sois capable d’apprendre ne
vaut la
plus simple qui puisse m’être offerte par l’homme Luis Vaz de
Camões
dans sa profonde humanité. Par exemple l’humilité d’un auteur
qui va
frappant à toutes les portes en cherchant celui qui voudra
bien
publier le livre qu’il a écrit, souffrant pour cela du mépris
des
ignorants de sang et de caste, de l’indifférence dédaigneuse
d’un
roi et de son puissant entourage, souffrant la moquerie que
depuis
toujours le monde nourrit à l’égard des poètes, des
visionnaires et
des fous.

Au moins
une
fois dans leur vie tous les auteurs ont été ou devront être
Luis de
Camões même s’ils n’écrivent pas les douces rondeurs de ”
Au-dessus des Fleuves ” (Sôbolos Rios). Entre la noblesse de
cour et les censeurs du Saint Office, entre les amours d’antan
et les
désillusions d’une vieillesse prématurée, entre la douleur
d’écrire
et la joie d’avoir écrit, c’est cet homme malade qui revint
pauvre de
l’Inde quand beaucoup n’y allaient que pour s’enrichir, ce
soldat
borgne et blessé dans son âme, c’est ce séducteur sans fortune
qui
ne perturberait plus les sens des dames du palais, que j’ai
fait
revivre sur scène dans la pièce ” Que ferai-je de ce livre ?
” (Que farei com este livro ?). Pièce dans laquelle en écho
final se pose une autre question, la vraie, celle dont nous ne
saurons
jamais si elle aura une réponse complète : Que feras-tu de ce
livre
? Humilité orgueilleuse que de prendre sous son bras un chef
d’oeuvre
et de se voir injustement abandonné par le monde. Humilité
orgueilleuse aussi et obstinée que celle qui consiste à
s’interroger
sur ce qui sera fait demain des livres que nous écrivons
aujourd’hui,
puis immédiatement douter de la durée (jusqu’à quand ?) des
raisons
tranquillisatrices qui, au gré du hasard nous sont données ou
que
nous nous donnons nous-mêmes. Personne ne se trompe plus que
quand il
accepte d’être trompé.

Maintenant
s’approche l’homme qui a perdu la main gauche à la guerre et
une
femme venue au monde avec le pouvoir de voir ce qu’il y a
derrière la
peau des gens. Il s’appelle Baltasar Mateus et est surnommé ”
Sept-Soleils “. Elle, est connue sous le nom de Blimunda ainsi
que ” Sept-Lunes ” surnom qui lui fut attribué ensuite
puisqu’il est écrit que là où il y a un soleil il doit y avoir
une
lune, que seule la présence harmonieuse de l’un et de l’autre
rendra
la terre peuplée d’amour. Arrive également un père Jésuite
appelé
Bartolomeu qui a inventé une machine capable de s’élever dans
le
ciel et de voler sans autre combustible que la volonté de
l’homme,
celle qui selon ce que l’on dit peut tout mais n’a pas pu ou
n’a pas
su ou pas voulu, jusqu’à aujourd’hui être le soleil et la lune
de
bonté simple ou encore plus simple, du respect. Ce sont trois
Portugais fous au XVIIIe siècle à une époque et dans un pays

croissent les superstitions et les feux de l’inquisition, un
pays où
la vanité et la mégalomanie du roi l’ont poussé à faire
construire
un couvent, un palais et une basilique qui devaient stupéfier
le
monde extérieur, dans le cas peu probable où ce monde aurait
eu
assez d’yeux pour voir le Portugal à l’instar des yeux de
Blimunda
qui comme on le sait voyait ce qui était caché. Approche
encore une
foule de milliers et de milliers d’hommes aux mains sales et
caleuses,
le corps épuisé d’avoir sans arrêt durant des années, levé
pierre
par pierre, les murs implacables du couvent, les salles
énormes du
palais, les colonnes et les pilliers, les clochers aériens, la
coupole, suspendue dans le vide, de la basilique. Les sons que
nous
entendons viennent du clavecin de Dominique Scarlatti qui ne
sait s’il
doit rire ou pleurer. Telle est l’histoire du ” Dieu manchot
” (Memorial do Convento). Un livre dans lequel
l’apprenti-auteur,
grâce à ce qui lui avait été enseigné du temps de ses
grands-parents Jerónimo et Josefa, parvient déjà à écrire des
phrases comme celles qui suivent et qui ne manquent pas d’une
certaine
poésie : ” Au-delà de la conversation des femmes, ce sont nos
rêves
qui assurent le monde sur son orbite. Mais ce sont également
nos rêves
qui lui font une couronne de lunes, pour cette raison le ciel
est la
splendeur qui est dans la tête des hommes si ce n´est la tête
des
hommes elle-même qui est le ciel ” Qu’il en soit ainsi.

