Un nouveau venu doit être mentionné : l'”islamophobie”, terme équivoque dont l’usage s’est banalisé en même temps que s’inscrivait dans le paysage mondial le terrorisme islamiste. On peut s’en étonner, voire s’en scandaliser : s’il est une menace pesant sur la sécurité et la liberté des citoyens, c’est bien la menace islamiste. Il est donc politiquement légitime, pour tout citoyen d’une nation démocratique, de s’élever contre toutes les formes de l’islam politique qui, des Frères musulmans aux salafistes, enseignent et justifient la vision jihadiste du monde, et en font un thème central de leur propagande. Sur la question, il faut être le plus clair possible : à toute critique de l’islamisme, les islamistes répliquent par l’accusation d'”islamophobie”. Ce sont d’abord les milieux islamistes qui feignent de s’indigner d’une prétendue “islamophobie” qui inspirerait le rejet du voile intégral, de la charia ou du jihad. L’accusation abusive est ensuite reprise et orchestrée par les milieux d’extrême gauche.
Étrangement, donc, le terrorisme islamiste, qui, en raison des massacres de masse qu’on peut lui attribuer depuis une trentaine d’années, devrait constituer la principale cible des anti-extrémistes déclarés, est non seulement sous-estimé, mais sa dénonciation est jugée “islamophobe”, et dénoncée comme telle. Les nouvelles “belles âmes” s’émeuvent infiniment plus de la mort plus ou moins accidentelle d’un “antifasciste” militant – dès lors qu’elle semble pouvoir être attribuée à des marginaux des milieux nationalistes – que de l’assassinat de dizaines de milliers de personnes par des commandos jihadistes. Le caractère hautement sélectif de l’indignation anti-extrémiste routinisée confine au scandale. Nous sommes ici au cœur du “politiquement correct” (PC) contemporain à l’européenne, qui culmine dans le PC d’origine communiste à la française. Son effet attendu est l’extension de la peur panique de transgresser l’interdit idéologique, ou d’être dénoncé comme le transgressant. “Franchir la ligne (rouge ou jaune)”, c’est là désormais la définition même du péché mortel, lorsque la politique est intégralement soumise à l’extrémisme hypermoral. Le néo-antifascisme a réinventé le diable et les tentations diaboliques. Le franchissement de la ligne, donc, reviendrait à pactiser avec le diable, voire à devenir diable soi-même. L’intimidation est forte, et fonctionne encore dans le champ politique. Car l’on sait que transgresser l’interdit, c’est se vouer ou être voué à l’exécration publique, à la mort sociale, à la haine factice devenue réflexe idéologique.
Si l'”islamophobie” est si violemment dénoncée par les milieux néo-antifascistes, c’est parce qu’elle est supposée constituer un indice majeur de la pensée “d’extrême droite”, au sein de laquelle elle aurait remplacé l’antisémitisme. Dans les milieux néo-antifascistes d’extrême gauche, tous communiant dans un antisionisme radical (soit la nouvelle forme de la haine idéologisée visant les Juifs), on se félicite en effet que la lutte contre l’extrême droite aille de pair avec la “lutte contre l’islamophobie”, donc, selon eux, avec la lutte contre “le sionisme”. Un pseudo-antiracisme instrumental s’est ainsi constitué, donnant pour tâche principale à l’antiracisme de “lutter contre l’islamophobie”, comme si “l’islamophobie” était devenu un “marqueur idéologique” (comme disent les sociologues débutants) de l’extrême droite. En raison des besoins croissants de la propagande pro-palestinienne et anti-israélienne, les usages pseudo-antiracistes du terme “islamophobie” sont voués à se banaliser. Rappelons brièvement qu’il s’agit d’un terme d’insulte au sens flou abusivement érigé en concept ou en catégorie descriptive, employé par certains milieux militants (islamistes et/ou gauchistes), depuis le début des années 1980, pour interdire toute critique de l’islam, et plus particulièrement de l’islamisme. Ce mot accusateur a été intégré dans le vocabulaire de combat du néo-antifascisme gauchiste au cours des premières années du XXIe siècle.
Reconnaître les usages douteux ou strictement tactiques du mot “islamophobie” n’implique nullement son rejet pur et simple. Il s’agit bien plutôt de le définir clairement, ce que les “anti-islamophobes” de métier ne font jamais, provoquant un malaise permanent dans le débat public. Le terme d’islamophobie devrait être utilisé, d’une façon stricte, pour désigner, sur le plan des opinions, les appels à la haine, à la discrimination et à la violence visant la religion musulmane comme telle et/ou les musulmans comme tels. Ou, pour le dire plus conceptuellement, l’essentialisation et la diabolisation de l’islam et des musulmans. Si les dénonciateurs de “l’islamophobie” s’en tenaient à cette définition, le malaise disparaîtrait avec l’équivocité du terme. Mais les “anti-islamophobes” professionnels, qu’ils soient gauchistes ou islamistes, n’ont cure des définitions claires, ils ont besoin, tout au contraire, de notions floues et de catégories attrape-tout. La confusion conceptuelle est pour eux un atout. Un fait majeur doit être souligné : la caractéristique nouvelle du néo-antifascisme est qu’il tend à faire front commun avec certains milieux islamistes, qui ont bien compris que cette nouvelle militance gauchiste “radicale” ne tenait pas l’islamisme pour un ennemi. Ses ennemis imaginaires – “capitalisme”, “impérialisme”, “fascisme”, “sionisme” – sont les branches de l’arbre qui leur cache la forêt.