De
leçons de poésie,
l’adolescent savait déjà quelques choses apprises dans ses
livres de
textes, quand, dans une école professionnelle de Lisbonne il
se préparait
au métier qu’il allait exercer au début de sa vie de travail :
Le métier
de serrurier. Il eut aussi de bons maîtres dans l’art de la
poésie
durant les longues heures de nuit passées dans les
bibliothèques
publiques, lisant au hasard des rencontres et du catalogue,
sans
orientation, sans que quelqu’un vienne le conseiller comme
l’aventurier navigateur étonné qui invente chaque lieu qu’il
découvre.
Mais c’est dans la bibliothèque de l’école industrielle que
l’écriture
de ” L’année de la mort de Ricardo Reis ” (O Ano da morte
de Ricardo Reis) a commencé. C’est là que le jeune apprenti
serrurier (Il a alors 17 ans) trouve une revue -” Atena ”
était
son nom – dans laquelle des poèmes étaient signés de ce nom.
Naturellement, étant piètre connaisseur de la cartographie
littéraire
de son pays, il a pensé qu’il existait, au Portugal un poète
qui se
nommait ainsi : Ricardo Reis. Il ne tarda pas, pourtant à
savoir que
le poète proprement dit était un certain Fernand Nogueira
Pessoa qui
signait des poèmes avec des noms de poètes inexistants nés de
son
imagination et qu’il appelait hétéronymes. Ce mot ne figurait
pas
dans les dictionnaires de l’époque et il coûta beaucoup de
travail
à l’apprenti-homme de lettres d’en comprendre la
signification. Il
apprit par coeur de nombreux poèmes de Ricardo Reis (” Pour
être
grand sois entier / Mets tout ce que tu peux dans la plus
petite chose
que tu fais “) mais il ne pouvait se résigner, malgré tant de
jeunesse et d’ignorance à ce qu’un esprit supérieur ait pu
concevoir
sans remors ce vers cruel : ” Le Savant est celui qui se
contente
du spectacle du monde “. Longtemps, longtemps après,
l’apprenti
dont les cheveux étaient devenus blancs, plus savant du savoir
acquis, entreprit d’écrire un roman pour montrer au poète des ”
Odes ” un peu du spectacle du monde de cette année 1936 qu’il
choisit pour ponctuer les derniers jours de sa vie :
L’occupation de
la Rhénanie par l’armée nazie, la guerre de Franco contre la
République
espagnole, la création par Salazar des milices fascistes
portugaises.
C’est comme s’il lui disait : ” Voilà le spectacle du monde,
poète
des amertumes sereines et du septicisme élégant. Savoure,
jouis,
contemple puisqu’être assis est ta sagesse ” ” L”année
de la mort de Ricardo Reis ” se termine par des mots
mélancoliques
: ” Là où la mer se termine et où la terre attend ” (Référence
aux Odes maritimes : – Là où la terre se termine et où
commence la
mer -)