En même temps, on constate que ceux qui minimisent ou nient la menace islamiste à visage terroriste ne font nullement l’objet de campagnes de presse et ne sont en aucune manière mis à l’écart du débat public. Nulle ligne colorée n’est tracée autour des légitimateurs ou des minimisateurs de l’islamisme, ni autour des négateurs de la menace qu’il incarne. Les journalistes, les intellectuels et les éditeurs spécialisés en la matière bénéficient d’une impunité qui devrait surprendre et scandaliser tous les citoyens. Car, à quelques exceptions près, les réactions critiques sont invisibles et inaudibles dans le paysage médiatique. Comme si l’aveuglement et la surdité volontaires, dans le seul cas de l’extrémisme islamiste, étaient de rigueur. La complaisance prend ici l’allure d’une complicité de fait. Les indignés médiatiques ordinaires se taisent, ou font écho aux campagnes de dénonciation de “l’islamophobie”, ce mal censé ravager la société française.
La stratégie de l’indignation-dénonciation centrée exclusivement sur “l’extrême droite” s’est réduite aujourd’hui à une démagogie ossifiée dont les effets symboliques sont à peu près nuls. Le rabâchage du discours antifasciste des années trente est inopérant. Il relève d’un terrorisme intellectuel dont les agents sont d’autant plus rageurs qu’ils se sentent impuissants. Leur fuite en avant dans les dénonciations hyperboliques, dénuées de toute crédibilité, en témoigne. Dans ce cadre, la récente dénonciation de “l’islamophobie” est celle d’un mal imaginaire, dont la construction sociale et politique attend d’être sérieusement étudiée. En attendant qu’un sociologue courageux se mette au travail, on se contentera de souligner que cette dénonciation instrumentale de “l’islamophobie” remplit certaines fonctions, que nous avons brièvement caractérisées.
Si l’indignation morale n’est pas une politique, l’indignation sélective est une impolitique. Elle masque les véritables menaces en exagérant cyniquement l’importance de phénomènes électoraux qui ne menacent guère que les situations acquises. Les postes de quelques élus de droite ou de gauche n’ont pas un caractère sacré. Dans une démocratie pluraliste qui fonctionne, aucun élu n’est un intouchable. Par ailleurs, le libre examen critique des religions ne saurait être confondu avec l’appel à la haine contre les croyants. Les campagnes islamo-gauchistes contre “l’islamophobie” jouent sur la confusion entre la critique de l’islam, le rejet de l’islamisme et le “racisme” (terme ici impropre). S’il y a une menace islamiste, illustrée chaque jour par les victimes du terrorisme jihadiste, il n’y pas de réelle menace “islamophobe”. Même dans l’idéologie raciste et xénophobe d’un parti néo-nazi comme Aube dorée, en Grèce, “l’islamophobie” n’a nullement remplacé le mélange de vieil antisémitisme et d’antisionisme radical qu’on rencontre ailleurs dans les groupuscules d’extrême droite. Insister sur “l’islamophobie”, c’est aussi une manière d’oublier la xénophobie anti-immigrés qui caractérise la plupart des mouvements nationalistes en Europe. Or, les immigrés sont loin d’être tous musulmans, et ils sont rejetés par les mouvements xénophobes avant tout en tant qu’immigrés, sur la base de thèmes tels que le “parasitisme social” et la “délinquance”.
En France, les prétendus “islamophobes”, c’est-à-dire les anti-islamistes ainsi stigmatisés par les islamistes et leurs affidés d’extrême gauche, ne tuent personne et n’appellent nullement à chasser les musulmans du territoire. C’est que les anti-islamistes à la française, dans leur grande majorité, ne sont pas “islamophobes” au sens strict du terme, ils sont “islamismophobes”. Les anti-islamistes abusivement dénoncés comme “islamophobes” sont mis au pilori, injuriés, poursuivis par des officines pseudo-antiracistes. Et ce, alors même que dans les sociétés démocratiques contemporaines, tout citoyen peut être une victime d’attentats terroristes commis au nom de l’islam. Telle est la dure réalité qu’il faut reconnaître. Ce constat n’implique nullement, répétons-le, de confondre la religion musulmane avec ses usages politiques guerriers. L’islam est loin de se réduire aux islamismes de diverses obédiences. Mais ce sont ces derniers qui constituent l’extrémisme politico-religieux le plus dangereux. La dénonciation contemporaine de “l’islamophobie” illustre une tactique de diversion, destinée à occulter la menace islamiste. Il est temps de sortir de la torpeur médiatico-politicienne et de l’engluement dans les faux débats, de dissiper les illusions ou les confusions consolantes et d’ouvrir les yeux sur les menaces réelles.
(1) Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres, t. II (1879-1880 ; 1886), Opinions et sentences mêlées (1879), § 321, tr. fr. Robert Rovini, in Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, t. III, vol. 2, 1968, pp. 130-131.
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