Il n’y
aurait
donc jamais plus de découvertes pour le Portugal qui n’aurait
comme
destin qu’une attente sans fin d’avenirs pas même
inimaginables :
seuls l’habituel fado, la ” saudade1 ” de toujours et pas
beaucoup plus. C’est alors que l’apprenti a imaginé que
peut-être il
y avait encore une manière de lancer les bateaux à l’eau, par
exemple, en faisant se mouvoir la propre terre, en la faisant
naviguer
sur la mer. Fruit immédiat du ressentiment collectif portugais
pour
les dédains historiques de l’Europe (Il serait plus exact de
dire de
mon propre ressentiment), le roman que j’écrivis alors -” Le
radeau de pierre ” (A Jangada de Pedra)- a séparé du continent
européen toute la péninsule ibérique la transformant en une
grande
île flottante qui se déplaçait sans rames ni voiles ni
hélices, en
direction du Sud du monde, ” Masse de pierre et de terre
couverte
de villes, villages, fleuves, forêts, usines, bruyères
sauvages,
champs cultivés, avec sa population et ses animaux “, le
chemin
vers une utopie nouvelle : La rencontre culturelle des peuples
de la péninsule
avec les peuples de l’autre côté de l’Atlantique, défiant
ainsi,
tant ma stratégie était audacieuse, la domination suffocante
que les
États Unis d’Ámérique du Nord viennent exercer dans ces
parages…
Une vision doublement utopique entendrait cette fiction
politique
comme une métaphore encore plus généreuse et humaine : Celle

l’Europe entière se déplacera vers le Sud, pour, en paiement
des
abus colonialistes anciens et modernes, aider à équilibrer le
monde.
Ce qui est finalement une Europe avec éthique. Les personnages
du
” Radeau de pierre ” – deux femmes, trois hommes et un chien
– voyageaient inlassablement à travers la péninsule tandis
qu’elle
sillonnait l’Océan. Le monde est en train de changer et ils
savent
qu’ils doivent chercher en eux-mêmes les personnes nouvelles
qu’ils
vont devenir (sans oublier le chien qui n’est pas un chien
comme les
autres). Cela leur suffit. L’apprenti se souvint alors qu’à
une époque
de sa vie, il avait fait des relectures d’épreuves de livres
et que
si dans le ” Radeau de pierre ” il avait, pour ainsi dire,
revu la futur, il ne serait pas mal qu’il revoie mainteant le
passé
en inventant un roman qui s’appellerait -” Histoire du siège
de
Lisbonne ” (História do Cerco de Lisboa) – dans lequel un
correcteur revoyant un livre de ce même titre mais comme
document
historique, est las de voir que l’Histoire est de moins en
moins
capable de le surprendre. Il décide de mettre à la place d’un
OUI,
un NON, renversant l’autorité des ” vérités historiques
“. Raimundo Silva, c’est le nom du correcteur, est un homme
simple, ordinaire, qui ne se distingue de la majorité que
parce qu’il
croit que toutes les choses ont le côté visible et le côté
invisible et que nous ne saurons rien d’elles tant qu’on ne
les aura
pas retournées complètement. Il est précisément question de
cela
dans la conversation suivante qu’il a avec l’historien : ” Je
vous rappelle que les correcteurs sont des gens sobres, la
littérature
et la vie n’ont plus de secret pour eux, Mon livre, dois-je
vous le
rappeler, est un ouvrage d’histoire, C’est ainsi, en effet
qu’on le désignerait
d’après la classification traditionnelle des genres, toutefois
et
bien que je n’aie pas l’intention de signaler d’autres
contradictions,
à mon humble avis, monsieur, est littérature tout ce qui n’est
pas
la vie, L’histoire aussi, Surtout l’histoire, sans vouloir
vous
offenser, Et la peinture, la peinture par exemple n’est rien
d’autre
que de la littérature fabriquée avec des pinceaux, j’espère
que
vous n’oubliez pas que l’humanité a commencé à peindre bien
avant
de savoir écrire, Vous connaissez le dicton, si tu n’as pas de
chien,
chasse avec ton chat, en d’autres termes , qui ne peut écrire
peint
ou dessine comme font les enfants, Ce que vous voulez dire, en
quelque
sorte, c’est que la littérature existait avant d’être née,
Oui,
monsieur, comme l’homme, en quelque sorte, avant d’être humain
était
déjà homme, J’ai l’impression que vous avez raté votre
vocation,
vous auriez dû être historien, Il me manque la formation,
monsieur,
que peut faire un simple homme sans formation, c’est déjà une
grande
chance que d’être venu au monde avec toute sa génétique en bon
état
de marche mais pour ainsi dire à l’état brut et sans autre
polissage
que celui de l’enseignement du premier degré qui est resté le
seul,
Vous pourriez vous présenter comme autodidacte, le produit de
votre
propre et digne effort, il n’y a aucune honte à cela, jadis la
société
tirait grande fierté de ses autodidactes, C’est bien fini, le
progrès
est venu mettre un terme à cela, les autodidactes sont vus
d’un
mauvais oeil, seuls ceux qui écrivent des vers et des
historiettes
distrayantes sont autorisés à être des autodidactes, mais moi,
je
l’avoue, je n’ai jamais eu le moindre don pour la création
littéraire,
Alors faites-vous philosophe, mon vieux, Vous êtes un
humoriste d’une
grande finesse, monsieur, vous cultivez magistralement
l’ironie, je me
demande comment il se fait que vous vous soyez adonné à
l’histoire,
qui est science grave et profonde, Je suis ironique dans la
vie réelle
seulement, Je me disais bien aussi que l’histoire n’était pas
la vie
réelle, qu’elle était littérature et rien de plus, Mais
l’histoire
a été vie réelle au temps où elle ne pouvait pas encore
s’appeler
histoire, Ainsi donc, monsieur, vous pensez que l’histoire est
la vie
réelle, je n’en ai pas le moindre doute, Que deviendrions-nous
si le
deleatur n’existait pa soupira le correcteur 2 ” Inutile
d’ajouter que l’apprenti apprit le doute avec Raimundo Silva.
Il était
temps. Ce fut probablement cet apprentissage du doute qui le
poussa,
deux années plus tard, à écrire – ” L’Évangile selon Jésus
Christ ” (O Evangelho segundo Jesus Cristo) – Il est vrai, et
il
l’a dit, que les mots de ce titre, lui furent inspirés sous
l’effet
d’une illusion d’optique, mais on peut se demander si ce
n’avait été
l’exemple serein du correcteur, qu’est-ce qui, sur ces
entrefaites
l’aurait pousser à préparer le terrain où viendrait germer le
nouveau roman. Il ne s’agissait pas de regarder à travers les
pages
du ” Nouveau testament ” à la recherche de contre-arguments
mais bien d’éclairer leur superficie d’une lumière rasante de
façon
à mettre en relief les signes de passage, l’obscurité des
dépressions
: C’est ainsi que l’apprenti, entouré des personnages de
l’évangile,
lut, comme si c’était la première fois, le massacre des
Innocents,
et, l’ayant lu, ne l’a pas compris. Il n’a pas compris comment
il
pouvait déjà y avoir des martyres dans une religion qui avait
encore
trente ans à attendre avant que son fondateur prononce ses
premiers
mots, il n’a pas compris que la seule personne qui pouvait le
faire
n’ait pas sauvé les enfants de Bethléem, il n’a pas compris de
la
part de Joseph l’absence de responsabilité, de remors, de
sentiment
de culpabilité ou même de curiosité après le retour d’Égypte
en
famille. On ne peut pas, non plus, défendre cette cause en
disant que
la mort des enfants de Bethléem était nécessaire pour sauver
la vie
de Jésus. Le simple bon sens des choses, humaines ou divines,
devrait
toujours présider, cela pour dire que Dieu n’aurait pas envoyé
son
fils sur la terre, encore moins pour effacer les péchés du
monde,
s’il devait mourir à l’âge de deux ans égorgé par un soldat de
Hérodes….
Dans cet ” Évangile ” écrit par l’apprenti, avec le
respect que méritent les grands drames, Joseph sera conscient
de sa
culpabilité, acceptera le remors comme sanction de la faute
commise
et se laisse aller à la mort sans résistance comme si c’était
cela
qui lui manquait encore pour régler ses comptes avec le monde.
L’
” Évangile ” de l’apprenti n’est donc pas une légende
édifiante
de bonne aventure et de dieux mais l’histoire d’êtres humains
assujettis au pouvoir contre lequel ils luttent sans pouvoir
le
vaincre. Jésus qui avait hérité des sandales avec lesquelles
son père
avait foulé la poussière des chemins de terre, tenait
également de
lui ce sentiment tragique de responsabilité et de culpabilité
qui ne
l’abandonnera plus même quand sur la croix, les bras écartés
il
dira : ” Pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font
“, certain d’en appeler à Dieu qui l’emmènera à lui, mais qui
sait si dans cette ultime agonie il ne pense pas à son pére
authentique, celui dont il est issu dans sa chair et son sang.
Comme
on le voit, l’apprenti avait déjà parcouru un long chemin
quand dans
son ” Évangile ” hérétique il écrit les derniers mots du
dialogue dans le temple entre Jésus et le scribe : ” Le
sentiment de culpabilité est un loup qui mange le fils après
avoir dévoré
le pére, dit le scribe, Ce loup dont tu parles a déjà mangé
mon père,
dit Jésus, Alors, il ne manque plus qu’il te dévore, Et toi,
as-tu
jamais été mangé ou dévoré, Non seulement mangé et dévoré,
mais aussi vomi, repond le scribe. “

Si
l’empereur
Charlemagne n’avait pas fait construire un monastère dans le
Nord de
l’Allemagne, si ce monastère n’était pas à l’origine de la
ville de
Munster, si Munster n’avait pas voulu célébrer ses mille deux
cents
ans d’existence avec un opéra sur l’horrible guerre qui, au
XVIe siècle,
affronta protestants et catholiques, l’apprenti n’aurait pas
écrit la
pièce de théatre qu’il a appelée ” In Nomine Dei “. Une
fois de plus, sans autre auxiliaire que la petite lumière de
sa
raison, l’apprenti a du pénétrer dans l’obscur labyrinthe des
croyances religieuses, celles qui avec tant de facilité
amènent les
êtres humains à tuer et à se laisser tuer. Et ce qu’il vit une
nouvelle fois fut le masque affreux de l’intolérance, une
intolérance
qui à Munster a atteint un paroxysme démentiel, une
intolérance qui
insultait la cause dont les parties en présence proclamaient
ensemble
la défense. Car il ne s’agissait pas d’une guerre au nom de
deux
dieux ennemis, mais d’une guerre au nom du même dieu. Aveuglés
par
leur propre croyance, les anabaptistes et les catholiques de
Munster
n’ont pas été capables de comprendre la plus claire de toutes
les évidences
: Au jour du jugement dernier, quand les uns et les autres se
présenteront
pour recevoir la récompense ou le châtiment qu’ont mérité
leurs
actions sur la terre, si Dieu se règle sur une certaine
logique
humaine dans ses décisions, il devra tous les recevoir au
paradis
pour la simple raison que les uns et les autres y ont cru. Le
terrible
massacre de Munster a appris à l’apprenti qu’au contraire de
ce
qu’elles promettent les religions n’ont jamais servi à
s’approcher
des hommes et que la plus absurde de toutes les guerres est
une guerre
religieuse si l’on prend en considération que Dieu ne peut
pas, le
voudrait-il, se déclarer la guerre à lui-même.

Aveugles.
L’apprenti pensa : ” Nous sommes aveugles ” et il s’est
assis pour écrire – ” Essai sur la cécité ” (Ensaio sobre
a Cegueira) – pour rappeler à qui le lirait que nous usons de
façon
perverse notre raison lorsque nous humilions la vie, que la
dignité
de l’homme est tous les jours insultée par les puissants de
notre
monde, que le mensonge universel a pris la place des vérités
plurielles, que l’homme a cessé de se respecter quand il a
perdu le
respect qu’il devait à son semblable.

Ensuite,
l’apprenti, comme s’il tentait d’exorciser les monstres
engendrés par
la cécité de la raison s’est mis à écrire la plus simple de
toutes
les histoires : Une personne qui va à la recherche de l’autre
simplement parce qu’il a compris qu’il n’y a rien de plus
important
dans la vie. Le livre s’appelle – ” Tous les noms ” (Todos
os nomes) – Bien que non écrits, tous nos noms sont là. Ceux
des
vivants et ceux des morts.

Je
termine. La
voix qui a lu ces pages veut être l’écho des voix rassemblées
de
mes personnages. Je n’ai, à vrai dire, pas plus de voix qu’ils
en ont
eu. Pardonnez-moi s’il vous a paru peu ce qui me paraît tout.

Traduction:
Gérard
NOSJEAN 16/12/98

1
Saudade : Mot
spécifiquement portugais fait de mélancolie, de bonheur et de
tristesse.

2
Extraits de L’Histoire
du siège de Lisbonne, d’après la traduction de Geneviève
Leibrich.

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